Intervention de Jean Tirole

Commission des affaires économiques — Réunion du 19 novembre 2014 : 1ère réunion
Audition de M. Jean Tirole prix 2014 de la banque de suède en sciences économiques en mémoire d'alfred nobel

Jean Tirole :

Je peux citer des exemples récents. Prenons celui de la propriété intellectuelle, sujet très important pour l'avenir de nos sociétés. Le XXIe siècle étant le siècle de la connaissance, un certain nombre d'emplois vont se créer à partir de la propriété intellectuelle. Celle-ci a généré des débats importants. Beaucoup de brevets ont été décernés par les offices de brevets - souvent trop - et, lorsqu'on veut implémenter une technologie, on est tenu d'enfreindre ou de posséder des licences - vingt, trente, quarante - détenues par différentes entreprises.

Si sept ou huit entreprises détiennent des brevets, on doit signer des contrats de licence avec elles pour implémenter une technologie. Ces entreprises bénéficient ainsi d'un « droit de péage », qui coûte extrêmement cher et peut menacer la diffusion de ladite technologie.

Ce n'est pas nouveau : on connaît ce phénomène depuis le Moyen Âge. Toutes les rivières, qu'il s'agisse du Rhin, ou de l'Elbe, comportaient à l'époque des péages ; le coût total de la navigation était très élevé. Au XIVe siècle, le Rhin comptait 64 péages !

Cette situation n'est bonne pour personne, ni pour les utilisateurs, ni pour ceux qui perçoivent les taxes. Dans le cas d'une technologie, cela limite sa diffusion.

On a donc imaginé de recourir au pool de brevets, solution énormément utilisée avant 1945. Techniquement, les sept ou huit détenteurs de brevets s'associent et accordent aux utilisateurs une licence pour le package des vingt ou trente brevets qu'elles possèdent, permettant ainsi de diminuer les prix. Ce modèle était usité dans pratiquement tous les secteurs avant 1945, comme celui de la haute technologie. À l'époque, il s'agissait de l'aviation, de la télévision, de l'automobile, des chemins de fer et de la chimie. Tous ces secteurs étaient organisés autour des pools de brevets, les détenteurs de brevets octroyant des licences de façon collective. En 1945, la Cour suprême américaine a décidé de ne plus autoriser les pools de brevets qui, s'ils pouvaient être utilisés à bon escient, pouvaient également l'être à mauvais escient, en réunissant par exemple deux brevets pour éliminer toute concurrence, et faire ainsi monter les prix.

Cette situation a perduré durant tout le restant du XXe siècle. C'est ainsi que l'on a connu des problèmes considérables en matière de diffusion des technologies, en biotechnologie, dans le domaine des logiciels, etc.

Nous avons donc mené une recherche théorique pour tenter de comprendre comment filtrer les bons pools de brevets, qui font baisser les prix, et éviter les mauvais, qui font monter les prix. Nous avons proposé des règles très simples, qui n'exigent pas d'information ; ces règles ont été adoptées en 2004 et en 2014 par la Commission européenne.

Les résultats des recherches que nous avons menées à Toulouse ont été publiés dans les meilleures revues internationales. Assez vite - un an plus tard - les solutions que nous préconisions ont été adoptées par la Commission européenne. Elles peuvent parfois l'être dix ans plus tard, voire jamais, c'est le plus souvent le cas. Il existe cependant un grand nombre de pools de brevets. C'est grâce à cela que vous pouvez posséder des smartphones, grâce aux algorithmes de compression qui recourent à ces pools de brevets.

Les cartes de crédits que nous possédons tous constituent également un modèle biface assez intéressant : il consiste à attirer les deux pôles d'un marché. Le problème, pour les fournisseurs de cartes - Visa, Mastercard, Carte Bleue -, est de toucher à la fois les personnes susceptibles de détenir leur produit et les commerçants. Un modèle qui repose sur le même principe que Google a donc été développé : la carte de paiement est très bon marché - à l'étranger, elle est souvent gratuite et l'on peut même recevoir des miles ou des bonus. Inversement, les commerçants paient et sont, de ce fait, généralement mécontents.

Cela pose la question de savoir si ce système permet de pratiquer de bonnes « commissions commerçants » - diffusion des cartes, coût facturé aux commerçants, etc. Nous avons donc à nouveau mené des recherches à Toulouse et arrêté un critère afin de déterminer les bonnes « commissions commerçants ».

Il s'agit d'un critère théorique, qui nécessite de mener ensuite un travail empirique pour en mesurer l'effet ; ce critère est maintenant le critère officiel de la Commission européenne pour réguler Visa et Mastercard.

Nous avons publié nos résultats dans les revues internationales ; la connaissance s'est diffusée peu à peu, et nos résultats ont été utilisés. Nous menons donc une recherche fondamentale, en essayant de réfléchir sereinement ; le pas de temps demeure très élevé. Au bout d'un moment, avec de la chance, ces recherches sont parfois appliquées.

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