Intervention de Jean-Marie Delarue

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 30 avril 2014 : 1ère réunion
Prévention de la récidive et individualisation des peines — Audition de M. Jean-Marie delaRue contrôleur général des lieux de privation de liberté

Jean-Marie Delarue, Contrôleur général des lieux de privation de liberté :

Je vous remercie de m'associer à vos travaux. Je connais le rôle du Sénat dans la proposition de loi à laquelle vous venez de faire allusion et qui confortera le rôle du Contrôle général. À propos de ce projet de loi, je ne suis compétent que sur les liens entre le milieu ouvert et la détention, à partir d'un postulat simple : la forme de la prise en charge en détention peut écarter de la récidive et, inversement, une détention qui méconnaît la dignité des personnes la facilite. Rien ne le démontre, sinon quelques études anglo-saxonnes, mais c'est ma conviction et c'est l'inspiration des textes qui ont créé le Contrôleur général des lieux de privation de liberté. Comme je l'ai dit à la conférence de consensus en février 2013, si aucune disposition ne modifie les conditions actuelles de détention, le projet de loi ratera en partie son but. Les détenus eux-mêmes ne se plaignent pas du principe de leur peine ni même, à l'exception des condamnés à des longues peines, du quantum, mais uniquement des conditions de détention et de l'irréalité des aides à la sortie.

La politique pénale, qui définit les incriminations, les sanctions et les modalités de leur exécution se répartit très inégalement entre ces trois domaines : surabondante sur les deux premiers, elle est très peu diserte sur le troisième. Pour cent spécialistes des deux premiers, je n'en vois que trois ou quatre sur l'exécution des peines. Cela évoluera, grâce au Sénat. Dans sa réponse à une question prioritaire de constitutionnalité le 25 avril dernier, le Conseil constitutionnel a considéré « qu'il appartient au législateur de fixer les règles concernant les garanties fondamentales accordées aux personnes détenues ».

La surpopulation carcérale est un phénomène récent. Les personnes sous écrou étaient 28 000 en 1975, 45 000 en 1985, 53 000 en 1995, 59 000 en 2005 et sont aujourd'hui 68 600. Le taux d'accroissement ont été de 60% de 1975 à 1985, car le point de départ était assez bas, puis de 17 % de 1985 à 1995, de 11 % de 1995 à 2005 et de 16 % et plus entre 2005 et aujourd'hui. Le taux d'incarcération - soit le rapport entre nombre de détenus et population - n'a cessé de baisser sur le long terme sur les XIXème et XXème siècles, sauf - et chacun comprend pourquoi - à la Libération. Mais depuis quinze ans, il remonte jusqu'à être aujourd'hui au niveau de la fin du XIXème siècle. Il ne faut pas y voir l'effet de la seule délinquance, mais de facteurs multiples sur lesquels il faut agir si nous voulons réduire ce taux : les auteurs d'infraction, la loi, les juges, mais aussi les personnes chargées d'exécuter les peines et l'environnement des auteurs, et notamment la famille, que je qualifie souvent de meilleur instrument contre la récidive ; on sait également que le taux d'infractions tend à diminuer fortement, passés 30 ans. Les instruments à notre portée n'occupent donc pas une place centrale : il ne faut pas agir seulement sur les dispositifs mis en place par l'État.

Il ne peut y avoir de prison sans respect de la dignité. C'est un terme galvaudé, aussi je la définirai : selon mon expérience, elle implique le respect de l'intégrité physique, des conditions matérielles décentes et la faculté de garder des relations sociales. Si l'un de ces points n'est pas respecté, la dignité n'est pas respectée - et elle ne l'est pas, bien souvent.

Deux principes de cette loi me satisfont. C'est le cas d'abord de l'introduction dans la loi de la notion de « peine restrictive de liberté » à côté de la peine « privative de liberté », ce qui rompt l'association systématique entre sanction pénale, sévérité et prison. Ce n'est pas une nouveauté absolue, comme en témoignent les travaux d'intérêt général. L'expression aurait pu être plus précise, en parlant de « peine restrictive de droits » ; mais je ne boude pas mon plaisir.

