Intervention de Dominique Wolton

Commission de la culture, de l'éducation et de la communication — Réunion du 4 février 2015 à 9h30
Table ronde sur l'avenir de france télévisions

Dominique Wolton, directeur de recherche au CNRS en sciences de la communication, administrateur de France Télévisions :

Ce n'est pas en tant qu'administrateur que je m'exprime ici, mais en tant que chercheur.

J'ai côtoyé, tout d'abord au cours de mes recherches, puis comme administrateur, beaucoup de présidents de France Télévisions. J'ai donc une très longue expérience dans ce domaine. J'ai calculé que, sur les vingt-cinq livres que j'ai écrits, douze sont consacrés à la presse écrite, à la radio, à la télévision, à l'Internet, ou aux nouveaux médias. C'est dire si j'ai une bonne connaissance de ce secteur, que je considère avec une certaine ironie. Étant chercheur, je n'emploierai toutefois pas le langage académique qui convient pour traiter le sujet.

La télévision n'a jamais été appréciée, et le décalage entre son immense succès mondial et le fait que les élites, dans l'ensemble, ne l'ont jamais considérée comme importante, perdure. La méfiance à l'égard de la radio et, encore plus, de la télévision repose sur un précepte faux et stupide, véhiculé depuis soixante ans : si l'on délivre le même message à tout le monde, tout le monde sera manipulé de la même façon. Pourtant, l'expérience démontre que le même message, adressé à chacun, n'a jamais eu la même répercussion chez tout le monde !

Sortir des médias de masse a été salué comme un progrès. C'est là un contresens intellectuel : on a d'abord considéré les médias de masse comme facteurs d'émancipation, puis comme facteurs de standardisation, voire d'abrutissement. On a par ailleurs toujours estimé que la segmentation constituait un progrès par rapport à la question du grand public.

Y a-t-il ou non de la place dans un monde interactif segmenté pour des médias de masse généralistes, publics ou privés ? C'est une question politique fondamentale. L'avenir de la culture réside-t-il dans la segmentation et l'individualisation, comme on le dit aujourd'hui, en privilégiant la logique de la demande par rapport à celle de l'offre ? Au contraire, doit-on conserver une problématique de l'offre pour maintenir un facteur de lien social, de culture, de démocratie ? Les industries poussent naturellement vers l'individualisation et la segmentation. Les firmes comme Google, Apple, Facebook, Amazon (GAFA) font tout pour que l'individu soit libre, ne subisse rien, et choisisse ce qu'il veut.

Pour l'instant, dans cette bataille théorique et politique mondiale, un avantage considérable se détache en faveur de la segmentation et de l'individualisation, de l'interactivité, des nouveaux médias, alors qu'on désavoue presque les médias de masse, la radio comme la télévision, qui semblent laisser indifférent. La radio s'en tire plutôt bien, car personne ne s'en occupe ! Ce n'est pas le cas de la télévision, dont on considère qu'elle coûte trop cher et ne correspond finalement pas à ses objectifs.

Tout le monde a une opinion sur la télévision, et c'est fort bien. J'ai écrit que « la télévision est l'objet le plus démocratique des sociétés démocratiques ». Tout le monde en dispose, tout le monde la regarde, et tout le monde la déteste. La radio et la télévision constituent des biens communs que l'on partage, mais il s'agit d'un sujet très compliqué à comprendre et à analyser. Le monde de la connaissance, que je représente, n'a jamais réussi à faire passer des connaissances dans un univers surdéterminé soit par la politique, soit par la technique.

Nous sommes donc écrasés par le fait que la politisation l'emporte, a fortiori quand il s'agit de médias publics, mais aussi, lorsqu'il s'agit de médias privés, par la prégnance des marchés. Le manque de culture historique pèse sur ce secteur, notamment sur les médias de masse.

En matière de communication, la problématique de l'offre a dominé durant quasiment un siècle. Elle domine encore aujourd'hui dans la presse écrite, la radio et la télévision, mais on considère qu'elle est battue en brèche par le fait que l'offre est trop standardisée, et que le spectateur, en quête de liberté, symbolisée par les réseaux sociaux, sera plus riche et plus interactif. C'est là que réside le véritable contresens intellectuel entre l'offre de mauvaise qualité, trop faible, trop standardisée et une demande qui apparaîtrait comme plus riche. Toute industrie culturelle, qu'il s'agisse du livre, de la radio, de la télévision, du cinéma ou du théâtre vivant, est naturellement portée par une responsabilité de l'offre. Si la politique se met à fonctionner d'après les sondages, elle meurt. La demande n'est jamais la chose la plus importante pour une industrie culturelle, a fortiori pour la politique.

C'est vers cette tendance que l'on s'achemine aujourd'hui. Or, si l'on dévalorise l'offre et que l'on valorise constamment la demande, on dévalorise les médias généralistes et on valorise tous les médias thématiques ou interactifs et, naturellement, tout ce qui gravite autour de l'Internet. La question n'est pas de se positionner en faveur de l'Internet et des médias de masse ou contre eux, mais de connaître la proportion que l'on doit conserver pour favoriser le lien social et la communication, à l'échelle d'un pays, de l'Europe - qui constitue un enjeu politique fondamental - ou du monde.

