Permettez-moi tout d'abord de dire que je suis d'accord avec beaucoup des analyses et des recommandations que vient de formuler Dominique Wolton.
Le média de service public est un enjeu majeur. C'est un enjeu pour la culture du pays, pour son influence, pour notre positionnement en Europe et dans le monde. Il faut donc lui donner des moyens d'existence et avoir une vraie ambition nationale, européenne et mondiale pour France Télévisions. Il faut aussi se doter de moyens cohérents et d'une véritable stratégie à moyen et à long terme. La stratégie d'un groupe public, que l'on aimerait industriel, se prépare dans la durée. Pour ce faire, on a besoin de dirigeants inscrits dans la stabilité et dans le temps. Dans les grands pays européens dont les services publics sont exemplaires, Marc Tessier serait encore aujourd'hui à la tête de France Télévisions.
Vous recevez demain l'administrateur général de la Radio télévision Belge francophone (RTBF) : il en est à son troisième mandat. Dans les pays nordiques, où l'on considère que la télévision entretient un lien fort avec les citoyens, on veille à assurer la pérennité des stratégies, car la cohérence entre l'ambition politique et l'unité des décisions est nécessaire. Cela passe par l'indépendance, qui est la condition de la prise de risque et de l'innovation.
Permettez-moi de dire à présent un mot de l'Union européenne de radiotélévision. Sans elle, il n'y aurait pas d'espace public audiovisuel européen fort, ni de service public européen tel qu'il existe aujourd'hui. L'Union européenne de radiotélévision a été créée en 1950 par les grands groupes de télévision et de radio publics, afin de réaliser des économies d'échelle et de créer les conditions d'une économie de l'audiovisuel public européen fiable. Son but était également de développer des standards technologiques et des moyens d'échange de qualité, de fiabiliser l'information, d'échanger des programmes, de les rediffuser mondialement, et de produire de grands événements d'un impact mondial, comme le soixantième anniversaire du débarquement.
L'Union européenne de radiodiffusion est une entreprise commune de même taille que Radio France ; son objectif est de mutualiser des fonctions industrielles, technologiques, économiques et stratégiques. C'est ce que l'on appelle l'Eurovision news exchange (EVN), qui comporte les sujets courts que l'on peut voir dans beaucoup de reportages sur les journaux de France Télévisions, mais aussi d'i-Télé, ou de BFMTV. Ils nourrissent l'information européenne et contribuent, sans qu'on le sache, à un imaginaire public européen majeur.
Ce sont les achats de droits du sport réalisés conjointement au niveau de l'UER qui font que les chaînes publiques peuvent encore aujourd'hui diffuser du sport. Sans cette capacité commune à acheter des droits, beaucoup de sports seraient inexistants sur les chaînes publiques. Ce sont des standards technologiques qui ont permis à la télévision de se développer en Europe et dans le monde, et qui ont inspiré la télévision connectée.
La production, la diffusion et la mise en partage de moyens communs dans le monde entier permettent à France Télévisions, à la BBC, à la ZDF de s'appuyer sur des ressources mondiales pour produire, parfois à plusieurs, et diffuser des événements. C'est aussi une dynamique de coproduction. Comme l'a dit Dominique Wolton, l'Union européenne de radiodiffusion est en quelque sorte la partie immergée de l'iceberg. On ne peut penser la télévision nationale sans penser à un système public européen, qui existe véritablement.
L'Union européenne de radiodiffusion est également un lieu d'inspiration et de réflexion sur l'avenir des services publics. L'ensemble des grandes chaînes publiques ont lancé il y a trois ans une réflexion appelée « Vision 20-20 » sur les conditions de mutation et d'adaptation des services publics à un nouvel environnement. Cette nécessité d'adaptation se poursuit, ainsi que l'a souligné Marc Tessier.
Le débat que vous avez aujourd'hui est légitime. Il a lieu partout en Europe. Le sujet tel qu'il est posé dans la plupart des grands pays européens est de savoir comment adapter les moyens et les conditions de fonctionnement du service public à une nouvelle réalité sociale, économique, technologique, géopolitique et concurrentielle.
Les grandes évolutions du service public doivent se faire dans la perspective de 2020 et de 2025. La mutation de la réalité sociale de nos pays est extrêmement rapide, y compris en France : vieillissement des populations le plus rapide de toute l'histoire de l'humanité, modification de l'équilibre entre actifs et inactifs, accroissement extrêmement rapide de la diversité des populations partout en Europe, de l'urbanisation et de l'isolement. La fragmentation économique, elle, n'a jamais autant augmenté depuis le début des années 1970.
La question de l'identité, dans un monde globalisé où l'occident ne domine plus le monde, pose des problématiques régionales, européennes et nationales. Cette évolution doit aussi nous faire réfléchir aux programmes que nous souhaitons. On ne peut réfléchir sans se poser la question de l'évolution de la société et de son impact sur les programmes.
La seconde mutation provient de l'accélération technologique et scientifique. On ne peut totalement s'en émanciper, comme le suggère Dominique Wolton. Il faut aussi l'étudier concrètement. On assiste à une numérisation du secteur audiovisuel extrêmement rapide, accompagnée par l'explosion du nombre et de la diversité des écrans mobiles, qui vont plus que quadrupler durant cette décennie. La consommation est désormais très différente, du fait du développement de la mobilité.
