Intervention de Jean Bizet

Réunion du 26 octobre 2004 à 9h30
Protection des inventions biotechnologiques — Adoption d'un projet de loi

Photo de Jean BizetJean Bizet, rapporteur de la commission des affaires économiques et du Plan :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, permettez-moi d'exprimer d'emblée ma très grande satisfaction de voir ce projet de loi enfin examiné par le Sénat, près de trois ans après son dépôt et plus de quatre ans après l'échéance fixée par nos obligations communautaires...

Par ce texte sera enfin assurée la transposition complète en droit national de la directive communautaire 98/44/CE relative à la protection juridique des inventions biotechnologiques.

Sans revenir sur les multiples événements qui ont jalonné l'histoire de cette transposition difficile - je les évoquerai tout à l'heure -, je salue au moins le prochain aboutissement de ce long processus.

Avec mon excellent collègue Jean-Marc Pastor, j'avais déjà abondamment présenté les multiples enjeux de l'industrie des biotechnologies pour l'Europe dans le rapport d'information que la commission des affaires économiques a adopté l'an passé. Je vous en rappelle le titre, qui me paraît de circonstance : « Quelle politique des biotechnologies pour la France ? »

Je tiens seulement à souligner que les biotechnologies représentent un enjeu pour une agriculture indépendante, innovante et durable, qu'elles constituent aussi un enjeu stratégique pour une économie de la connaissance, qu'elles sont enfin un enjeu commercial international.

Dans son rapport d'information sur les OGM, la commission des affaires économiques déplorait particulièrement les risques auxquels l'Europe s'exposait en ne prenant pas la mesure de l'enjeu biotechnologique : dépendance à l'égard des détenteurs étrangers de procédés ou produits protégés par la propriété intellectuelle, fuite des cerveaux, appauvrissement des capacités de croissance de notre continent. Permettez-moi de citer cette phrase du rapport qui l'exprime sans ambages : « Le comblement du fossé technologique croissant entre l'Europe et les Etats-Unis, particulièrement dans le domaine des biotechnologies, apparaît comme le pilier géostratégique de la place qu'occupera l'Europe dans le monde du XXIe siècle. »

C'est pourquoi cette transposition de la directive protégeant les inventions biotechnologiques est la bienvenue. Je ne vous cacherai pas que j'aurais certes préféré faire d'une pierre deux coups et transposer par la même occasion l'autre directive communautaire en souffrance, la directive 2001/18/CE, qui est relative à la dissémination des OGM dans l'environnement.

Mais, monsieur le ministre, ce n'est pas la voie retenue par le Gouvernement. Pourriez-vous en tout cas nous confirmer que l'annonce faite par le Président de la République, il y a quelques jours, dans le Cantal, d'un texte sur les OGM signifie qu'un projet de loi sera soumis sans tarder au Parlement afin de transposer cette directive 2001/18/CE ? Cela compléterait le cadre législatif propice à un véritable essor de l'industrie des biotechnologies en Europe.

Le présent projet de loi de transposition de la directive 98/44/CE répond à la fois à des impératifs économiques et juridiques tout en intégrant des préoccupations éthiques.

Je tiens d'abord à expliquer en quoi la non-transposition de la directive 98/44/CE contribue au retard européen en matière de biotechnologies. Ce retard, vous le savez, est préoccupant. Alors que le nombre de brevets biotechnologiques sur chacun des deux continents était comparable dans les années quatre-vingt-dix, il est aujourd'hui trois fois plus important aux Etats-Unis que dans l'Union européenne ! Or, pour les seuls domaines médical et industriel, donc sans même inclure l'agriculture, on estime le marché potentiel mondial des biotechnologies à l'horizon 2010 à plus de 2 000 milliards d'euros, soit environ deux fois le produit intérieur brut de la France.

Pourquoi ce retard ? Certainement pour deux raisons, qui ne sont pas sans lien : le manque de financement et le défaut de protection intellectuelle.

Pour lever les fonds considérables qu'exige la recherche en sciences du vivant, les entreprises européennes de biotechnologie ont besoin de faire valoir des brevets qui sont la garantie d'un juste retour sur investissement. Sinon, le fossé qui sépare notre industrie des biotechnologies de celle des Etats-Unis ne pourra jamais être comblé.

