Intervention de Jean-Marie Guéhenno

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 4 décembre 2012 : 1ère réunion
Audition de M. Jean-Marie Guéhenno président de la commission du livre blanc sur la défense et la sécurité nationale

Jean-Marie Guéhenno, président de la commission du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale :

Merci de votre présentation généreuse à mon égard et à celle de la commission que je préside. Merci de me donner aujourd'hui l'occasion de m'exprimer devant vous. Quand le Président de la République m'a nommé cet été à la tête de la commission du Livre blanc, la lecture de la série de rapports du Sénat a fait partie de mes « devoirs de vacances », m'a été très utile et m'a permis de gagner beaucoup de temps.

Quelques mots d'abord sur la méthodologie de cette commission. La lettre de mission du Président de la République définit le cadre de nos travaux, avec des objectifs clairs et ambitieux : définir une stratégie de défense et de sécurité nationale, préciser les missions des forces armées et pour ces missions définir les capacités nécessaires, en tenant compte de trois impératifs : la dissuasion nucléaire dont les deux composantes seront maintenues, la relance de l'Europe de la défense et la prise en compte, comme le rappelait le président, du contexte budgétaire de notre pays, les budgets de sécurité ne devant être ni une variable d'ajustement, ni sanctuarisés car aujourd'hui le redressement des finances publiques est aussi une question de souveraineté nationale.

Le Président nous a invités à ne pas tout reprendre à zéro par rapport aux réflexions menées en 2008, mais à réfléchir plus particulièrement à trois évènements majeurs survenus depuis : les printemps arabes (qui tournent parfois à un dramatique hiver comme en Syrie), la crise financière et l'émergence, qui se confirme, de nouvelles puissances. Nous avons également la chance de pouvoir tirer aujourd'hui les leçons des engagements extérieurs conduits par la France en Afghanistan, en Côte d'Ivoire et en Libye, trois types d'opérations assez différents. Ce capital d'expérience très riche est une chance : il éclaire nos travaux. Voici pour le cadre général qui nous amène à regarder à l'horizon de 15 ou 20 ans pour définir les axes de notre défense et de sécurité nationale.

Il est important de trouver un équilibre entre des recommandations suffisamment concrètes, pour qu'il ne soit pas un exercice purement académique, sans se résumer à être une sorte de préambule de la loi de programmation militaire. Il faut donc trouver le maillage adéquat afin qu'il détermine un cadre politique clair mais ne verrouille pas « chaque bouton de guêtre », si j'ose dire, car les détails de sa mise en oeuvre devront être discutés entre le Parlement et le Gouvernement. Nous essaierons de trouver cet équilibre.

Je souhaite que le Livre blanc ne soit pas trop épais -le Président de la République m'a encouragé dans cette direction- et ce n'est pas une simple considération de présentation. La concision va d'ailleurs compliquer la tâche du rapporteur général -Pascal disait qu'il est difficile de faire court car il faut aller à l'essentiel-. La concision est indispensable pour faire du Livre blanc un document de référence vraiment accessible, non seulement aux acteurs de la défense, mais plus largement à tous nos concitoyens qui voudraient s'y intéresser, formant ainsi une base possible pour un consensus national.

Ce document sera lu au-delà de nos frontières et c'est une considération que nous avons prise en compte, tant dans la composition de la commission que pour la rédaction du Livre blanc. Pour la première fois, la commission du Livre blanc est ouverte à nos partenaires européens puisqu'y siègent un Allemand et un Britannique. Leur participation aurait pu poser des problèmes, mais ce n'est pas le cas ; pour certains sujets, des groupes de travail plus restreints permettent de resserrer le format de la discussion. La commission tire bénéfice de leur présence. Sir Peter Ricketts, ambassadeur du Royaume-Uni en France, a joué un rôle central dans l'élaboration du Livre blanc britannique et a fait part au groupe de travail sur le renseignement de son expérience sur le contrôle des services de renseignement par le Parlement britannique.

Cette ouverture dissipe aussi beaucoup de malentendus et prépare peut-être le terrain pour une coopération plus étroite vers l'Europe de la défense malgré l'étendue des différences entre nous sur ce sujet. Mettre sur la table de façon honnête et transparente les questions que nous nous posons est un préalable me semble-t-il indispensable pour arriver à des réponses concertées, sinon identiques. De ce point de vue, cet engagement avec nos partenaires européens est intéressant.

