Intervention de Philippe Errera

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 9 avril 2014 : 1ère réunion
Audition de M. Philippe Errera directeur chargé des affaires stratégiques au ministère de la défense

Philippe Errera, directeur chargé des affaires stratégiques au ministère de la défense :

Je me réjouis de pouvoir participer à votre réflexion sur l'évolution du positionnement stratégique des Etats-Unis, de ses conséquences pour la France, l'Europe et l'Alliance Atlantique.

Je commencerai par partager avec vous mon analyse sur la nouvelle stratégie de défense et nous disposons comme vous l'avez souligné de documents récents avec la QDR 2014, ensuite je vous présenterai ma perception de la politique de rééquilibrage vers l'Asie Pacifique. Puis nous verrons quelles sont les implications de cette posture au Moyen-Orient et en Europe avant de revenir sur les conséquences de ces évolutions pour la France, l'Europe et l'Alliance Atlantique.

La nouvelle stratégie de défense est marquée par la transition post Irak et Afghanistan. Après dix années d'interventions particulièrement lourdes en termes de coûts humains, financiers et politiques, le retrait d'Irak et bientôt d'Afghanistan, les Etats-Unis ressentent le besoin de souffler, de repenser leur politique de défense et de ce point de vue, le refus du risque d'un nouvel engagement des Etats-Unis dans un conflit de grande ampleur ou pouvant dégénérer est vu comme un axe déterminant du Président Obama.

Ce choix du non-engagement dans un conflit majeur va de pair avec une volonté de privilégier des modes d'action présentés comme innovants et flexibles afin de garantir les intérêts stratégiques américains. J'identifierai trois types d'innovations qui caractérisent l'approche américaine actuelle telle que reflétée dans la QDR 2014, en soulignant les évolutions par rapport à la version 2010 de la QDR adoptée sous la présidence Obama, qui portait encore le poids de son prédécesseur et souffrait de l'inertie d'un appareil de défense aussi lourd que celui des Etats-Unis :

- l'importance accordée aux alliances régionales et partenariats en particulier dans les pays du Golfe et en Asie mais aussi en Europe. Ceci constitue un changement d'approche majeur du Pentagone et de l'image d'une Amérique capable d'agir seule et partout affirmée dans la précédente revue de 2010. Les compléments étaient toujours utiles, mais n'étaient pas vus comme nécessaires ;

- un investissement massif dans les technologies à haute valeur ajoutée et la recherche et développement, afin de maintenir l'ascendant technologique américain. Le Pentagone continue ainsi d'investir dans les domaines qui assurent son avantage qualitatif : systèmes de commandement et d'ISR (Intelligence, Surveillance, Reconnaissance ), précision de longue portée, furtivité, domination aérienne, lutte sous-marine, spatial, cyber, robotique.

- et en appui des deux premiers points, une logique plus théorisée qu'auparavant de « light footprint » (déploiement minimal de moyens), qui repose à la fois sur des stratégies non-conventionnelles (opérations spéciales, drones, cyber) et sur des approches indirectes (assistance, formation, soutien aux capacités alliées, fourniture d'armements). Les premiers laboratoires de cette stratégie sont l'Afghanistan dans la période de décroissance, l'Afrique et, très progressivement, le Moyen-Orient. Ce choix se fait au détriment ou en accompagnement de la réduction du format des forces armées. Puisque rien que pour l'US Army, on passe de 520 000 hommes à 450 000 en 2016, voire 420 000 si le gel des budgets - mécanisme de sequestration - était activé à nouveau en 2016. Sur cet arrière-plan de réduction des formats, il y a néanmoins des domaines qui augmentent comme les forces spéciales qui gagnent 4 000 hommes pour passer à un effectif de 70 000. En effet, bien que le Pentagone soit considéré comme le « grand gagnant » du budget fédéral 2014 par rapport aux craintes, la défense américaine subit des restrictions budgétaires pour la première fois depuis très longtemps.

