Intervention de Alain Néri

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 28 janvier 2015 : 1ère réunion
Convention n° 181 de l'organisation internationale du travail relative aux agences d'emploi privées — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Alain NériAlain Néri, rapporteur :

La convention n° 181 de l'Organisation internationale du travail, relative aux agences d'emploi privées, a été adoptée par la Conférence internationale du travail en 1997 ; elle est entrée en vigueur en 2000. Actuellement, cette convention se trouve ratifiée par 27 pays, dont 12 États membres de l'Union européenne - parmi lesquels je mentionnerai la Belgique, l'Espagne, l'Italie, les Pays-Bas ou encore le Portugal.

La convention n° 181 de l'O.I.T. vise à autoriser la création et les activités des agences d'emploi privées - qu'il s'agisse de services de placement ou d'entreprises de travail temporaire, comme j'y reviendrai -, tout en protégeant les travailleurs qui ont recours aux services de ces agences.

Dans la mesure où ce texte comporte des dispositions de nature législative - qui touchent bien sûr essentiellement au droit du travail -, sa ratification nécessite, conformément à l'article 53 de la Constitution, une autorisation parlementaire préalable. Tel est l'objet du projet de loi dont nous sommes saisis, à la suite de l'Assemblée nationale qui l'a adopté le 22 janvier dernier.

Je signale d'emblée que ce projet de loi comporte, ainsi que l'a laissé entendre à juste titre notre Président, peu d'enjeux véritables. En effet, le droit français est d'ores et déjà conforme aux exigences de la convention n° 181 de l'O.I.T., et cela depuis 2010 - grâce à la loi du 23 juillet 2010 relative aux réseaux consulaires, au commerce, à l'artisanat et aux services, qui a supprimé les restrictions à la création d'agences d'emploi privées. La possibilité même de cette création d'agences d'emploi privées avait été introduite, sous conditions, dès 2005, avec la loi du 18 janvier 2005 de programmation pour la cohésion sociale, qui a mis fin au monopole de placement jusqu'alors détenu par l'Agence nationale pour l'emploi (ANPE), devenue Pôle Emploi fin 2008.

La ratification de la convention n° 181 qu'il s'agit pour nous d'autoriser n'entraînera donc aucune conséquence pour notre droit interne - ni, je dois le dire, sur le niveau d'emploi en France... Elle permettra seulement à notre pays de mettre en cohérence ses engagements internationaux avec sa législation en vigueur. Mais je vais tout de même préciser les quelques points nécessaires à éclairer notre vote.

Tout d'abord, des précisions sur le contenu de la convention n° 181. Ce texte représente l'aboutissement d'une réflexion menée dès 1994 par la Conférence internationale du travail, qui a reconnu le caractère obsolète de la convention n° 96 de l'O.I.T. sur les bureaux de placements payants - convention datant de 1949, qui interdisait le recours aux agences d'emploi privées.

En effet, l'accompagnement dit « renforcé » des demandeurs d'emploi est devenu un axe majeur des politiques de l'emploi, notamment en Europe. Le recours aux opérateurs privés, venant en appui aux services publics de l'emploi et dans la mesure où il est encadré, comme c'est aujourd'hui le cas en France sous l'égide de Pôle Emploi, permet de renouveler les méthodes de suivi en ce domaine, offre la possibilité aux opérateurs publics de se concentrer sur les demandeurs d'emploi les plus en difficulté, et favorise « l'employabilité » des travailleurs, notamment en facilitant leur accès à la formation et leur acquisition d'expérience professionnelle.

C'est dans ce contexte que la nouvelle convention de l'O.I.T. a pour principal objet d'autoriser la création et les activités des agences d'emploi privées.

La convention retient d'ailleurs une définition large de ces agences, entendues comme des personnes, physiques ou morales, indépendantes des autorités publiques, qui fournissent un ou plusieurs des services suivants :

- en premier lieu, les services visant à rapprocher offres et demandes d'emploi, sans que les agences d'emploi privées deviennent partie aux relations de travail susceptibles d'en découler. Il s'agit des services de placement, au sens de la législation et de la jurisprudence françaises ;

- en deuxième lieu, les services consistant à employer des travailleurs dans le but de les mettre à la disposition de tierces personnes, physiques ou morales, qui fixent les tâches et en supervisent l'exécution. Il s'agit là de l'activité exercée par les entreprises de travail temporaire, au sens du droit français, qui ne considère pas ces entreprises comme exerçant une activité de placement, mais une activité de mise à disposition de travailleurs ;

- enfin, d'autres services encore, ayant trait à la recherche d'emploi, en particulier la fourniture d'informations, sans pour autant viser à rapprocher une offre et une demande spécifiques. Ces services d'aide à la recherche d'emploi ou au recrutement ne font pas, en droit français, l'objet d'un régime particulier.