L'objectif a été fixé à Lisbonne : faire de l'Europe « l'économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde ». D'où la stratégie européenne en matière de biotechnologies, qui passe par la mise en place définitive du brevet communautaire, c'est-à-dire d'un brevet uniforme et valable dans tous les Etats membres, mais aussi par la protection des inventions biotechnologiques grâce à la directive 98/44/CE que nous transposons ici.

Même si ce n'est pas directement mon propos, je voudrais insister publiquement sur l'importance cruciale qui s'attache à la finalisation d'un brevet communautaire. Il est essentiel, monsieur le ministre, que la France ratifie le protocole de Londres et contribue à l'aboutissement de la négociation en cours au Conseil européen, laquelle achoppe sur la valeur juridique des traductions des brevets. Un tel brevet communautaire représente en effet le vecteur d'une véritable Europe de la recherche dont nous avons cruellement besoin.

J'en reviens à la directive qui nous occupe aujourd'hui. Son adoption a nécessité dix années de débats et deux propositions de la Commission -l'une en 1988, l'autre en 1994- pour aboutir enfin en 1998. De plus, à ce jour, cette directive applicable au 30 juillet 2000 n'a été transposée que dans neuf Etats membres de l'Union européenne à quinze, et dans quinze Etats membres de l'Union européenne à vingt-cinq.

Pourquoi avoir tant tardé à transposer ? Un débat compliqué et des hésitations diverses ont traversé l'ensemble des familles politiques sur ce sujet.

Je rappellerai seulement que, malgré la résolution de l'Assemblée nationale d'octobre 1996, dont l'initiative revient à M. Jean-François Mattei, le gouvernement français a non seulement voté en faveur de la directive 98/44/CE, mais a même joué un rôle décisif dans son adoption le 6 juillet 1998. D'ailleurs, la France ne s'est pas jointe à l'action engagée par les Pays-Bas en octobre 1998 devant la Cour de justice des Communauté européennes.

Par la pétition qu'il a lancée et qui a reçu le soutien de plusieurs scientifiques, dont le professeur Axel Kahn, pour demander la renégociation des articles 5 et 6 de la directive, relatifs au corps humain, M. Jean François Mattei a appelé à limiter la portée des brevets sur les séquences géniques humaines. Cette préoccupation a aussi reçu un écho dans le rapport rendu par le député socialiste Alain Claeys, en décembre 2001, dans le cadre de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques. Ces inquiétudes éthiques ont nourri la réticence française à une transposition complète.

Le projet de loi que nous examinons aujourd'hui, et qui a été déposé le 31 octobre 2001, en est le témoin puisqu'il exclut les dispositions relatives au corps humain.

Mais l'hypothèse d'une renégociation de la directive est devenue, au fil du temps, de moins en moins réaliste. La Cour de justice des Communautés européennes a condamné la France en manquement pour non-transposition de la directive le 1er juillet 2004, et nous sommes désormais menacés d'astreinte financière. Si la transposition de la directive répondait à une exigence économique, elle fait désormais figure d'impératif juridique.

C'est d'ailleurs l'un des partisans de la renégociation qui, devenu ministre de la santé en mai 2002, a engagé la transposition de la directive dans le cadre plus large de la révision des lois de bioéthique de 1994. Ainsi, la loi bioéthique d'août dernier comprend un titre IV relatif à la protection juridique des inventions biotechnologiques, qui transpose les dispositions sur le corps humain.

La partie la plus difficile de la transposition étant réalisée, il nous reste aujourd'hui à transposer le reste de la directive.

Ce projet de loi appelle deux remarques : d'une part, il s'inscrit dans un cadre éthique aujourd'hui consolidé, d'autre part, il est rédigé de la façon de la plus consensuelle possible.

La transposition s'inscrit en effet dans un cadre offrant des garanties éthiques à trois niveaux.

Tout d'abord, des garanties qui tiennent à des exclusions générales du champ de la brevetabilité : le «modèle européen » de brevetabilité du vivant exclut du champ du brevet tout ce qui n'est qu'une découverte de l'existant naturel, et qui ne fait donc pas appel à l'inventivité scientifique. De ce fait, le corps humain, les variétés végétales et les races animales ne sont pas brevetables. Il faut sans cesse le répéter.

Ensuite, des garanties plus précises relatives au problème spécifique du corps humain, dont la transposition a été assurée par la loi Mattei qui a encore sécurisé ce cadre éthique, et il n'est pas question d'y revenir.

