Intervention de Jean Tirole

Commission des affaires économiques — Réunion du 19 novembre 2014 : 1ère réunion
Audition de M. Jean Tirole prix 2014 de la banque de suède en sciences économiques en mémoire d'alfred nobel

Jean Tirole :

Je ne puis répondre à cette dernière question !

S'agissant de la culture industrielle, nous en avons évidemment besoin, mais tout est une question d'incitation. Prenons le cas de la finance : son développement a été excessif.

Je ne me livre pas ici à une critique de la finance, qui est certainement utile. Il est important qu'elle existe, mais on a vu un certain nombre d'ingénieurs partir vers ce secteur. Cet appel d'air a été, in fine, financé par les contribuables américains, français, etc., en prenant des risques importants « sur leur dos ».

Il faut faire en sorte que le public s'intéresse à la culture industrielle, mais cela ne se décrète pas. On doit développer des emplois intéressants dans ce secteur, et offrir des perspectives. Il est normal que certains ingénieurs aient été attirés par la finance, mais trop sont partis vers ce secteur d'activité.

En France, les métiers techniques ont par ailleurs été dévalorisés, contrairement à la Suisse ou à l'Allemagne. Il faut les revaloriser, encourager la formation en alternance, ce que l'on fait très mal dans notre pays. Pour ce faire, on doit changer notre système de formation, où le gâchis est monstrueux. Ce n'est pas mon domaine, mais j'en sais assez pour me rendre compte qu'il existe un problème.

Comment encourager les gens à s'intéresser à l'économie ? Il en va de la responsabilité des élus de la nation, des journalistes, des professeurs d'économie, de chacun. Il faut redonner à tout le monde le goût de l'économie et se persuader que l'économie est bien une science. La France est le pays qui considère l'économie comme essentiellement politique ; certes, cet aspect est important, mais ce n'est pas le seul. À la suite de l'attribution du Nobel, beaucoup de journalistes se sont posé la question de savoir où je me situais sur l'échiquier politique. La plupart ont dit que j'étais inclassable, me considérant comme favorable au marché, en même temps qu'à la régulation.

Je suis d'une certaine manière heureux d'être considéré comme inclassable ! Dire que l'économie n'est pas une science signifie qu'on n'a pas besoin de l'écouter. C'est totalement faux ! Tout cela n'a pour seul but que de s'affranchir de ses leçons.

Une bonne façon de ne pas entendre ce que l'économie a à dire consiste à classer les personnes par affinité politique. Or, les économistes sont d'accord sur un grand nombre de sujets. Nous passons notre temps à débattre des sujets à propos desquels nous sommes en désaccord. Nous sommes des chercheurs. Nous ne savons pas résoudre tous les problèmes, mais il existe un socle commun très important, à propos duquel les économistes, de Stiglitz jusqu'à Friedman, partagent le même avis !

Il faut prendre l'économie au sérieux. Notre pays est celui où on la prend le moins au sérieux, avec quelques autres pays d'Europe du Sud.

Quant à l'intégrité scientifique, il existe des problèmes en économie, comme il en existe en médecine, ou dans tous les domaines. Plus on touche à la politique, aux médias et aux intérêts financiers, plus on trouve des « brebis galeuses ».

À nous d'avoir un code éthique. TSE a été la première école à en introduire un. On en a d'autant plus besoin que nous sommes en contact avec les industriels. On peut se laisser détourner par l'industrie pour des raisons financières, médiatiques, politiques. J'entends parfois des personnes tenir en public des propos qu'ils ne tiendraient jamais face à leurs pairs, en séminaire. Dans l'ensemble, les chercheurs exercent leur métier par passion, mais on peut toujours déraper. Le code éthique est donc très important ; plus un secteur est proche d'un domaine public, comme l'économie ou la médecine, plus le danger de dérapage est grand.

Enfin, la stagnation séculaire apparaît comme un problème sans doute plus important pour l'Europe que pour les États-Unis. Comment se sortir des taux d'intérêt très bas, et d'un marché de l'épargne qui ne s'équilibre plus, l'offre étant inférieure à la demande ? La borne inférieure est représentée par un taux d'intérêt nominal égal à zéro. On ne peut descendre en dessous. Obtenir un taux d'intérêt réel de - 2 ou - 3 % pour équilibrer les marchés n'est donc pas possible - à moins de créer de l'inflation.

Il existe bien des débats à ce sujet en économie. Les économistes sont très loin de tout comprendre sur la stagnation séculaire. Nous disposons cependant d'éléments. Paul Krugman conseille de prolonger la relance budgétaire. Olivier Blanchard recommande quant à lui de créer de l'inflation. Il faut demeurer prudent. On a mis vingt ans à construire la crédibilité de la Banque centrale européenne. C'est avec une BCE indépendante qu'on a réussi à juguler l'inflation. On lui demande maintenant d'en créer une ! Je n'ai pas de réponse à ce sujet...

On peut avoir une politique de l'offre, mener des réformes, créer des richesses, et sortir de la stagnation séculaire. On peut aussi essayer de diminuer la demande d'épargne. C'est un sujet sensible, qui nous ramène vers la question des retraites. Il n'est pas non plus nécessaire de décourager ceux qui veulent continuer à travailler, ni d'avoir un taux d'activité des seniors de moins de 40 %, ce qui est assez désastreux ! On peut également intervenir au niveau mondial...

Il existe bien des façons de procéder. J'ai bien évidemment mes préférences, mais je crois qu'un débat est nécessaire. Les économistes sont d'accord sur le fait qu'il existe une possibilité de stagnation séculaire. Va-t-elle arriver en Europe ? Ils n'en savent rien pour être honnête, mais c'est une possibilité. Il faut s'en méfier. Le manque de croissance dure depuis deux décennies. On ne peut sortir l'économie de la récession qu'elle connaît depuis vingt ans, faute de pouvoir recourir à la politique monétaire qui, dans une telle situation, est inefficace. Personne ne veut devenir le nouveau Japon.

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