En tout état de cause, le statut juridique des agences d'emploi privées doit rester déterminé, aux termes même de la convention, « conformément à la législation et la pratique nationales ».

Je précise que cette convention est applicable à toutes les agences d'emploi privées, à toutes les catégories de travailleurs et à toutes les branches d'activité économique, à la double exclusion :

- d'une part, des gens de mer, qui font l'objet d'instruments spécifiques de l'O.I.T ;

- d'autre part, de l'activité de placement des artistes du spectacle et celle des agents sportifs, dans la mesure où la convention autorise à exclure de son champ d'application certaines branches d'activité économique, « pour autant que les travailleurs intéressés jouissent à un autre titre d'une protection adéquate ».

Parallèlement, la convention met en effet l'accent sur la nécessité de protéger les travailleurs contre les abus, et elle tend ainsi à préserver un équilibre entre le besoin de flexibilité des entreprises et celui de la protection des travailleurs. Cette protection tient à la sûreté de l'environnement du travail et à la décence des conditions de ce travail.

À ce titre, la convention exige la détermination d'un cadre juridique et des conditions d'exercice des activités qui garantissent, aux travailleurs faisant usage des services d'agences d'emploi privées, une « protection adéquate ». Concrètement, la convention requiert des États membres de l'O.I.T. les mesures nécessaires pour garantir cette protection en matière de liberté syndicale et négociation collective ; de salaires minima, d'horaires, de durée du travail et d'autres conditions de travail ; de prestations de sécurité sociale ; d'accès à la formation ; de sécurité et santé au travail ; d'accident du travail ou de maladie professionnelle, etc. - rien que le droit français ne comporte déjà.

Sont en outre expressément garantis par la convention, aux travailleurs recrutés par les agences d'emploi privées, le droit à la liberté syndicale et à la négociation collective, une protection contre toutes les discriminations, et un traitement des données personnelles dans des conditions qui respectent la vie privée. Une protection spécifique pour les travailleurs migrants est demandée, ainsi que des mesures assurant que le travail des enfants ne soit ni utilisé, ni fourni par des agences d'emploi privées. Là encore, notre droit est conforme.

Enfin, un principe de gratuité des services fournis aux travailleurs par les agences d'emploi privées est fixé par la convention, qui autorise toutefois des dérogations. Ce même principe de gratuité est inscrit dans notre code du travail : aucune rétribution, directe ou indirecte, ne peut être exigée, en France, des personnes à la recherche d'un emploi, en contrepartie de la fourniture de services de placement.

La convention stipule que les États membres doivent établir « les conditions propres à promouvoir la coopération entre le service public de l'emploi et les agences d'emploi privées ». Dans ce cadre, néanmoins, les autorités publiques conservent la compétence pour décider de la formulation d'une politique du marché du travail, comme de l'utilisation et du contrôle de l'utilisation des fonds publics destinés à cette politique.

Je précise que cette initiative de la Conférence internationale du travail, en 1997, a été soutenue par la France, afin de réviser la convention n° 96 de 1949, que j'ai citée, sur les bureaux de placements payants, qui n'était plus adaptée à la réalité des marchés du travail modernes. Notre délégation, dans les négociations, avait demandé que le travail temporaire soit couvert par la nouvelle convention ; c'est bien le cas. Elle avait souhaité que les États membres de l'O.I.T. conservent toute latitude pour réglementer les activités en cause ; c'est le cas également.

Cependant, la France aurait préféré que l'interdiction de la mise à disposition de travailleurs pour remplacer les salariés d'une entreprise en grève, qui figure dans la recommandation de l'O.I.T. adoptée en même temps que la convention n° 181, soit intégrée dans cette convention, afin qu'elle ait une valeur juridique contraignante. Sur ce point, nous n'avons pas eu gain de cause.

Mais, pour résumer mon propos, je dirai que la convention n° 181 est une convention équilibrée : d'un côté, elle autorise les agences d'emploi privées ; de l'autre côté, elle garantit les droits des travailleurs recourant à ces agences.

La ratification de cette convention par notre pays, comme je l'ai indiqué, est possible depuis plusieurs années - depuis 2010. En pratique, cette ratification ne fera que consolider le droit français qui régit actuellement les activités de placement et de mise à disposition par les entreprises de travail temporaire. J'en viens à quelques précisions sur ces aspects.