En dernier lieu, des garanties quant au contrôle des risques pris pour l'avenir : risque que trop de brevets tuent le brevet, risque de concentration des brevets dans les pays développés, interrogations sur l'adaptation du texte à l'évolution des sciences de la vie. Face à ces questions, la vigilance reste de mise et la Commission européenne en a pleinement conscience.

Ces garanties étant posées, le projet que nous examinons m'apparaît assez consensuel. Il l'est sur la forme, puisque le gouvernement actuel reprend intégralement le texte dans l'état où l'avait déposé le gouvernement Jospin, mais il l'est aussi sur le fond.

En effet, le premier aspect du texte - articles 1 à 7- est de garantir le principe général de protection des inventions portant sur la matière biologique, mais aussi de l'assortir de réserves liées à l'ordre publique, de conditions ainsi que de limites.

Le deuxième aspect du texte - articles 8 et 9- est d'organiser des licences obligatoires pour concilier la non-brevetabilité des races animales et des variétés végétales avec la brevetabilité d'inventions portant sur des éléments biologiques d'origine animale ou végétale.

Le troisième aspect du texte - articles 10 et 11 - n'est pas strictement exigé par la transposition de la directive et porte sur le renforcement plus général des licences obligatoires et des licences d'office.

Toutefois, la commission des affaires économiques estime que ce texte pourrait être utilement amélioré. Outre plusieurs amendements destinés à assurer la nécessaire coordination entre le projet de loi, tel que déposé en novembre 2001, et l'état actuel du droit de la propriété intellectuelle, résultant des articles 17 et 18 de la loi bioéthique, elle vous proposera des amendements au texte dans un double objectif : d'une part, assurer une meilleure conformité du texte à la directive ; d'autre part, assurer la survie des entreprises semencières européennes par une coexistence harmonieuse et équilibrée entre le droit des brevets et celui des obtentions végétales.

Pourquoi transposer fidèlement ? Tout simplement pour asseoir la sécurité juridique. En effet, des écarts, même légers, sauf s'ils sont purement rédactionnels, risquent de créer des brèches d'incertitude qui sont autant de failles exploitables devant les tribunaux. De tels litiges sont nécessairement longs et coûteux et porteraient donc préjudice aux entreprises et laboratoires de biotechnologie, pour une utilité nulle puisque le tribunal fera certainement primer in fine le texte communautaire sur le texte national.

En outre, une transposition ambiguë, frileuse voire inquiète, constituerait un signal négatif à l'égard de l'industrie biotechnologique, qu'il s'agit au contraire de promouvoir. D'ores et déjà, le retard de transposition n'a pas contribué à donner une image positive de la France aux yeux de ces industriels. Une transposition fidèle permettrait, à l'inverse, de faire la preuve de la volonté française de construire l'Europe de la recherche.

Le deuxième objectif est la sauvegarde des entreprises semencières européennes. La commission des affaires économiques propose à cet effet d'introduire, à l'article 7 du présent texte, l'exception dite du « sélectionneur » : celle-ci permet d'utiliser librement les variétés végétales protégées par un titre d'obtention végétale à des fins de création variétale.

Le droit européen des brevets organise une dérogation par rapport à la protection du brevet, mais cette dérogation vise exclusivement les actes accomplis à titre expérimental. Cette « exemption de recherche » permet d'utiliser l'invention brevetée à des fins de recherche, mais sans doute pas de l'utiliser pour créer de nouvelles variétés végétales. Cela signifie que le travail du sélectionneur, aujourd'hui permis par le droit des obtentions végétales, ne serait plus possible sur les variétés transgéniques, dont le nombre va croissant. Si tel était le cas, les petites et moyennes entreprises semencières européennes seraient alors obligées de demander des licences aux multinationales détenant des brevets sur ces variétés transgéniques.

C'est pour éviter ce scénario monopolistique que la commission des affaires économiques propose d'introduire en droit des brevets l'exception du sélectionneur. Il s'agit d'une garantie qui s'inscrit dans les traditions agricoles française et européenne et il n'y pas de raison de laisser l'équivoque du droit européen s'interpréter à rebours de cette tradition. C'est le seul moyen pour la France de rester dans les tout premiers pays semenciers, et sans doute le seul moyen pour l'Europe de garantir son indépendance alimentaire.

Sous réserve de ces amendements, la commission des affaires économiques vous invite, mes chers collègues, à adopter le présent projet de loi.

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