Intervention de Robert Badinter

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 30 avril 2014 : 1ère réunion
Prévention de la récidive et individualisation des peines -Audition de M. Robert Badinter ancien garde des sceaux ancien président du conseil constitutionnel

Robert Badinter, ancien garde des Sceaux, ancien président du Conseil constitutionnel :

C'est avec plaisir que je suis ici, où je vois tant de visages amis. Le sujet n'a pas le mérite d'une originalité brûlante, cela fait longtemps que nous y travaillons. J'ai le sentiment que cette fois-ci, la sagesse peut prévaloir, grâce à l'apport du Sénat notamment. Le texte est encore à l'étude à l'Assemblée nationale, nous ne connaissons pas le résultat des travaux des députés.

Je ne me serais pas exprimé avec autant de passion que Mme Tulkens, ni avec autant de précision que Mme Maestracci. Tout est dit. Qu'apporte le texte proposé ? J'ai la conviction que c'est un bon texte, mais qui reste inachevé, d'où l'importance de l'intervention du Sénat. Le texte revient sur des principes qui nous sont chers et qui ont été perdus de vue dans la décennie précédente, comme l'individualisation des peines et des sanctions.

L'échec constant de la politique pénale en France se mesure à mon sens au taux d'incarcération. Nous connaissons bien les conséquences détestables de l'incarcération à outrance, notamment s'agissant des courtes peines. Bien entendu, je ne plaide pas pour le mythe d'une société sans prison que défendait Michel Foucault. « Envoyez-moi l'avant-projet de loi, je serai heureux de le présenter », lui disais-je. Cela le faisait rire. Je n'ai jamais rien reçu.

Au 1er janvier 2002, on comptait 48 594 détenus en France. Dix ans plus tard, il y en avait 67 073, soit une augmentation de 38%. Le taux n'a pas diminué après 2012 : aujourd'hui, on compte 68 859 détenus ... La situation rend encore plus perplexe si l'on considère que le recours au bracelet électronique a permis de contenir cette inflation. Au 1er avril 2014, 11 234 personnes étaient sous bracelet électronique. Où en serions-nous sans cela ? Cela fait frémir, quand on connaît la situation dans les établissements pénitentiaires, surtout dans les maisons d'arrêt.

L'individualisation des peines devrait contribuer à faire baisser le taux d'incarcération. Le projet de loi propose des peines substitutives ou alternatives - je ne discuterai pas la portée des adjectifs. La consultation de la conférence de consensus est une méthode que j'approuve. Or, si l'on confronte les douze préconisations de cette conférence avec les dispositions du projet de loi, l'écart est important. À quoi bon réunir autant de personnalités compétentes, venues de tous les horizons, si l'on ne tient pas compte de leurs recommandations communes ?

La période napoléonienne, particulièrement le Consulat, est la gloire de notre histoire législative. Comme aimait à le dire le doyen Carbonnier, la France change tout le temps sa Constitution mais jamais sa constitution civile. Pourquoi un militaire, même de génie, a-t-il réussi là où les législateurs précédents avaient échoué ? Le code civil a été réalisé dans des conditions rapides. Le coup de génie de Bonaparte a été de fonder la légitimité qui lui manquait sur un ordre juridique ralliant tous les Français. Sans doute l'idée lui a-t-elle été inspirée par ses conseillers - Cambacérès peut-être pas, plutôt Portalis. Le travail de synthèse est intervenu à l'étape ultime de l'élaboration du code civil, car Bonaparte savait que s'il associait l'ensemble des corps juridiques et judiciaires à cette élaboration, la situation serait ingérable. En respectant chacun, il a réussi ce coup de génie politique de mettre en oeuvre le code civil et d'en faire l'expression d'un consensus juridique total.

La conférence de consensus est ce qu'on a produit de mieux depuis longtemps. Il faut selon moi examiner les écarts entre ses propositions et les dispositions du projet de loi et travailler à les réduire.

Le moment est venu de savoir si nous voulons faire une énième réforme ou redéfinir notre droit pour les décennies à venir. Il est indispensable de projeter ce droit dans l'avenir européen si nous voulons qu'il perdure. La proposition des trois piliers ou d'un triptyque est excellente. Tout devient clair : prison, qui cesse d'être la réponse de référence ; probation, couvrant l'ensemble des mesures autres que l'emprisonnement ; peines pécuniaires. J'espère que vous adopterez cette structure claire que propose la conférence de consensus. Faire de la contrainte pénale un simple substitut à l'emprisonnement minorerait sa portée symbolique, elle ne serait rien d'autre qu'un sursis avec mise à l'épreuve, bricolé sous une autre forme. Le découplage de la probation par rapport à la prison s'impose. Sinon, la réforme se réduira à une série d'améliorations ou d'aménagements.

Un problème de constitutionnalité se pose certes en cas d'inexécution de la contrainte pénale. Il est prévu que le juge d'application des peines saisisse alors un autre juge qui prononcera une peine d'emprisonnement. Mais à quel titre ? On résoudrait simplement la difficulté en inscrivant dans la loi que l'inexécution d'une peine de probation constitue une infraction en soi.

Il n'est que temps d'en finir avec les peines planchers. Un certain nombre de sénateurs ont dit tout le mal qu'ils en pensaient, au moment où elle est apparue. Elle contredit l'individuation des peines, renforce la surpopulation pénale dans les maisons d'arrêt et pèse comme un carcan sur la liberté des magistrats. Elle aurait dû disparaître dès le début de la législature, je regrette que l'on ait attendu aussi longtemps - mais je connais trop bien les difficultés auxquelles se heurte le garde des Sceaux dans l'exercice de ses fonctions, lorsqu'il prend des initiatives qui ne font pas consensus.

Je tiens à dire qu'en aucune manière vous ne sauriez accepter la disposition du projet de loi qui prévoit de redescendre à un an le seuil d'aménagement des peines. Ce niveau a été établi à deux ans, en 2009, dans le cadre de la loi pénitentiaire ; il figurait d'ailleurs dans le projet de loi gouvernemental, défendu par Mme Dati : j'avais salué ce moment de grâce. Redescendre à un an n'aurait d'autre effet que d'ajouter quelques milliers de détenus à la population carcérale. Tout le bénéfice de la suppression des peines plancher se volatiliserait. C'est inconcevable, surtout sous un Gouvernement de gauche.

La libération conditionnelle devrait être de droit, sous réserve de la décision du juge : nous sommes tous d'accord. Ce qui doit être inscrit dans la loi, c'est l'obligation de se pencher sur le sort de chaque personne. L'expérience prouve qu'une libération conditionnelle vaut bien mieux qu'une sortie sèche, a fortiori en cas de récidive ou d'infraction grave.

Ce projet est bon ; il reste inabouti. Au Parlement de veiller, c'est son rôle, à ce que de bons motifs soient traduits dans de bons dispositifs.

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