Je vous remercie de m'avoir invité. Je suis en ce moment dépourvu de toute responsabilité politique ; j'essaie de raisonner dans la durée, pour comprendre le décalage entre les politiques étrangères menées et les réactions des opinions publiques, surtout dans les pays qui estiment avoir un rôle spécial à jouer - les Etats-Unis, la France, la Grande Bretagne - et qui réagissent souvent à chaud ; sans doute seraient-elles favorables, après le carnage au Pakistan, à une intervention destinée à écraser les talibans.... Mais raisonnons depuis la chute de l'Union soviétique - et non depuis la chute du mur de Berlin - : depuis la fin 1991, l'Occident est intervenu plusieurs fois. Les résultats de ces opérations sont mitigés, parfois contre-productifs, comme en Irak en 2003 ou dans le cas libyen, où l'intervention, faite pourtant à la demande du secrétaire général de la Ligue arabe, a abouti au chaos actuel. Cela étant, nous ne nous serions jamais pardonné d'avoir laissé commettre le massacre annoncé de Benghazi...
Récemment la France a eu raison d'accepter d'intervenir en Afrique. Elle a gardé une capacité militaire remarquable, et dispose d'un système décisionnel efficace ; peu de pays sont dans ce cas. Beaucoup d'Etats se désengagent progressivement, comme le Royaume-Uni, même si le vote négatif de la Chambre des communes sur la Syrie était d'abord un moyen de faire payer les mensonges de Tony Blair sur l'Irak. L'idée selon laquelle l'Occident a une responsabilité spéciale dans le monde demeure mais s'effrite. C'est une très longue tradition d'ingérence et d'intervention que l'on peut faire remonter jusqu'à Jules Ferry et qui est en train de l'affaiblir. Elle est fortement présente aux Etats-Unis, chez les liberal hawks démocrates comme chez les néoconservateurs. Mais les opinions publiques se demandent de plus en plus souvent « et après ? » ou « en avons-nous les moyens ? » D'où ma déclaration, que vous avez citée.
Je n'en tire cependant pas la conclusion que nous ne pouvons rien faire. Déjà il existe une ingérence légale, un emploi légitime de la force, prévu à l'article VII de la charte des Nations unies si tous les membres permanents du Conseil de sécurité en sont d'accord, qui a servi pour justifier la libération du Koweït de l'invasion irakienne - intervention réussie et très peu contestée. Pour stopper le conflit au Kosovo, après dix-huit mois de négociations infructueuses, la tentative de Rambouillet, deux textes du Conseil de sécurité condamnant Milosevic, au titre du chapitre VII (mais qui ne comprenaient pas la formule : « emploi de tous les moyens »), il a bien fallu se résoudre à recourir à la force. J'y étais défavorable en premier lieu ; j'ai dû m'y résigner. Tous les pays voisins étaient d'accord, et les dirigeants serbes eux-mêmes se désolaient de l'obstination de Milosevic. L'OTAN en tant que telle n'a rien décidé : elle n'a fait que fournir les prestations militaires. Les Russes, trop faibles, ne pouvaient rien empêcher, mais ont pris ultérieurement cet épisode pour une marque de mépris. Nous avons finalement trouvé une cote mal taillée : s'abstenir de détruire les ponts - à la demande en particulier du président Chirac -, et soutenir une « autonomie substantielle » du Kosovo plutôt que l'accession à l'indépendance, qui n'a été acceptée qu'après, vers 2008. Bref, on a pu agir selon le cas avec ou sans le Conseil de sécurité des Nations unies.
En l'absence d'accord au Conseil de sécurité, intervenir est politiquement plus périlleux. En Syrie par exemple, l'intervention aurait été unilatérale. Aurait-on été capables ensuite d'affaiblir l'armée d'Assad pour obliger celui-ci à négocier, ou aurait-on été pris, au-delà, dans l'engrenage de l'engagement ? En Libye, l'idéal aurait été d'empêcher le massacre de Benghazi et d'obliger ensuite les parties à négocier, mais on ne peut pas refaire l'histoire.
Je suis plus réservé à propos de notre engagement en Irak. L'intervention américaine de 2003 était une erreur, d'autant plus que les arguments utilisés pour la justifier étaient mensongers. Mais, surtout, la politique qui a été mise en place après le renversement du régime a été une erreur plus grande encore. Elle a consisté à appliquer les mêmes méthodes qu'en Allemagne ou au Japon en 1945, en partant du principe qu'une fois la dictature renversée, on retrouvait la démocratie de façon automatique ! Or il faut du temps pour construire la démocratie. Si les États-Unis avaient été capables d'élaborer un plan constructif, évitant de renvoyer les membres du Baas dans l'extrémisme, nous aurions été obligés de reconnaître après coup le bien-fondé de leur intervention. Une troisième erreur a été commise, quand les troupes américaines sont parties. Certes, le président Obama avait été élu avec pour mission de désengager les forces américaines. Néanmoins, abandonner le gouvernement de l'Irak aux mains de M. Maliki, partisan d'une politique chiite sectaire, était une faute. Cet enchaînement de mauvaises décisions a conduit à la dégénérescence actuelle. Quel enseignement en tirer, sinon que toute intervention nécessite qu'on réfléchisse soigneusement à ses objectifs, aux conditions dans lesquelles elle se fera, sans parler des moyens ?
Quant à Daech, il était compréhensible que le président Obama décide d'intervenir après les décapitations spectaculaires et de mettre sur pied une coalition. Grâce aux drones, aux forces spéciales et au renforcement des troupes kurdes, le mouvement a pu être à peu près endigué. Il n'y a pas eu de bataille de Bagdad. Il était rationnel que nous apportions notre aide, en engageant des moyens. Cependant, pour éradiquer le mouvement, il faudrait une action militaire au sol et une solution politique en Irak et en Syrie. Or aucun pays occidental ne souhaite envoyer des troupes au sol : le Congrès américain voterait contre, la Grande-Bretagne s'y refuse, tout comme la France. Créer une force à partir des contingents irakiens chiites, kurdes et saoudiens reste difficile. Quant aux solutions politiques, elles supposent la création d'un Irak fort où le gouvernement chiite respecterait les sunnites - or rien de tel ne se fera sans l'Iran - mais également en Syrie. La tête du système Daech est en Syrie. Mais si on casse Daech en Syrie, on consolide de facto le régime Assad, car il n'y a pas de force démocratique assez forte sur le terrain syrien. Nous sommes placés dans une contradiction insurmontable. Sur le plan réaliste, il faudrait pouvoir accepter de coopérer davantage avec l'Iran et nous résigner à ce que Bachar el-Assad ne tombe pas. Bien sûr, des alliances difficiles se sont nouées pendant la Seconde guerre mondiale : face à Hitler les Etats-Unis se sont alliés à Staline. Mais certains choix dramatiques sont difficiles à assumer par les diplomaties d'opinion. L'affaire syrienne nous place devant une contradiction que nous ne savons pas gérer. Comme s'en inquiétait déjà Tocqueville, dans les démocraties, « les politiques étrangères sont souvent menées à partir de la politique intérieure ».
La Russie pourrait retrouver un rôle utile à jouer en Syrie, si elle dissociait ses intérêts de ceux du clan Assad. Encore faudrait-il avoir trouvé auparavant un compromis sur l'Ukraine, et avoir repensé les relations Russie/OTAN, UE, etc. Pour l'instant, aucun dirigeant occidental ne souhaite s'engager dans cette voie, sauf peut-être François Hollande.