C'est le cas ensuite du principe d'un « retour à la liberté contrôlé, suivi, progressif. » Je dis depuis longtemps que l'efficacité de la prison réside moins dans le jour de l'entrée que dans le jour de sortie du condamné, qui peut être plus ou moins bien préparé : 80% des sorties sont encore des « sorties sèches ». Ce principe n'est pas nouveau, lui non plus, puisqu'existent déjà la semi-liberté et la liberté conditionnelle. On aurait pu imaginer des solutions plus innovantes qu'aujourd'hui, mais le projet de loi se cantonne malheureusement aux formes existantes, soit la seule liberté conditionnelle pour les condamnés à plus de cinq ans et tous les dispositifs pour les condamnés à moins de cinq ans.

Le fait de subordonner la liberté conditionnelle à l'accord de l'intéressé me semble étrange pour une sanction pénale et, hormis le cas des travaux d'intérêt général, sans précédent. Je me pose des questions sur la temporalité du retour progressif à la liberté : aux deux tiers de la peine, le juge d'application des peines doit décider de la forme que doit prendre l'élargissement pour la durée de peine restant à effectuer. La semi-liberté et la surveillance électronique - appelée couramment le bracelet électronique - sont des régimes extrêmement contraignants que l'on supporte mal au bout de quelques mois et qui ne devraient pas durer plus de six mois. Or, selon ce texte, un tel régime pourrait durer un an pour une peine de trois ans.

Je note avec intérêt l'apparition de la notion de contrainte pénale, mais je regrette que la loi ne précise pas la place qu'elle tient par rapport aux autres sanctions pénales. La loi semble hésiter entre deux possibilités. Selon la première, la contrainte pénale pourrait s'appliquer quelle que soit la gravité de l'infraction lorsque le condamné a une personnalité adaptée à cette sanction, comme semble l'indiquer la condition que la personne requiert un suivi socio-éducatif individualisé et renforcé. Seconde hypothèse, la contrainte pénale serait une sanction moins grave que la prison ; dans cette hypothèse, la contrainte pénale viendrait s'intercaler entre les actuelles alternatives à la prison et cette dernière. C'est ce que sous-entend la loi en la limitant aux infractions pouvant donner lieu à des peines de moins de cinq ans d'emprisonnement. Il me semble que la loi penche vers cette seconde hypothèse : la sanction pénale comme dernière étape avant la prison. Cette situation s'apparenterait à celle qui prévaut pour les mineurs : le centre éducatif fermé est pour certains magistrats l'antichambre de la prison et pour d'autres un avertissement à donner à des adolescents capables de l'entendre. Or cette hésitation génère des désordres. Si la seconde hypothèse prévaut, cela transformerait la prison en lieu de relégation ultime, ce qui corrompra très fortement les conditions de détention, comme autrefois le classement entre les différents types de collèges déterminait le comportement des élèves, qui vivaient très mal le fait d'être relégués dans les collèges d'enseignement technique (CET). Il faut absolument demander des éclaircissements à la garde des sceaux sur ce point.

Je me réjouis de la suppression des peines minimales ou « peines planchers » en cas de récidive introduites par la loi du 10 août 2007. Elles avaient eu des effets sur les incarcérations, mais moins que prévu, puisqu'une étude de 2012 montre qu'elles n'avaient été appliquées que dans 38% des cas, le juge ayant invoqué pour les autres cas une motivation particulière. Ce qui montre bien que ce qui compte, c'est l'application de la loi pénale par les juges.

L'absence de révocation automatique du sursis simple me semble intéressante. En 2011, 70 % des peines ont été prononcées avec sursis, dont 59 % avec un sursis total et 11 % un sursis partiel. C'est donc un assouplissement non négligeable.

Sur la contrainte pénale, je ne comprends pas la répartition entre les attributions du juge d'application des peines et la juridiction de jugement, qui peut décider des mesures de contrainte provisoire en attendant que le juge d'application des peines prononce des mesures définitives ; je plains la personne condamnée en cas de contradiction d'un juge à l'autre. Il serait préférable, à condition que cela aille très vite, de ne confier ces fonctions qu'au juge d'application des peines.

Je suis perplexe devant le manque d'imagination du législateur à fixer les obligations pouvant naître de la contrainte pénale en reproduisant celles actuellement retenues pour le sursis avec mise à l'épreuve. N'y avait-il pas d'autres possibilités, comme d'autoriser le juge à prendre toutes dispositions qui lui paraîtraient adaptées à la fin qu'il poursuit et à la personnalité du condamné ?