Nous avons également procédé à l'audition de hauts fonctionnaires engagés dans les institutions européennes, comme Pierre Vimont ; Claude-France Arnould, directrice exécutive de l'Agence européenne de défense, est membre de la commission. Dans le groupe « industries de défense », nous avons entendu des Européens, dont le président allemand d'EADS, Thomas Enders. Enfin, nous avons animé un colloque sur la défense européenne à Sciences Po autour du ministre des affaires étrangères suédois Carl Bildt. L'idée est de multiplier les formats, autour des formats de « Weimar » et de « Weimar Plus » auxquels la France est particulièrement attachée. Carl Bildt a lancé avec la Pologne, l'Italie et l'Espagne une réflexion sur la stratégie européenne. Cette initiative a pu générer des interrogations, mais en attirant à soi les discussions, on « fait son nid » et on désamorce les méfiances. Cela fait finalement pas mal de monde en Europe pour construire un « noyau » pour avancer.

Nous avons également entendu l'ambassadeur américain auprès de l'OTAN, qui est venu nous parler de son expérience de révision de la stratégie de sécurité américaine, ou encore des grands partenaires émergents comme la Chine, Singapour ou le Brésil, pour prendre trois horizons différents. Ces différentes perspectives nous donnent une distance qui aide à la réflexion sur soi même.

S'agissant du calendrier, nous souhaitons aller le plus vite possible sans toutefois bâcler l'exercice. Nous avançons en effet à marche forcée, avec un programme de travail très lourd et un calendrier de réunions particulièrement intensif. Nous visons un bouclage début 2013. Nous attendons encore des contributions de la part du ministère de la défense - qui fait un travail remarquable -. Nous demandons des chiffrages, des éléments précis et il nous faut pouvoir faire des allers-retours entre des hypothèses structurantes de conflits, les forces nécessaires pour les traiter et les coûts qui résultent de leur entretien et de leur maintien en condition opérationnelle. A ce stade de la réflexion, nous commençons à avoir une vision des types de conflits que notre pays aura à affronter, ainsi que des types de forces nécessaires pour y répondre, mais nous n'avons pas encore de chiffrages.

Sur le contexte financier, la direction du budget nous a fait une présentation assez dure, lors d'un séminaire de la commission du Livre blanc, pour nous décrire les difficultés auxquelles elle était confrontée...

Il est donc essentiel de prendre le temps des allers-retours entre volume des forces et enveloppes financières, pour permettre de les ajuster au mieux. Nous n'allons pas dire : « voilà l'enveloppe financière, et maintenant on coupe ce qui dépasse ». Si des missions essentielles ne peuvent entrer dans le cadre de l'enveloppe financière qui nous serait fixée, il faudra des arbitrages politiques. Nous visons donc janvier, mais je veux réserver la possibilité de ces allers et retours indispensables : la phase finale ne doit pas être précipitée, ni se faire sur un coin de table, elle est cruciale et les choix seront extraordinairement difficiles.

L'objectif de la commission est de pouvoir livrer une première version en janvier, de présenter une version finalisée au Gouvernement courant février afin qu'elle soit communiquée au Parlement fin février.

Ou en sommes-nous ? La difficulté de l'exercice tient au caractère fluide du contexte. Il est plus facile de définir ce qui est improbable que ce qui est probable. Il est facile de dire que la menace d'une invasion du territoire national par des forces terrestres est aujourd'hui improbable. Il est plus difficile de définir la nature des menaces auxquelles nous devrons faire face dans les prochaines années. Il apparaît cependant que la faiblesse de certains États est aujourd'hui une source de préoccupation croissante. Longtemps, c'était la force de certains États qui pouvait constituer une menace. Aujourd'hui, c'est leur faiblesse, leur incapacité à assurer l'ordre public et la protection de leurs frontières qui semblent constituer un risque pour la stabilité de certaines régions. Je pense bien sûr au Sahel où la fragilité des États est une des causes de la crise actuelle. La fragilité des États et le développement de zones grises qui échappent à leur contrôle constituent de ce point de vue une question structurante pour la décennie. La délimitation des zones d'intervention de la France constitue également une question délicate. La France est à la fois une puissance globale et en même temps, sa géographie continue de peser sur sa volonté et sur sa capacité d'intervention. La défense de nos intérêts essentiels se situe désormais au-delà de nos frontières, mais ce qui se passe à 5 000 km de la France compte un peu moins que ce qui se situe dans un étranger proche. La difficulté est donc de savoir où placer le curseur.

