Intervention de Jean Tirole

Commission des affaires économiques — Réunion du 19 novembre 2014 : 1ère réunion
Audition de M. Jean Tirole prix 2014 de la banque de suède en sciences économiques en mémoire d'alfred nobel

Jean Tirole :

Je ne suis pas un spécialiste des sujets fiscaux. Le problème de l'évasion fiscale se situe à un double niveau. Le premier concerne les particuliers, et ne peut être résolu que par la coopération internationale. On peut exercer des pressions. C'est ce qu'a fait le Gouvernement avec la Suisse, mais on ne parvient souvent qu'à déplacer le problème. Comme pour le climat, une coopération internationale est nécessaire, car le problème apparaît très complexe.

Il existe un autre type d'évasion fiscale légale qui concerne les sociétés. Certaines entreprises américaines qui opèrent en Europe ont ainsi fait passer des fonds entre les Pays-Bas et l'Irlande sans acquitter d'impôt, puis les ont placés aux Bermudes, dans l'attente d'une amnistie fiscale leur permettant de rapatrier ces sommes aux États-Unis. La spécialiste juridique qui travaille avec Mme Fleur Pellerin, Mme Émilie Cariou, vous expliquera cela en détail...

On peut blâmer les entreprises, mais on ne peut passer son temps à dire qu'elles ne sont pas vertueuses. C'est notre système qui crée de telles situations ! De la même manière, on blâme les banques. Certes, certains comportements ne sont pas très éthiques, mais c'est l'État qui, en n'exerçant aucune surveillance et en donnant les outils pour la créer, est à l'origine de cette crise financière. C'est la même chose dans un certain nombre d'autres domaines.

Quant au prix du carbone, il en faut un. La commission Quinet et Christian Gollier ont travaillé sur ce sujet. Il est très important d'avoir une certaine visibilité. Lorsqu'on réalise un investissement, qu'il s'agisse de particuliers ou d'entreprises, on décide d'éléments qui vont durer dix, vingt, trente, quarante ans. Ce qui compte, ce n'est pas le prix du carbone aujourd'hui, mais dans dix, vingt, trente, ou quarante ans. Sans prix du carbone, on n'est guère incité à réaliser des économies en la matière.

Je reprends l'exemple américain du SO2 : vingt-quatre ans plus tard, on continue à utiliser le même système, dont la visibilité en matière de permis d'émission négociables était excellente. Il n'a été remis en cause par aucun gouvernement !

Certes, les prix fluctuent. On se trompe, il existe des avancées technologiques, mais on se fixe un plafond. On peut le faire pour le carbone... Les scientifiques sont là pour nous guider.

On peut dire ce que l'on tolère : on se fixe un plafond, on précise à quoi il correspond en matière de permis d'émission négociables, et le prix s'établit ensuite sur le marché mondial. L'enjeu de 2015 est donc de parvenir à faire en sorte que tout le monde soit autour de la table. Tout le monde n'y sera pas, mais si on réunit la Chine, l'Inde, les États-Unis, l'Europe et le Brésil, ce serait une avancée ! Il faut évidemment conclure un deal pour les pays africains pauvres, mais c'est financièrement assez négligeable.

C'est ce qu'on a fait aux États-Unis, où les choses n'étaient pourtant pas simples. La réforme 1990 a été préparée durant des années, les États du Middle West, qui généraient une forte pollution avec les mines de charbon, ne voulant pas payer pour que la côte Est ou la côte Ouest bénéficient d'un meilleur environnement

Le blocage a été identique à celui que l'on connaît actuellement à propos du CO2. Les choses ont cependant été plus faciles aux États-Unis, où on a fini par accorder une compensation aux habitants du Middle West, ce dont il ne vaut mieux pas se souvenir, car ce n'est guère moral...

C'est ce qui s'est passé presque partout dans le monde, à chaque fois qu'on a réussi à réduire la pollution. On a proposé aux gens du Middle West des « droits de grand-père », en leur donnant davantage de permis à polluer qu'aux autres. On les a achetés pour qu'ils votent la loi, en leur octroyant des droits d'émission négociables gratuits, dont ils ont tiré une compensation financière ! Le fait qu'ils soient gratuits n'a pas incité à diminuer les coûts : en effet, après avoir réduit la pollution, on peut en effet revendre son permis, et gagner de l'argent ! Sans cet accord, on aurait conservé un niveau de pollution très élevé. On a accepté ce deal pour pouvoir mener une politique écologique.

L'Allemagne constitue par ailleurs un cas très intéressant. On y trouve en effet des emplois précaires, mais il faut rester prudent dans l'utilisation de ce terme. La précarité est un gros problème en France, ou dans l'Europe du Sud en général car, si on perd son emploi, on n'en retrouve pas. La précarité, dans un pays où on retrouve très vite un emploi, est beaucoup moins grave. Reste le problème des petits salaires...

En France, il existe une précarité, une dualité, et une inégalité incroyable. Les moins de 25 ans sont exclus de l'emploi et subissent un chômage massif et souvent déguisé. Les jeunes vont de CDD, en chômage et en emploi aidé, etc., et n'obtiennent jamais de CDI. Quant aux 55-64 ans, leur taux d'activité se situe aux environs de 40 %, contre plus de 70 % en Suède.

Il y a là un manque à gagner pour la société et pour les personnes elles-mêmes. Certaines seraient disposées à travailler et sont découragées, soit par le manque d'emplois, soit parce que notre système de retraite n'incite pas les personnes à continuer à travailler. C'est une perte de capital humain gigantesque, qui génère un gâchis économique, et un chômage de long terme catastrophique. Les salariés perdent leur qualification, sont exclus de l'emploi, et l'on sacrifie ainsi des générations entières.

La précarité existe en Allemagne, où l'on trouve également des petits salaires, mais elle est moindre qu'en France, où l'on trouve des emplois en CDI, protégés en théorie, mais qui ne sont pas heureux. Selon les études des psychologues, l'anxiété des CDI, en France, est bien supérieure à celles des salariés danois, qui ne sont pas protégés, du fait de la flexibilité. Un salarié danois est cependant protégé de deux manières : il lui est plus facile de trouver un travail s'il perd le sien ; en outre, il est réellement protégé en cas de chômage.

L'Europe du Nord a compris qu'il fallait protéger les salariés et non l'emploi. On vit dans un monde différent, où l'évolution technologique est très rapide, où les emplois changent ; ce n'est pas la faute des salariés. Il faut donc les protéger, les indemniser en cas de chômage, ce qui va de pair avec une surveillance du chômage.

Protéger les emplois constitue une perte de richesse importante pour la nation, et nous conduit dans le mur, avec les conséquences que l'on connaît, à la fois fiscales - emplois aidés, CDD, qui sont de mauvais emplois, précaires, qui bénéficient d'assez peu de formations. Disons le franchement : les CDD sont des « mouchoirs jetables ». On a donc cette situation absurde où l'on crée volontairement du chômage de long terme, Même les CDI ne sont pas pleinement heureux, eux qui sont supposés être les bénéficiaires du système.

On peut comprendre les CDI : ils sont extrêmement protégés mais, le jour où ils perdent malgré tout leur emploi - faillite, licenciement - ils n'ont plus rien. Les Scandinaves nous ont montré la voie ; les Allemands aussi, avec quelques inconvénients. Il ne faut toutefois pas se voiler la face : la France crée beaucoup de précarité.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion