Intervention de Jean Tirole

Commission des affaires économiques — Réunion du 19 novembre 2014 : 1ère réunion
Audition de M. Jean Tirole prix 2014 de la banque de suède en sciences économiques en mémoire d'alfred nobel

Jean Tirole :

Ce sont des questions difficiles. S'agissant de l'enseignement de l'économie, je ne suis pas spécialiste du secondaire, mais davantage de l'université. Je pense que l'on doit faire de gros efforts pour enseigner l'économie, y compris à l'université. Il faut que l'économie devienne plus concrète. Il est important de la traiter sérieusement dans les universités, mais il faut aussi parler du monde réel en même temps qu'on enseigne les techniques.

Très souvent, dans les universités ou les grandes écoles, la plupart des personnes qui apprennent l'économie ne sont pas de futurs doctorants ou de futurs professeurs d'économie.

J'ai travaillé durant sept ans comme professeur au Massachusetts institute of technology (MIT) ; tous les jeunes ingénieurs y prenaient un cours d'économie - et de la très bonne économie - avec Paul Samuelson ou d'autres. Ils en ressortaient avec des notions importantes. Il ne s'agissait pas seulement de mathématiques. Ce n'était pas difficile : quand on est ingénieur du MIT, on est très fort en mathématiques. Il est très aisé de ne faire de l'économie qu'avec des mathématiques, mais il est important de se référer à des éléments concrets.

Beaucoup de critiques ont été émises à propos de l'enseignement secondaire. Il faut l'améliorer. D'une façon générale, il faut améliorer la culture économique en France. Elle est faible dans le monde entier, et franchement mauvaise en France ! Parfois, c'est de la responsabilité des professeurs. La qualité des professeurs d'université a augmenté ; il faut également que l'on fasse des efforts pour mieux enseigner.

L'économie française a toujours été très administrée. Autrefois, en cas de problèmes de concurrence, on appelait le ministre, je caricature. Aujourd'hui, les choses sont totalement différentes. Il faut se rendre à Bruxelles - ou même à Paris, auprès des autorités de la concurrence - et employer des arguments économiques. Les relations ne servent plus à grand-chose. Il en va de même des banques centrales, que ce soit à Francfort, à Paris, ou ailleurs. Le débat, dans les banques centrales, est aujourd'hui un débat économique. Il faut donc que notre pays soit à ce niveau. Nous avons tous une responsabilité collective dans le fait de faire passer des messages économiques : politiques, professeurs, chercheurs, journalistes...

S'agissant de la lourdeur administrative, on doit pouvoir choisir le modèle que l'on veut. En France, on a retenu un modèle social. J'y suis personnellement favorable, mais modèle social ne signifie pas administration pléthorique, ni prélèvements très élevés : la qualité doit aussi correspondre !

Je m'inquiète un peu : la France reçoit certes des médailles Fields, et nos normaliens et polytechniciens occupent toujours une place remarquable dans le classement des mathématiques, mais ce qui m'intéresse, c'est le lycéen moyen français. Or, nous ne sommes pas brillants dans les classements internationaux. Les médailles Fields, c'est un peu l'arbre qui cache la forêt. Il ne faut pas non plus compter sur les prix Nobel. Ce qui compte, c'est ce qu'il y a derrière. C'est bien plus important !

Il faut des soins de qualité, des enseignements de qualité, il faut rétablir l'ascenseur social, qui a disparu des grandes écoles, il faut bien le reconnaître.

Le service public français doit être un service de qualité. Nous y sommes tous très attachés, mais il faut parvenir à le rendre soutenable. Pour cela, il va falloir mener des réformes.

Je prendrai l'exemple de quatre pays, l'Allemagne, la Suède l'Australie, et le Canada. Ce sont des pays attachés au service public, en particulier les pays scandinaves. Tous ont des composantes communes : ils ont tous gardé leur modèle social, en menant des réformes, en ayant un État plus léger. Ils l'ont tous fait alors qu'ils connaissaient des difficultés. L'Allemagne, en 2003-2004, avait du mal à absorber la réunification. La Suède l'a fait juste après la crise de 1991, de même que le Canada ou l'Australie.

Second point commun : toutes les réformes ont été menées par les socialistes, et la droite, quand elle est revenue au pouvoir, les a conservées. Une réforme doit s'inscrire dans la durée. Une réforme importante que l'on mène pendant deux ans ne sert pas à grand-chose. Un accord bipartisan minimal est nécessaire. Il est important de comprendre que l'on se trouve face à un défi national. Si l'on veut conserver notre modèle social et nos retraites, il va falloir alléger le poids de l'État, tout en conservant les mêmes résultats. Un accord bipartisan est nécessaire pour mener à bien ces réformes.

Des pays comme la Suède, le Canada, ou l'Australie ont fort bien démontré que l'on pouvait réaliser ces réformes, et diminuer énormément le poids du public, tout en gardant les mêmes services. C'est un message très fort que ces pays nous envoient. Il ne faut pas attendre, car la dette est massive. On parle toujours de la dette publique officielle, mais il ne faut pas oublier la dette hors bilan, les retraites, etc.

Pour l'instant, on s'en tire bien, et j'espère que cela va continuer. Il convient de prendre conscience du fait que, lorsque les choses se dégradent - et elles se dégradent lentement en France - on est à la merci d'une attaque spéculative des marchés. Cela devient alors auto-réalisateur.

Le risque d'une attaque spéculative, c'est que les marchés s'inquiètent, que les taux d'intérêt montent à 6 %, 7 %, 8 %, même s'ils sont actuellement bas. Si les taux d'intérêt sont très élevés, la charge de l'emprunt l'est également. Le déficit et la dette grimpent, augmentant ainsi les taux. Les spreads montent aussi, et ainsi de suite. On a alors du mal à s'en libérer. L'Italie et l'Espagne s'en sont sorties grâce à la Banque centrale européenne, donc en partie grâce à l'Allemagne. Si cela survient en France, il sera difficile de tenir. J'espère que cela n'arrivera pas. On ne peut prédire que cela arrive, ni préciser quand cela arrivera.

On peut voir clairement évoluer les fondamentaux, mais il est bien plus difficile de prévoir une attaque spéculative du marché, par définition auto-réalisatrice. Cela peut ne pas arriver, comme cela peut survenir dans quinze jours. C'est un sujet très complexe. Ce qu'il faut, c'est sortir de cette zone. À partir du moment où des attaques spéculatives interviennent, on n'a plus aucun degré de liberté. Le pire serait que le FMI intervienne. Cela peut arriver. Je ne le souhaite pas, bien entendu ! C'est pourquoi il faut que des réformes interviennent, afin que nous puissions offrir une certaine crédibilité.

Je suis chercheur. Mon rôle - qui est très limité - consiste à avoir des idées et à exprimer mon opinion. Comme l'a dit M. le président, je veux rester en dehors des aspects politiques de la question, que je ne contrôle pas, mais qu'il est important de maîtriser.

Ce qui m'a frappé, le jour où on m'a remis le prix Nobel, ce sont les questions des journalistes étrangers, qui voulaient tous savoir si la France allait ou non sombrer. Cela m'a choqué. J'ai ressenti ce jour-là le « french bashing » que dénonce le Premier ministre. C'est une question bien présente dans les esprits. Pour un Français, c'est assez difficile à vivre.

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