Intervention de Jean Tirole

Commission des affaires économiques — Réunion du 19 novembre 2014 : 1ère réunion
Audition de M. Jean Tirole prix 2014 de la banque de suède en sciences économiques en mémoire d'alfred nobel

Jean Tirole :

Il va m'être difficile d'être bref sur un tel sujet, qui constitue en quelque sorte mon « dada ».

Vous avez raison : nous sommes dans une concurrence internationale farouche, et ce pour plusieurs raisons. Beaucoup de pays ont compris que l'économie du XXIe siècle était l'économie de la connaissance. Il est donc important d'avoir les bons chercheurs, les bons professeurs, mais aussi les bons étudiants qui vont contribuer à la richesse de la nation.

Tous les pays se livrent maintenant à une concurrence acharnée. Il s'agissait auparavant des États-Unis, et un peu de l'Angleterre. On retrouve maintenant la Suisse, l'Allemagne, l'Italie, Singapour. La Chine elle-même, bien qu'elle n'en soit pas encore au même niveau, investit des sommes énormes dans l'enseignement supérieur.

Pour attirer des chercheurs en France - soit les Français qui sont partis à l'étranger, soit des étrangers - il faut changer nos structures. Il est normal que des Français partent à l'étranger, mais il faut bien les remplacer par des étrangers. C'est une question de moyens, il ne faut pas se voiler la face. Les salaires, à l'étranger sont largement supérieurs à ceux de la France. On ne fait pas ce métier de chercheur pour l'argent, mais par passion ; toutefois, disposer d'un salaire quatre fois plus faible qu'à l'étranger peut faire réfléchir.

Cela soulève la question de la différenciation des salaires, que pratiquent tous les pays, sauf le nôtre. Même si on est contre le fait d'attirer les meilleurs chercheurs en leur donnant plus d'argent, que se passe-t-il d'un point de vue positif ? Il est vrai que l'on perd ainsi beaucoup de nos talents, pourtant formés à grands frais par la République. Ce sont souvent les meilleurs qui, à l'École normale supérieure, ou à Polytechnique, partent pour l'étranger. C'est assez dramatique pour la France, car ces personnes pourraient créer des emplois dans leur pays.

J'ai travaillé au MIT, et j'y retourne l'été. Je vois ce qui se passe à Candle Square, juste à côté. Quand j'étais étudiant, il s'agissait d'un environnement en déshérence, avec des entrepôts abandonnés. On y trouve maintenant toutes les grandes entreprises de biotechnologie du monde !

J'ai un peu discuté avec ceux qui ont lancé ce projet. Ils ont à présent les meilleurs centres de recherche sur le cancer au monde, toutes les entreprises de biotechnologie, toutes les start-up de biotechnologie. Ils y ont attiré les grands professeurs, qui ont à leur tour attiré les meilleurs étudiants du monde, dont certains sont devenus chercheurs ; beaucoup d'autres sont entrepreneurs, mais sont restés à Candle Square, avec leurs professeurs à côté. Ceux-ci leur amenaient, à travers leurs conseils scientifiques, le spécialiste du sujet de Standford ou d'UCLA, etc. On connaît la suite...

C'est l'objectif que nous devons nous fixer : faire en sorte que les territoires soient innovants. Un tissu économique est pour cela nécessaire. Il faut donc que l'on exporte notre système éducatif et que l'on garde nos talents. C'est très important...

Vous évoquiez l'expérience de TSE ; j'en ai discuté avec Mme Geneviève Fioraso, lorsque nous avons déjeuné ensemble. Notre expérience se caractérise par l'innovation et l'entrepreneuriat avec l'université en appui.

TSE a été fondée dans les années 1980 par Jean-Jacques Laffont qui, de retour d'Harvard, a décidé de faire quelque chose d'original dans sa ville, à Toulouse. Il aurait pu réaliser un centre de recherches élitiste hors les murs, en dehors de l'université. Il en a décidé autrement. Une certaine flexibilité est toutefois nécessaire. La fondation, la coopération scientifique sont des éléments de flexibilité. C'est important.