Une autre question qui se pose avec acuité est celle de la nature des capacités d'intervention dont il faut disposer. L'expérience de l'Afghanistan illustre le fait que l'action militaire ne suffit pas à atteindre des objectifs stratégiques. Un des enseignements tirés de cette expérience est la nécessité d'investir dans le civilo-militaire. Il nous faut compléter l'action militaire par une action civile qui permette non seulement de gagner les coeurs mais de restaurer les fonctions essentielles de l'État. Sur ce terrain, ni l'OTAN, ni l'ONU, ni l'Europe, ni la France n'ont fait preuve d'efficacité dans l'orchestration des moyens nécessaires. Au niveau français, si les militaires peuvent être déployés dans des délais très brefs, notre capacité à mobiliser les civils est encore très limitée. La commission du Livre blanc se penche évidemment sur les nouvelles menaces et notamment sur la cyberdéfense. Nous poursuivons la réflexion ouverte par le Livre blanc de 2008 dans ce domaine. Les dernières années nous ont montré combien tous les grands systèmes qui produisent des services essentiels au fonctionnement normal de la nation, tels que l'eau, l'électricité ou les télécommunications, sont vulnérables à des attaques cybernétiques. Aujourd'hui, plus qu'hier, la sécurité, le bien-être de nos concitoyens dépendent de notre effort en faveur de la cyberdéfense. Cet effort dépend des pouvoirs publics, mais également de la mobilisation de tous les citoyens sous la forme d'une vigilance et d'une hygiène quotidienne dans l'usage des nouvelles technologies.

Nous entendons également reprendre le concept de sécurité nationale. Il faut sans doute trouver le juste milieu entre une conception très extensive de ce concept et une conception réduite à la défense nationale. Nous entendons nous concentrer sur ce qui constitue une réponse à des menaces de caractère systémique de nature à interrompre le fonctionnement normal du pays, qu'il s'agisse du terrorisme, de catastrophes industrielles ou naturelles. De ce point de vue, la notion de résilience qui implique une mobilisation de tous les concitoyens demeure tout à fait pertinente.

Je dirai un mot sur les implications de nos démarches sur les questions du format, de la capacité industrielle et de la dimension européenne.

Un débat est en train d'apparaître, sur le format, qui peut-être dangereux s'il est trop simplifié, entre le nombre et la qualité des équipements. Faut-il se concentrer sur des très petits nombres avec des équipements de la plus haute qualité, ou garder des équipements nombreux de moins haute qualité ? Je présente à dessein de façon un peu simpliste cette opposition. Je sens qu'à l'intérieur des armées, c'est une question qui préoccupe, car derrière cette polarisation excessive, il y a des implications pour le format de l'armée de terre et pour notre industrie de défense : quelles séries commanderons-nous dans les programmes en cours ? Quelle révision à la baisse, éventuelle, de ces programmes ? Qu'est-ce que cela veut dire pour les chaînes de fabrication et pour les bureaux d'études ? Il va falloir trouver les bons arbitrages et les bons équilibres. Et sur ce point, je m'exprime à titre personnel, car la commission n'a pas encore arrêté sa position sur ce sujet difficile. C'est une opposition qu'il ne faut pas pousser à l'excès, d'autant qu'elle ne correspond pas à la réalité des conflits actuels, qui sont hybrides, en ce sens qu'ils requièrent tout à la fois de disposer de la meilleure technologie et en même temps, quelquefois, d'être sur le terrain avec une présence qui ne soit pas homéopathique.

Ceci étant dit, entre le volume et les équipements, quelles sont les implications sur l'enveloppe financière ? Qu'est-ce qui est possible ? Là encore nous aurons besoin de nombreuses itérations pour affiner avec plus de précisions un certain nombre de curseurs qui font varier les coûts.

Je prends un exemple. Je sais que les militaires sont très attachés au maintien de la capacité d'entrer en premier, donc de forcer l'entrée sur un territoire, de faire la guerre. Ce concept n'a cependant pas le même sens selon le pays avec lequel nous serions en conflit, selon ses capacités militaires. Ce ne sont donc pas les mêmes schémas qui seraient à prendre en considération. Dès lors, la question est posée de la place du curseur et de la définition des exigences. Il faudra avoir ce débat et, naturellement, la dimension financière y aura sa place.