Cette stratégie explicitée et affirmée se présente sur un arrière-plan de « rééquilibrage » vers l'Asie-Pacifique qui a été formulée à la fin de 2011 par le Président Obama dans un contexte de présence accrue de la Chine dans son environnement et de tensions plus vives, avec la volonté de rassurer les partenaires et Alliés de la région sur l'engagement durable des Etats-Unis en Asie, et en même temps avec la volonté de construire un nouvel équilibre avec Pékin, et à profiter du dynamisme économique de cette région. Les Etats-Unis entendent pouvoir mobiliser toutes les ressources diplomatiques et militaires nécessaires pour préserver leur crédibilité en Asie. En d'autres termes, ce qui est affiché comme tel dans cette nouvelle doctrine, c'est moins la réorientation massive des capacités militaires -les Etats-Unis disposent déjà d'environ 330 000 personnels militaires dans la zone Asie-Pacifique-, mais plus l'idée d'une manoeuvre d'ensemble avec un investissement diplomatique et économique accru.

Les objectifs de la défense américaine dans le cadre de ce « pivot » sont de trois ordres :

- d'abord renforcer et moderniser les coopérations existantes avec des partenaires comme le Japon, la Corée du Sud, l'Australie, les Philippines, la Thaïlande, tout en développant de nouveaux partenariats bilatéraux surtout en Asie du Sud-Est (Singapour, Malaisie, Vietnam) ;

- ensuite, et c'est un objectif transversal, oeuvrer à une plus forte interopérabilité et disponibilité des forces armées des partenaires des Etats-Unis dans la région ;

- enfin, continuer à faire respecter les lois et normes internationales qui constituent la base de la sécurité régionale surtout du point de vue des intérêts américains, qui ne sont pas très éloignés des nôtres, notamment en matière de liberté de circulation notamment maritime.

Mon évaluation est que malgré les priorités affichées, la réalité de ce pivot reste aujourd'hui toute relative.

En termes strictement militaires, le résultat le plus visible du rééquilibrage militaire, le déploiement de 2 500 Marines en Australie - à mettre en rapport avec les 330 000 hommes déjà présents dans la région- et celui de Littoral combat ships à Singapour, semble limité. Comparé à l'affichage politique et aux effets d'annonce qui ont accompagné la publication de cette nouvelle stratégie, sa traduction concrète et pratique a été source d'une déception sensible pour les Alliés des Etats-Unis dans la région, d'autant plus que la Chine a cherché dans quelques cas à tester certaines des normes et certaines des réactions américaines.

Les Etats-Unis cherchent également à développer leurs relations militaires avec la Chine afin d'accroître le niveau de confiance mutuelle et de réduire la perception par les Chinois d'une stratégie d'encerclement de la part des Etats-Unis. Les efforts américains en ce sens n'ont toutefois pas eu à ce stade les résultats escomptés.

L'avenir de la politique de rééquilibrage dépendra en définitive de plusieurs facteurs qui ne sont pas aujourd'hui figés : l'évolution des intérêts nationaux américains, les budgets alloués, les relations entre les principaux alliés de Washington (Japon et Corée du Sud) sur lesquelles les Etats-Unis semblent avoir paradoxalement moins de prise que par le passé malgré leur investissement dans la zone, l'attitude de la Chine, mais aussi la capacité des partenaires des Etats-Unis à gérer les crises hors de la zone Asie Pacifique.

En effet, les zones ne sont pas cloisonnées. Ce que les Etats-Unis font en Europe, au Moyen-Orient ou en Asie est étroitement lié. La meilleure preuve de la crédibilité américaine vis-à-vis des Alliés du Pacifique sera d'abord et avant tout fournie par ce que les Etats-Unis font en Europe - par rapport à la Russie dans la crise de Crimée, actuellement par exemple - ou au Moyen-Orient.

L'affirmation d'un engagement au Moyen-Orient et en Europe est maintenue. Les Américains n'ont pas cessé de le répéter et le Secrétaire à la défense Chuck Hagel affirmait dès le printemps 2013 que les Etats-Unis ne peuvent s'offrir le « luxe du repli » et s'agissant du Moyen-Orient en particulier, ils continuent de déployer des forces considérables dans la région en temps de paix.

Je pense que le Moyen-Orient devrait rester une priorité de long terme des Etats-Unis en raison :

- des alliances régionales majeures, au premier chef avec Israël, mais aussi avec l'Arabie saoudite ;

- du poids durable des ressources en hydrocarbures de la région dans l'économie mondiale, - je suis un peu dubitatif sur le raisonnement repris parfois dans la presse selon lequel le développement des gaz de schiste aux Etats-Unis aura mécaniquement et automatiquement pour impact une évolution de la posture américaine dans la région ;

- de l'importance du Moyen-Orient dans le paysage terroriste djihadiste international, cette région n'est pas la seule concernée mais reste le centre de gravité, notamment en raison de la situation en Syrie ;

- et également le rôle du Moyen-Orient par rapport à la prolifération d'armes de destruction massive et de leurs vecteurs et de ce point de vue l'enjeu iranien demeurera au coeur des préoccupations américaines.