La loi élargit les pouvoirs des services de police et de gendarmerie pour retrouver les personnes manquant à leurs obligations, créant ainsi une retenue - une de plus - limitée à 24 heures. Le projet précise, fort heureusement, que les droits tirés des articles 63-2 et 63-3 du code de procédure pénale s'appliquent à cette retenue, mais non, de manière incompréhensible, les articles 63-4 et 63-5, ce dernier concernant la fouille intégrale. Je souhaite que l'ensemble des garanties applicables soient transposées.

Certains points ne figurent pas dans le projet de loi. Ce dernier parle abondamment de l'évaluation de la personnalité. La loi devrait préciser ce que c'est. Les enjeux sont très importants : en 2005, nous avons introduit dans le code de procédure pénale la notion de dangerosité qui a fait florès par la suite. À quoi s'intéresse-t-on ?

J'ai alerté dans un avis public du 6 février 2014, publié au Journal officiel le 25 février 2014, sur le risque d'inconstitutionnalité de la pratique actuelle de la rétention de sûreté. Les personnes concernées sont des grands criminels soumis à une surveillance de sûreté, mais le fait de ne pas respecter une des obligations fixées par le juge n'est pas un crime. Pour certains, le dispositif du dernier alinéa de l'article 706-53-19 du code de procédure pénale n'existait pas lorsqu'ils ont été condamnés. La cour de Strasbourg censurerait à coup sûr cette pratique, en vertu d'une jurisprudence de 2013 concernant les Basques espagnols.

Le projet de loi me déçoit énormément concernant la détention. La prison est victime d'une malédiction par nature car personne ne sait ce qui s'y passe. Les conditions de détention peuvent être un encouragement à la récidive. Trois domaines me paraissent essentiels : le travail en détention d'abord, très peu encadré, sauf par la loi pénitentiaire, minimaliste sur la question. Je sais que le Conseil constitutionnel a validé le dispositif actuel au printemps dernier, mais il laisse toute liberté au législateur de le renforcer. L'encellulement individuel ensuite, au sujet duquel l'échéance prévue par la loi pénitentiaire à l'article 100 prend fin en novembre 2014 ; j'ai d'ailleurs publié un avis public sur ce sujet dans le Journal officiel du 23 avril 2014. L'aménagement de peines de droit commun enfin, sur lequel la loi est muette, alors qu'il serait souhaitable d'ouvrir les critères qui le rendent possible : le critère du travail est aujourd'hui décisif, alors que la prison n'est capable de l'offrir qu'à un quart des détenus, privant ipso facto les trois quarts d'aménagements de peine. Il faudrait y ajouter les conditions de détention, dès lors qu'elles ont un effet très négatif sur la personnalité de l'individu, même si je ne suis pas favorable au numerus clausus.

Je veux conclure sur un exemple : un détenu placé en semi-liberté le 16 décembre dernier avec 250 euros en poche, ce qui est beaucoup plus que la moyenne ; hébergé dans un centre de semi-liberté à Nantes, donc sans problème de logement, il est inscrit à une formation de poseur-monteur à Saint-Nazaire ; il s'inscrit à Pôle emploi le jour de sa sortie. Il fait une demande d'abonnement SNCF avec réduction de 75% le 23 décembre mais, en attendant de l'obtenir quinze jours après, il doit payer l'aller-retour pour Saint-Nazaire au tarif plein, soit 177 euros pour 15 jours. Il s'achète un téléphone avec un forfait à 9 euros, paye 5 euros de photos pour sa demande, déjeune tous les jours pour 6 euros. Le centre d'action sociale lui refuse toute aide puisqu'il est théoriquement pris en charge par l'administration pénitentiaire. Son conseiller d'insertion et de probation ne peut pas lui fournir de tickets services, car il n'a plus de budget en fin d'année... Au bout de quelques jours, cette personne n'a plus un sou en poche, et doit attendre la fin du mois de janvier pour percevoir la rémunération de sa formation professionnelle, alors qu'elle avait bénéficié de chances que n'ont pas tous les sortants, loin de là ... Elle nous a écrit ; nous l'avons renvoyée vers une association caritative, et ne savons pas si une solution a été trouvée.

Cet exemple montre bien que la question de la sortie n'a pas été réglée en France.

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