L'idée est d'innover dans le système français, à l'intérieur de l'université, et d'avoir un droit à l'expérimentation pour montrer qu'il existe d'autres formules.

Je suis certes un produit des grandes écoles, qui m'ont beaucoup apporté. La majorité des Français ayant suivi un enseignement supérieur ne sont pas formés dans les grandes écoles, mais plutôt dans les universités. Celles-ci ne doivent donc pas être le parent pauvre de l'enseignement supérieur. En outre, c'est là qu'est menée la recherche.

Nous avons donc amené un certain nombre d'innovations, tout d'abord en adaptant notre gouvernance aux standards internationaux. TSE est une fondation où le conseil scientifique, qui compte seize personnes, est entièrement externe et pratiquement totalement étranger. Nous ne nous jugeons pas nous-mêmes. Notre conseil d'administration est composé de quinze personnes, dont treize sont externes. Seuls deux chercheurs - dont moi-même - siègent au conseil d'administration. Encore une fois, on ne peut être juge et partie, ce que l'on comprend très mal en France.

Il est important que l'on puisse nous rappeler à l'ordre lorsque nous commettons des erreurs, mais aussi nous conseiller. Nous bénéficions d'un avis extérieur qui provient de trois groupes à peu près égaux en nombre, cinq fondateurs publics - l'université, le CNRS, l'INRA - et cinq fondateurs privés issus du monde économique, TSE ayant levé un capital, et enfin des scientifiques étrangers.

L'équilibre est donc respecté. Les partenaires économiques ne sont toutefois pas là pour diriger la politique scientifique ; ils en sont totalement incapables et le reconnaissent. Ils sont en tout état de cause minoritaires et ne le pourraient pas. Ils peuvent cependant nous apporter des conseils d'une autre nature.

Cela pose la question du lien entre l'université et le monde industriel et, plus généralement, économique. Nous ne comptons pas parmi nos partenaires que le secteur privé, mais aussi la Banque de France et la Caisse des dépôts. On doit réfléchir au lien entre le monde économique en général et l'université. C'est ce que nous avons fait à Toulouse. Le danger est évidemment de perdre son indépendance. Il faut donc faire très attention aux relations entre le monde universitaire et le monde industriel.

Que nous apportent ces partenariats avec le monde économique ? En premier lieu, cela nous permet de trouver des financements, dans un monde où l'argent ne coule pas à flot, contrairement à l'étranger. Cela nous amène aussi des sujets de recherche. Nous sommes dans notre tour d'ivoire, tout comme les sciences de l'ingénieur ou la biotechnologie. Un certain nombre de problématiques sont donc évidentes pour les spécialités du domaine, mais non pour les académiques.

C'est sur ce sujet que nous avons travaillé à Toulouse. Nous avons été les premiers dans le monde. On a ensuite créé un comité scientifique autour de ces questions. Ces thèmes, qui n'étaient pas étudiés par les économistes, ont amené un débat économique. Je pourrais citer ici six ou sept exemples, mais j'hésite à le faire : vous pourriez en frémir ! C'est assez saisissant, mais c'est la pure vérité. Nous avons les outils, le pas de temps, tous les atouts pour étudier ces sujets, et l'on passe parfois à côté ! C'est ainsi dans tous les domaines.

C'est ce que j'ai apprécié dans la description de mes travaux par le comité Nobel, qui insistait bien sur le fait qu'un certain nombre de domaines, sur lesquels mes collègues et moi-même avons fait de la recherche fondamentale, sont des sujets très appliqués.

Un certain nombre de travaux cités par le comité Nobel proviennent de problématiques dont mes collègues ou moi-même avons discuté avec des acteurs du monde économique qui ne les avaient pas étudiés, aussi surprenant que cela puisse paraître.

Ces partenariats avec le monde économique ont donc été cruciaux, à la fois financièrement, mais également du point de vue de la recherche fondamentale.