La présence américaine évolue donc davantage qu'elle ne s'efface de la région. Elle tendra, c'est le souhait américain, de plus en plus à se reposer sur des partenariats et alliés clés, au Moyen-Orient comme en Asie-Pacifique. Les Etats-Unis continuent également de parier sur la montée en puissance des périphéries non-arabes qui cherchent à sortir de leur isolement respectif : Israël et la Turquie.

Je pense que le véritable enjeu de la politique américaine au Moyen-Orient reste l'Iran et la relation entre ce pays et l'Arabie Saoudite, ce qui explique peut-être la politique prudente adoptée dans le dossier syrien, qu'ils devraient poursuivre sauf en cas de nouvelle crise liée à la prolifération, de menace militaire sur leurs alliés (Israël, Turquie, Jordanie) ou de menace directe contre les intérêts stratégiques américains.

Nous avons eu aussi la réaffirmation de l'engagement maintenu en Europe et il faut regarder de près les implications de la crise ukrainienne à court et à long termes.

La crise ukrainienne vient rappeler l'importance, pour Washington, du lien transatlantique et de l'OTAN afin de garantir la sécurité du continent européen. L'attitude et les actions de Moscou vis-à-vis de la Crimée ont brisé à bien des égards le postulat d'après lequel «la menace d'une attaque conventionnelle contre le territoire de l'OTAN est faible».

Elle souligne aussi le rôle militaire de l'Alliance et replace la défense collective des Etats membres de l'OTAN au coeur de ses missions - vous vous souvenez que dans le concept stratégique de Lisbonne, il y a trois missions fondamentales : défense collective, gestion des crises, sécurité coopérative (les partenariats). La défense collective reprend une place importante au moment où l'engagement massif en Afghanistan est sur la décrue, l'engagement au Kosovo reste faible et l'engagement en Libye, même s'il fut de haute intensité, a été court.

La crise ukrainienne entraîne un regain d'attention américaine pour l'Europe, qui a conduit M. Barack Obama à réaffirmer avec force l'attachement des Etats-Unis à la sécurité de l'Europe, mais aussi la nécessité pour les Européens d'investir davantage dans la défense, dans une logique de partage du fardeau transatlantique qui n'est pas nouvelle mais qui a été reçue avec une acuité plus grande, (c'est du moins ce que l'on espère), par nos partenaires européens. C'était le message essentiel de son discours de Bruxelles il y a quelques semaines.

Au-delà de ce très court terme, l'Alliance devra évaluer -ce sera l'objet majeur du sommet de Newport en septembre- les implications stratégiques de la crise, notamment l'avenir de la relation avec Moscou, la question des partenariats et celle de l'élargissement.

Cependant, il est peu probable que cet engagement américain « revigoré » au sein de l'Alliance et en Europe vienne contrarier les efforts de long terme en faveur du rééquilibrage vers l'Asie Pacifique : un engagement américain maintenu ou renforcé en Europe pourrait presque préserver la crédibilité de Washington auprès des alliés et partenaires d'Asie Pacifique qui sont extrêmement attentifs aux évolutions au sein de l'OTAN. A l'inverse, ce qui a été vu comme des signaux de faiblesse américaine a été interprété par les partenaires d'Asie et du Pacifique comme un signal de faiblesse globale. Là où nous voyons la Russie et ses territoires immédiats, eux voient la Chine, ses contentieux territoriaux et ses ambitions en mer de Chine et s'interrogent sur la réaction américaine.

Quelles conséquences en tirer pour la France, l'Europe et l'Alliance Atlantique ?

La nouvelle revue de défense stratégique (QDR 2014) appelle à donner un poids renforcé aux alliances et partenaires clés, dans une logique de « partage accru du fardeau » entre alliés et de « light footprint » voulue par l'administration Obama.

La France, qui est l'un des rares alliés des Etats-Unis à la fois capable d'exprimer une vision stratégique indépendante, de partager des intérêts stratégiques avec eux et de s'impliquer concrètement dans la gestion globale des crises, répond à leurs attentes au regard du développement de ses relations avec les partenaires. Leur volonté de partager non seulement le fardeau mais aussi les responsabilités correspond à nos attentes de partenariats, en particulier dans certaines régions comme l'Afrique subsaharienne.

