Nous accueillons à présent le général de corps d'armée Didier Castres, sous-chef d'état-major « opérations ». Les OPEX récentes respectent-elles les critères du Livre blanc de 2008 ? La grille d'évaluation de l'engagement des forces armées à l'étranger de 2008 doit-elle être améliorée ? Quelles sont les limites de ces interventions, compte tenu que le plafond d'engagement du Livre blanc s'avère largement dépassé ?
Général de corps d'armée Didier Castres, sous-chef d'état-major « opérations ». - Il faut regarder le monde avec une focale plus grande, « a bigger map ». Sans parler de révolution copernicienne, nous sommes entrés dans un monde « 3.0 », avec des standards totalement nouveaux.
La globalisation s'est d'abord étendue des champs économiques, sociaux et culturels à celui des crises : ressources, combattants, et technologies sont désormais globaux. C'est vrai de Daech comme cela l'était d'Al-Qaida au Maghreb Islamique (AQMI), avec des combattants venus d'autres continents. Pour résoudre une crise, il faut agir sur tous les leviers : sources de financement, technologie, et logistique. La notion de théâtres d'opérations avec des limites géographiques strictes perd dès lors de sa pertinence. Le lien est ensuite de plus en plus fort entre la défense de l'avant - les opérations extérieures - et la sécurité de l'arrière - le territoire national. La coordination interministérielle est plus que jamais nécessaire. Elle doit être encore améliorée, sans confusion de ce que font les uns et les autres.
Il faut aussi prendre en compte la compétition entre des organisations criminelles qui parviennent à s'élever au-dessus des États, lèvent l'impôt, l'armée, rendent justice, ont une action sociale, mais sont infréquentables politiquement. Il est légitime de se demander si les opérations militaires, pour ne pas dire la guerre, sont encore la prolongation de la politique par d'autres moyens : est-il possible de discuter avec de telles organisations ? En tout cas, nous ne pouvons pas laisser proliférer de telles cellules cancéreuses.
Enfin, on voit apparaître dans les crises ce que j'appelle des capacités « nivelantes ». La prédominance militaire de l'Occident a toujours été liée à sa supériorité technologique. L'apparition d'improvised explosive devices, de cyberattaques, de la Stratcom, des tireurs d'élite, nous force à trouver de nouveaux modes d'action : priorité au renseignement, foudroyance des actions, capacités d'ubiquité pour agir. Nous ne sommes plus dans la logique de l'opposition entre l'OTAN et le pacte de Varsovie, avec deux armées face à face ; nous devons identifier et neutraliser les centres de gravité de ces organisations : leadership, centres de commandement, camps d'entraînement, filières logistiques, etc...
D'où la nécessité d'une « bigger map ». La Libye, le Levant et Boko Haram sont trois foyers de déstabilisation, trois zones rouges dans lesquelles se structurent des califats. Le chef d'état-major des armées a défini trois lignes majeures d'opérations. D'abord, il s'agit de cloisonner les différents foyers d'incendie : l'opération Barkhane au Sahel, les opérations au Levant et contre Boko Haram sont destinées à court-circuiter les flux logistiques, financiers et humains. Ensuite, il s'agit de renforcer les capacités des pays limitrophes : nous avons fait le choix de concentrer nos efforts de formation, d'équipement, de financement sur la Jordanie, le Liban, la Tunisie et le Cameroun. Enfin, il convient de mener des opérations militaires pour maintenir les capacités de nuisance de ces organisations à un niveau gérable par les pays concernés. Nos efforts portent prioritairement sur le Sahel, où notre leadership est incontesté. Les Alliés, les Américains en particulier, nous y apportent leur appui. Au Levant, c'est l'inverse : nous apportons notre appui aux Américains, qui y ont un leadership incontesté.
L'opération américaine Inherent resolve est une réponse de long terme. La guerre de 2003 a causé la mort de 4 500 Américains et coûté 4 000 milliards de dollars. Le traumatisme est encore vif, ce qui explique les difficultés à remettre la machine en marche. Le plan consiste d'abord à briser l'expansion de Daech, puis à accélérer la remontée en puissance des forces irakiennes et syriennes modérées, et enfin à conduire des actions décisives pour leur redonner la maîtrise du territoire. Le premier point est acquis : Daech a perdu plus de 2 000 combattants depuis l'été et près de 1 300 cibles ont été traitées par la coalition. Le deuxième volet est plus délicat, et prendra du temps. De toute façon, on ne reconstruit rien en moins de dix ans : voyez le Kosovo, l'Afghanistan ou la première guerre d'Irak.
Nous avons devant nous quatre priorités :
- la première : faire converger les objectifs et les ambitions des 60 pays membres de la coalition. L'Arabie saoudite, la Turquie, les Émirats arabes unis, les États-Unis n'ont pas les mêmes attentes ;
- la seconde : faire basculer les tribus sunnites irakiennes du bon côté. C'est l'enjeu principal ;
- la troisième : trouver une opposition syrienne modérée ;
- enfin, mieux coordonner nos actions pour geler les sources de financement de Daech. Tout ce qui provient du territoire qu'ils contrôlent, comme les raffineries, a été bloqué. Reste à mener une action plus forte contre leur propagande.
Nos principes directeurs, en Centrafrique, au Levant ou au Mali, reposent d'abord sur des critères politiques, seuls pertinents pour décider de l'opportunité d'une intervention. D'autres critères ont été rendus obsolètes par le développement de l'interopérabilité et de nos capacités d'adaptation. Nous pourrions réfléchir à un nouveau critère : le niveau de notre contribution à une coalition nous permet-il ou pas de peser sur son pilotage stratégique ? Contre Daech, c'est le cas : nous sommes le deuxième contributeur derrière les Américains. En Afghanistan, le volume de notre contribution ne nous a jamais permis de peser stratégiquement.