S'agissant de la défense européenne, nous bénéficions du rapport de M. Hubert Védrine, dont les conclusions sont claires. Il ne s'agit pas de revenir sur la décision de réintégrer la structure militaire de l'OTAN. Il ne s'agit pas d'avoir des illusions sur les progrès, très insuffisants, de l'Europe de la défense ces dernières années. Mais il s'agit de bâtir à partir du constat que nous avons intérêt à être présent sans complexe dans l'OTAN et qu'en Europe, nous n'avons pas fait les progrès que nous souhaitons. Sur ce point, nous aurons encore des discussions au sein de la commission. On voit bien que, par rapport à nos partenaires européens, il y a parfois beaucoup de méfiance et trop de non-dits. Quand, par exemple, la France affirme avec justesse que la question du Sahel est stratégique pour l'Europe et qu'on ne peut laisser s'établir, à proximité de nos frontières, une zone de non-droit susceptible de devenir un lieu d'asile pour la préparation d'actions terroristes, certains ne peuvent s'empêcher de la soupçonner, à cause de son histoire, parce qu'elle connaît mieux la région. La connaissance est, en la matière, un avantage et un inconvénient parce que certains se demandent : quel est le vrai agenda français ? Quelle idée ont-ils derrière la tête ? Très souvent nous n'en avons pas, nous sommes très honnêtement en train de présenter à nos partenaires européens une vraie question qu'il nous faut régler entre Européens parce que nous n'allons pas être les Américains de l'Europe réglant pour les autres toutes les questions. Nous avons donc un travail pédagogique patient à conduire pour, peu à peu, convaincre nos partenaires européens qu'il y a de vraies questions stratégiques européennes, et il nous faut commencer par un constat commun, car si on n'a pas la même idée des menaces on n'aura jamais la même idée des réponses. Sur les menaces, des différenciations géographiques existent. Quand on est en Pologne ou dans les pays Baltes, on est plus préoccupé par ce que se passe à l'Est que par ce qui se passe de l'autre côté de la Méditerranée. La France a la chance, par sa géographie, d'être à la fois un pays du nord et un pays du sud et donc de se trouver à l'articulation de ces deux Europe. Elle peut donc jouer un rôle de passerelle. C'est en ce sens que je suis un peu moins pessimiste qu'Hubert Védrine, c'est une question de temps. Par rapport aux vingt dernières années, il ya une différence, c'est l'évolution des États-Unis, sur lesquels les Européens se sont reposés pour assurer leur défense. Une prise de conscience s'amorce, mais elle reste partielle, que sur beaucoup de questions, les Américains n'ont plus toujours envie d'intervenir en première ligne. Les Européens sont parfois livrés à eux-mêmes. Une réponse coordonnée entre Européens n'est plus considérée comme un geste hostile aux États-Unis, mais comme la conclusion réaliste que si les Européens ne s'occupent pas de leurs affaires, personne ne s'en occupera pour eux. Il y a donc les prémices d'une évolution. Il va falloir trouver le ton juste, pour éviter d'écrire, sur les questions européennes, un livre blanc des incantations qui prétend que les choses sont ce qu'elles ne sont pas, mais en même temps être dans un réalisme ambitieux, c'est-à-dire reconnaître que les faits nous condamnent à continuer de faire des efforts pour travailler avec nos amis européens, que ce soit pour répondre à des conflits dans lesquels nous ne pouvons pas être les pompiers de l'Europe ou que ce soit dans le domaine de l'industrie de défense. Si les budgets se réduisent et que l'on veut garder des séries suffisamment nombreuses pour être viables, il n'y a pas d'autres choix que les exportations, d'une part, et le partage ou le développement de capacités communes européennes, d'autre part. L'exportation, d'ailleurs, sera de plus en plus difficile en raison d'une concurrence intensifiée, notamment par la baisse des budgets de défense aux États-Unis.

La dissuasion n'est pas au centre de notre réflexion, compte tenu des décisions arrêtées par le Président de la République. Nous allons simplement préciser l'articulation entre ce socle de la sécurité de la Nation et les autres moyens d'actions pour les crises intermédiaires qui ne menacent pas nos intérêts vitaux mais qui, si on les ignore, finiront par rendre le jardin européen invivable. Un jardin ne peut pas être entouré de forêts vierges sans en subir un jour les conséquences. Et donc, c'est sur ce message sans doute que le Livre blanc pourra s'organiser. La sécurité ne commence pas à ses frontières, elle suppose une capacité d'influence sur son environnement. Comment le définir ? C'est une question à préciser. Mais, clairement, l'environnement géographique de la France, immédiat ou plus large, est une base de sa sécurité. Pour influencer cet environnement, l'outil militaire est un outil essentiel. Ce n'est pas le seul, il faut l'orchestrer avec d'autres outils, mais ce serait irresponsable d'imaginer qu'on puisse se replier derrière nos frontières et se considérer en sécurité.

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