La QDR porte également une attention nouvelle au continent africain, en insistant notamment sur l'importance de la lutte contre le terrorisme international -Sahel et Mali sont explicitement mentionnés-, faisant de la France un partenaire européen de premier plan, crédible sur un plan opérationnel et stratégique, et prêt à assumer le leadership sur le continent.

Cette nouvelle dynamique de notre relation se traduit par un renforcement des liens sur les dossiers africains. C'était l'un des résultats de la visite du ministre de la défense à Washington en janvier et de la récente visite d'Etat du Président de la République. J'ai à mon niveau un dialogue nourri avec mon homologue américain en liaison avec nos collègues de l'EMA et des services de renseignement pour aller au-delà de la discussion générale sur l'évolution de la situation et voir comment agir dans une logique de partenariat qui corresponde à nos intérêts ; nous voyons qu'il y a une grande convergence avec les intérêts américains.

Ce partenariat de défense franco-américain est rénové et renforcé aussi dans d'autres domaines que nous avons identifiés dans le Livre blanc comme prioritaires, par exemple en matière de surveillance de l'espace ou de cyberdéfense. Lorsque nous comparons nos documents stratégiques respectifs (Livre blanc et QDR), nous sommes frappés par la convergence dans les domaines d'investissement prioritaires.

Les Etats-Unis disent qu'ils ont besoin de partenaires européens forts, crédibles militairement, capables de prendre leurs responsabilités sur la scène internationale, et la crise ukrainienne actuelle donne à réfléchir et à agir dans les mois et les années qui viennent. D'un côté, ce réinvestissement américain visible dans l'Alliance peut sembler inverser la tendance que l'on a vue en Libye ou au Mali, avec des alliés européens qui prennent l'essentiel des risques et responsabilités avec un soutien américain. Avec la crise ukrainienne, les Américains réaffirment leur présence et s'agissant de l'effet sur les Européens, plusieurs avenirs sont encore possibles. D'un côté, cette crise peut donner à nos partenaires européens, qui ont pour la plupart désinvesti le domaine de la défense depuis de nombreuses années, un levier vis-à-vis de leurs opinions publiques pour réinvestir et dépenser davantage, ce qui est convergent avec notre souhait de pouvoir agir davantage et de manière plus efficace en tant qu'Européens dans le cadre de l'OTAN ou de l'Union européenne. De l'autre, et la mécanique inverse est celle qui est la plus visible immédiatement, le retour aux fondamentaux et à la défense collective comme centre de gravité au sein de l'OTAN peut aussi nous ramener à des comportements qui ont handicapé et qui handicaperont durablement l'Europe et l'OTAN, c'est-à-dire à une situation où les alliés européens se reposent sur les Etats-Unis et évitent d'investir davantage dans la défense. Or quelle que soit l'évolution de la crise actuelle avec la Russie, il me semble que l'on ne reviendra pas à la situation de la guerre froide avec un investissement et une présence massive américaine en Europe, et que dans nos outils de dialogue ou de pression dans la relation avec la Russie, l'unité de l'Europe est au moins aussi importante que la présence américaine sur le continent.

Le prochain sommet de l'OTAN prévu au Pays de Galles les 4 et 5 septembre prochain devrait donner lieu à l'adoption d'une déclaration sur le partenariat transatlantique par les Chefs d'Etat et de gouvernement.

Je pense que la manière dont cette déclaration sera adoptée devrait nous permettre de poser des marqueurs importants pour rappeler certains principes clefs au sein de l'OTAN qui sont que la défense collective est au coeur des missions de l'Alliance, que la solidarité entre alliés est là et qu'il n'y a pas de raisons d'en douter, que l'article 5 n'est pas simplement un engagement des alliés américains vis-à-vis des Européens mais un engagement des 28 vis-à-vis des 28 -et c'est bien le sens des mesures de réassurance que la France a prises vis-à-vis de ses alliés roumains, polonais ou baltes- et que nous sommes dans un contexte qui perdurera quelle que soit l'issue de la crise avec la Russie dans lequel les Européens doivent, dans et en dehors de l'Alliance, à titre national et dans le cadre de l'Union européenne, prendre une part plus importante des responsabilités et pas simplement du fardeau. Ce sera tout l'enjeu des semaines et des mois qui viennent dans un environnement et contexte stratégique qui risque d'être encore très différent d'ici le mois de septembre.

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