Le problème de l'indépendance se pose toutefois. Il existe un danger de complaisance à l'égard de ceux qui financement les travaux. Ce risque existera toujours. Il faut donc y faire très attention.

Cela fait vingt-trois ans que je suis à Toulouse, et vingt-trois ou vingt-quatre ans que l'on y travaille. On a beaucoup réfléchi à ce sujet, qui nous inquiétait énormément. Nous avons développé un modèle qui nous protège, et qui est mondialement accepté, en restant très neutre vis-à-vis des acteurs économiques.

La première nécessité est de bénéficier d'un contrat clair. Reprenons l'exemple des cartes de paiement. Les avancées dans ce domaine, qui sont à présent utilisées par les cours de justice et la Commission européenne, ont été financées par la compagnie Visa International, qui un jour est venue de San Francisco à Toulouse nous proposer de financer la recherche sur les cartes de paiement, domaine où il n'existait pas de travaux. Cette société avait appris que nous avions à Toulouse des spécialistes en économie industrielle d'un bon niveau. Nous avons tout d'abord précisé que nous ne connaissions rien aux cartes de paiement, sauf en tant qu'utilisateurs. Nous n'avons pu leur garantir de résultats. C'est d'ailleurs l'idée première de la recherche : on ne sait jamais où cela mène... Nous leur avons expliqué que cela pouvait déboucher sur des résultats favorables ou défavorables à ce secteur, mais que nous les publierions quoi qu'il en soit.

Visa International a joué le jeu et nous avons publié ce que nous voulions. Cela a donné naissance à un débat académique mondial, et beaucoup de gens travaillent maintenant sur ce sujet. Le droit de la concurrence, la justice, la Commission européenne, ont pu utiliser ces travaux.

Cela me paraît un très bon partenariat. Il existe un financement de l'industrie, mais nous avons gardé notre indépendance ; dès le début, le contrat était clair. Certes, les entreprises qui acceptent les termes du contrat sont prêtes à jouer le jeu par définition. C'est donc une forme d'auto-sélection.

En second lieu, nous avons une obligation de publier nos travaux dans les grandes revues internationales. Il existe donc un comité de lecture. J'ai récemment fait des recherches sur l'euro. Dans les années 2011, on parlait beaucoup d'euro-obligations. On parle également toujours des mécanismes de solidarité, de l'assurance chômage européenne, etc. Beaucoup de politiques s'étaient prononcés en faveur des euro-obligations.

À l'occasion d'une conférence de la Banque de France, qui est l'une de nos partenaires, j'ai voulu faire le tour de la littérature économique sur les euro-obligations, les obligations communes à plusieurs pays, la solidarité, etc. Or, de façon étonnante, il n'existait rien sur le sujet dans la littérature économique ! J'ai donc écrit un article, qui a été accepté le 13 octobre par la principale revue d'économie, l'American economic review, qui n'accepte qu'un papier sur vingt parmi ceux qui lui sont soumis. L'éditeur m'a confié qu'il était heureux que les membres du comité de lecture aient tous été favorables à cet article, qu'il aurait eu du mal à le rejeter le 13 octobre 2014, étant donné les circonstances !

L'obligation de publication est très importante. C'est une discipline que l'on s'impose. Si l'on fait preuve de complaisance vis-à-vis de ceux qui nous financent, les articles que l'on écrira ne seront jamais publiés. Il est déjà très difficile de publier ; si l'on raconte n'importe quoi, ces articles ne seront jamais publiés dans une revue sérieuse. C'est un défi qu'on se lance, mais cela garantit aussi notre indépendance et la diversification des partenariats.

Il faut se souvenir que, dans les années 1990-1991, les partenariats étaient rares. France Télécom et EDF nous ont fait confiance au départ, mais nous étions en situation de fragilité. Nous étions très dépendants d'eux ; ils ont cependant remarquablement joué le jeu. Disposer de davantage de partenariats rend les choses plus faciles.

La situation est parfois difficile au début. Nous avons eu de la chance. Il faut demeurer vigilant, mais pour nous, cela a été bénéfique.

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