Dans la bataille actuelle, le concept de l'offre est dévalorisé au profit du concept de la demande, et tout ce qui est généraliste est dévalorisé au profit de la segmentation, de l'individualisation et de l'interactivité. La télévision est donc prise dans une double crise : une crise de l'offre et un dumping technologique. Elle a du mal, du point de vue des valeurs, à sauver la mise.

Le paradoxe, surtout en Europe, vient du fait que la gauche et la droite ont, sur les médias, à peu près la même position. Ce sont des guerres picrocholines qui ressemblent à de véritables guerres civiles ! Il n'est qu'à considérer le « Pflimlin bashing ». Marc Tessier a été victime du même « bashing ». Il est aujourd'hui impossible d'être dirigeant de l'audiovisuel ! Tout le monde crie haro sur le baudet ! Aucun secteur de l'économie ni de la société ne fait l'objet de tant de haine. Tous les dirigeants de l'audiovisuel public paraissent incompétents : « Rémy Pflimlin est incompétent : c'est un mou ! ». Je peux vous dresser la liste des adjectifs que l'on entend à propos de Rémy Pflimlin... Il en allait de même auparavant. Je ne parle même pas de Patrick de Carolis.

Je ne sais pourquoi on n'arrive pas à dépasser le niveau de la passion politique et des idéologies, dans un secteur qui concerne la culture, la communication et le lien social, où le consensus entre les forces de droite et de gauche est finalement plus important qu'on ne le croit.

Je ferai, pour finir, cinq propositions très simples.

En premier lieu, on ne peut demander au service public de recréer l'Office de radiodiffusion télévision française (ORTF) - bien que ce soit le cas actuellement. C'est naturellement ingouvernable, et il va falloir refaire du « small is beautiful ». Un ancien Président de la République a estimé qu'il convenait de revenir à l'ORTF, ce qu'ont dû faire les malheureux dirigeants. Or, on sait fort bien que c'est impossible ! Il faudra quatre, cinq, six ans ; puis une autre force politique, de droite ou de gauche, estimera que c'est ingérable et qu'il faut segmenter. On demandera alors au service public de retrouver son autonomie. Que de temps et d'énergie perdus ! C'est infernal !

Deuxième proposition : la langue de bois, qui est le mécanisme du totalitarisme, mais aussi la condition de la démocratie, consiste à affirmer que le service public de l'audiovisuel est autonome de l'État. Cela fait trente ou quarante ans que je suis le témoin de la tyrannie effrayante, non de l'État, mais de la politique ! L'État est omniprésent dans les conseils d'administration, et les présidents de France Télévisions ne peuvent que se situer en permanence dans une négociation extrêmement âpre avec Bercy, ou les autres acteurs - Matignon, l'Élysée, les conseillers, les amis bien placés, très nombreux dans l'audiovisuel.

Le goût pour l'audiovisuel est aussi un goût pour le pouvoir. On s'imagine que si on tient les tuyaux, on tient les consciences. Évidemment ! Même les grands patrons de la presse écrite, durant les années 1890 à 1930, lorsqu'ils tenaient les grands groupes de presse, ne tenaient pas les consciences. Le plus intéressant, en matière de communication, ce sont les récepteurs. Nous sommes très têtus : on peut nous raconter n'importe quoi, on ne croit que ce que l'on veut croire, dans une négociation très serrée dans notre conscience. Mais la télévision fascine, car on pense qu'elle représente le pouvoir.

La politisation est donc extrême, mais il faut de toute urgence trouver un moyen pour que la télévision demeure un média de service public. De grâce ! Faisons en sorte qu'il existe une véritable autonomie, mais non celle qui existe depuis trente ans, alors même que les consciences ont beaucoup évolué dans les rédactions et parmi le public. Les récepteurs demandent plus une télévision d'État de service public qu'une télévision publique politique ! Je ne suis pas un fanatique des sondages, mais ce qui ressort de celui qui a été présenté, c'est la stabilité des opinions concernant le rôle et la fonction du service public. Elles démontrent un attachement culturel profond à la télévision publique. C'est d'ailleurs le cas dans toute l'Europe : le service public est un concept européen. En dehors de l'Europe, il n'existe que trois médias publics dans le monde, tout le reste relevant du privé. Nous avons là un capital symbolique exceptionnel, que nous ne valorisons pas. Ainsi, la pauvre petite chaîne européenne Euronews n'est même pas une chaîne mondiale alors que, par définition, l'Europe est le plus grand projet politique démocratique de l'histoire. Cinq cents millions d'habitants, vingt-huit pays, vingt-six langues, aucun média mondial !