Dès 2005 et la loi de programmation pour la cohésion sociale, ainsi que je l'ai rappelé déjà, nous avions mis fin au monopole public du placement des demandeurs d'emploi, qui se traduisait par l'obligation faite aux employeurs de notifier à l'ANPE l'ensemble de leurs offres d'emploi, et par celle des responsables de publications de communiquer à l'ANPE toutes les annonces en la matière qui leur étaient transmises. Toutefois, le législateur avait alors restreint l'exercice à titre lucratif du placement aux seuls organismes qui assuraient antérieurement une activité d'intermédiation (conseil en recrutement ou en insertion professionnelle), justifiant ainsi a priori d'une connaissance suffisante du marché du travail.

En 2010, pour les besoins de la transposition de la directive européenne dite « services » de 2006, la loi relative aux réseaux consulaires, au commerce, à l'artisanat et aux services a mis fin à cette restriction : elle a ouvert l'exercice de l'activité de placement à tout organisme, public ou privé, indépendamment de ses activités principales ou accessoires, sous réserve que ses statuts le permettent. L'obligation d'une déclaration préalable à l'autorité administrative, qui existait depuis la réforme de 2005, a alors été supprimée.

Cela dit, l'opérateur de l'État qu'est Pôle Emploi, aujourd'hui, détient toujours des prérogatives exclusives, dont l'inscription et la gestion de la liste de demandeurs d'emploi et le contrôle de la recherche d'emploi. En outre, en pratique, les agences d'emploi privées n'interviennent sur le marché du placement que dans le cadre des appels d'offres de Pôle Emploi - ce qui s'explique par deux facteurs :

- d'une part, les services de Pôle Emploi étant gratuits pour les entreprises, celles-ci n'ont pas un intérêt économique à recourir directement aux agences d'emploi privées, dont les services sont, pour les employeurs, payants ;

- d'autre part, le marché du placement n'est pas encore très développé, en raison de son ouverture relativement récente aux agences d'emploi privées.

Parmi les marchés lancés, ces dernières années, par Pôle Emploi, je citerai le marché de « prestation d'insertion dans l'emploi des jeunes diplômés », lancé en 2007 pour l'accompagnement de 10 000 jeunes chômeurs ; le marché « trajectoire emploi », visant l'accompagnement de 170 000 demandeurs d'emploi, lancé en 2009 ; le marché « accompagnement des licenciés économiques », lancé en 2009 également, au bénéfice de 150 000 personnes ; ou encore le marché « atout cadres », concernant l'accompagnement de 30 000 à 70 000 cadres, lancé en 2010. Notons que plusieurs appels d'offres sont en cours, pour des marchés de prestations de services d'insertion professionnelle à mettre en oeuvre auprès des demandeurs d'emploi de chaque région. En 2012, 240 000 demandeurs d'emploi ont ainsi bénéficié des services d'agences privées.

Dans l'organisation actuelle du secteur, on doit aussi relever l'accord de coopération, renouvelé fin 2010, qui lie depuis une quinzaine d'années la fédération des agences d'intérim (« Prism'emploi ») et Pôle Emploi. Cet accord vise essentiellement à améliorer l'échange d'informations, à faciliter les processus de recrutement - du chômage à l'emploi intérimaire et des contrats temporaires aux contrats permanents -, ainsi que l'insertion sur le marché du travail, en particulier pour les jeunes demandeurs d'emploi et les autres groupes « cibles », et notamment en développant les compétences des demandeurs d'emploi, en collaboration avec les fonds sectoriels de formation.

La coopération entre le service public de l'emploi et les agences d'emploi privées que tend à promouvoir la convention n° 181 s'avère donc déjà très forte en ce qui concerne la France.

La ratification de cette convention, à défaut d'avoir une incidence sur notre droit interne et l'organisation des activités de placement et de travail temporaire dans notre pays, permettra au moins à la France de dénoncer la convention n° 96 de l'O.I.T. de 1949, que nous avons ratifiée en 1952 et qui, dans la mesure où elle prohibe les agences d'emploi privées, n'est plus un engagement cohérent avec notre législation nationale depuis 2005 : cette ratification, conformément aux stipulations de la convention n° 181, vaudra dénonciation de la convention n° 96. C'est en somme un enjeu de bonne articulation juridique, entre droit interne et normes internationales ; et c'est la raison pour laquelle, sous le bénéfice des observations que je viens de vous présenter, je vous propose d'autoriser cette ratification, en adoptant le projet de loi.

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