Une telle institution devrait être valorisée. Les Européens sont totalement masochistes. Sortir de ce contrôle politique est excessif, et disproportionné. L'autonomie du secteur public ne m'a jamais paru possible. La radio s'en tire un peu mieux, mais elle accepte à présent d'être filmée. Il faut être fou ! Tout cela va dans le sens d'une course au vedettariat. Lorsque le visage des journalistes s'affiche en grand format sur les panneaux publicitaires, on peut penser qu'on a perdu une partie de l'éthique du journalisme. Les journalistes les plus importants sont ceux des agences de presse - trois mondiales, dont une française : on n'a jamais vu leur visage. Or, ce sont pourtant eux qui font le plus gros du travail. Cependant, nos journalistes vedettes s'étalent sur les affiches, et participent à une quinzaine d'émissions quotidiennes !

J'ajoute qu'il n'y a jamais eu autant de « tuyaux » qu'aujourd'hui, et aussi peu de diversité réelle dans l'offre des programmes. Il n'y a donc pas plus de diversité culturelle, politique, religieuse, scientifique, pas plus de chefs d'entreprise, pas plus de militaires qu'il y a vingt ans. Par contre, on retrouve les mêmes journalistes sur les mêmes écrans. Je ne citerai personne.

Ma troisième proposition concerne le financement du secteur public, qui est sous-financé par rapport à ses homologues allemand et britannique, qui sont nos grands compétiteurs, concurrents et amis. Pour sortir du sous-financement et de la coopération positive avec Bercy, le plus simple est de jouer sur la redevance. Si l'on veut accorder un peu d'autonomie à l'audiovisuel public, il faut lui en donner les moyens. Augmenter la redevance permettrait aux citoyens de s'approprier ce secteur.

Quatrièmement proposition : le problème culturel apparaissant le plus important, il convient de sortir de la fascination que l'on éprouve aujourd'hui à l'égard du numérique. Le problème principal ne vient pas du fait que tout soit numérique, ni que l'on recense 7,5 milliards d'internautes, mais de proposer des contenus appropriés. Or, dans l'histoire, jamais une technique n'a fourni un contenu.

Ce qui m'intéresse, ce sont les rapports entre la technique et la société ; le numérique est indispensable, mais pour quel contenu ? Il est toujours plus difficile de faire des médias généralistes que des médias thématiques. On ne gagne pas d'argent avec les médias généralistes, mais c'est là que se situe le défi de la culture, de la politique et de la démocratie.

Il faut donc sortir de la fascination pour le numérique et prendre les techniques pour ce qu'elles sont. On s'imagine que tout va changer grâce aux nouveaux médias : un peu de modestie ! Dans trente ans, il y aura d'autres technologies, bien plus performantes ! And so what ? La finalité n'est pas que tous les Français soient interconnectés. Pour quelle représentation du monde, quelle offre, quelle culture, quelle représentativité de la diversité des sociétés ?

Nous sommes une société « black-blanc-beur » multiculturelle, qui n'est absolument pas représentée dans l'ensemble de nos médias, qu'ils soient publics ou privés. Comment peut-on espérer du lien social ? Si une société ne représente pas ses différentes composantes visibles dans la diversité de ses médias, lorsque les choses tanguent, comme c'est le cas en ce moment, les groupes se retirent et deviennent violents.

Il faut donc sortir de la fascination technique et de l'illusion qui consiste à croire que si tout était numérisé, meilleure serait la communication.

Il convient en outre de quitter le mouvement culturel dans lequel on est pris depuis une quarantaine d'années, qui conduit à penser que tout ce qui est individualisé et segmenté est supérieur.

Dans l'industrie culturelle, le conflit entre l'offre et la demande ne vaut que si l'offre domine. L'actuel mouvement technologique, culturel et économique va vers la tyrannie de la demande que constitue la segmentation. Dans un contresens extraordinaire, on appelle progrès de la liberté individuelle le fait qu'on segmente tout. Or, on segmente en fonction des moyens financiers. Si on a les moyens de payer, tout est pour le mieux, mais si tel n'est pas le cas, la segmentation se transforme en conflit entre communautés et société, et pose à nouveau la question fondamentale : qu'est-ce qui forge une société au-delà de toutes les différences ?

Enfin, il ne faut surtout pas toucher au nombre de chaînes, au prétexte que le secteur public est déjà en situation délicate. Toutes les chaînes ont leur place. La crise actuelle de France 3 n'est pas seulement liée à France 3, mais parce qu'avec la mondialisation les identités bougent en tous sens. Or, par définition, l'identité régionale elle-même est affectée par des mouvements culturels bien plus profonds que ceux auxquels on assiste à la télévision. Il faut donc bien prendre garde au fait que l'identité régionale est fondamentale pour l'identité nationale. France 3 joue un rôle essentiel, qu'il faut revaloriser. On ne parle pas non plus assez de la diversité de France Ô. Nous sommes le seul pays à posséder dix collectivités territoriales outre-mer.

Je n'ai fait que travailler sur des sujets qui n'intéressent personne : la communication, les médias, l'outre-mer, la francophonie, la mondialisation et la diversité culturelle...

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