De nouveaux modes de consommation sociale ont un effet sur la manière dont nos concitoyens souhaitent consommer les médias. Même si l'offre est partageable et vise le plus grand public, il faut s'adapter aux modes de consommation, car si on ne peut les toucher, on ne remplit pas notre mission de service public. Les gens attendent également une évolution du rapport aux médias, avec plus d'interactions, ainsi qu'une capacité à coproduire et à participer et à mieux partager. Ce n'est pas forcément contraire à ce qu'a dit Dominique Wolton.
On assiste aussi à une explosion du rôle des données. Il existe en effet des dynamiques de personnalisation, mais on peut personnaliser avec intelligence et veiller à ce que les valeurs du service public soient présentes dans les contenus diffusés. Bien sûr, on assiste à une convergence des médias. Il ne s'agit pas de recréer l'ORTF, mais même les groupes « papier » se posent la question de posséder des radios et des télévisions. La convergence se fait aussi avec les opérateurs de télécommunications, qui ont des stratégies d'intégration verticales.
Hier, la concurrence des médias était essentiellement nationale ; aujourd'hui, elle est de plus en plus internationale. Netflix, qui vient de s'installer en France, n'a fait que se positionner ; il n'a pas encore mis en oeuvre de stratégie de développement, ce qui n'est pas le cas dans des pays européens plus développés et plus connectés que le nôtre. On passe de marchés locaux à des marchés de plus en plus mondiaux.
Dès lors se pose la question de la production. On assiste à des consolidations tous azimuts. Par ailleurs, les GAFA ont une véritable ambition de leadership culturel, avec des formats et des valeurs qui ne sont pas forcément les nôtres. Cela renvoie au sujet de la taille critique des alliances et des coproductions au niveau européen, et suppose également une certaine agilité, ainsi qu'une certaine souplesse. En effet, Netflix peut, du jour au lendemain, décider d'investir 300 millions d'euros par an dans de nouvelles séries.
Le dernier élément concerne bien entendu le contexte économique contraint des pays européens, avec des perspectives de croissance très faibles pour les cinq à dix ans à venir. Cela pose un problème concret en matière de développement des ressources des services publics et leur acceptabilité par les citoyens. Sans croissance, acceptera-t-on, comme le suggère Dominique Wolton, d'augmenter la redevance ? Tout un travail politique doit être mené en la manière de façon transpartisane.
Ces évolutions posent des défis majeurs aux médias de service public. L'Union européenne de radiotélévision y travaille dans le cadre de « Vision 20-20 ». J'ai moi-même mis en place un groupe de directeurs de la stratégie des grands groupes publics, qui anticipe ces sujets à l'horizon 2025, pour réfléchir aux médias publics de demain. Il s'agit de se concentrer sur nos fondamentaux, tout en anticipant et en épousant les évolutions que j'ai évoquées. Il y a là plusieurs défis à relever. L'un d'eux consiste à adapter nos contenus en conservant le niveau d'ambition, de qualité et de différence qui constitue le marqueur du service public.
Par ailleurs, si nous n'adaptons pas nos outils de production, nous ne pourrons pas en transformer la gestion, ni mettre en oeuvre les processus de changement nécessaires. Ainsi, ce que France Télévisions est en train de réaliser dans le cadre de son projet de fusion des rédactions a déjà été effectué par la radiotélévision canadienne en 2005. La France a donc dix ans de retard, notamment en matière numérique, du fait des facteurs objectifs évoqués par Marc Tessier.
Il nous faut donc nous adapter, adapter nos modes de financement, notre capacité d'exposition des oeuvres et des productions, dans une logique de contenu et de catalogue numérique. Cela pose également la question du partage de la valeur, qui est tout à fait légitime, les producteurs et les producteurs indépendants ayant un rôle majeur dans la création.
Il faut en second lieu réaffirmer et actualiser les missions de service public. Un travail a été également mené dans le cadre de l'UER. Une de ces missions demeure d'ordre général, mais elle est plus que jamais fondamentale : assurer le lien social, à l'heure où apparaît un nouvel équilibre entre le linéaire, le non linéaire, et la fragmentation de nos sociétés.
Les autres missions sont plus spécifiques, mais majeures. Elles doivent permettre de contribuer au débat démocratique, pluraliste, riche et constructif, dans une période de repli sur soi.
En troisième lieu, le service public doit demeurer un point de référence de qualité impartial en matière d'information, face à l'abondance de celle-ci.
Quatrièmement, les missions doivent refléter la diversité et la richesse de nos sociétés, alors que se développent de plus en plus de contenus globaux, même s'ils ont souvent un ancrage local.
La cinquième mission consiste à essayer de soutenir la culture, la création et la diversité des productions nationales et européennes.
La sixième mission, de plus en plus importante, a pour but d'accompagner les mutations de nos sociétés numériques, mais aussi la révolution industrielle que nous sommes en train de connaître.
La différence du service public, dans son approche et son management, tient au fait qu'il intègre à ses programmes les valeurs que sont l'universalité, l'indépendance et l'innovation. Si le service public n'est pas en avance en matière d'innovation, il n'est plus légitime ! Parmi ces valeurs, figurent également la diversité et la nécessité de rendre des comptes aux citoyens.
Dans un monde globalisé, où des ressources importantes sont nécessaires, il convient de développer des synergies, sans doute adapter et développer une nouvelle perspective de la relation avec les producteurs, créer les conditions d'une prévisibilité de revenus et de ressources, sécuriser l'environnement de la distribution. C'est la question du spectre, de la visibilité et de la présence du service public sur une plateforme numérique et mobile.
Dans le domaine des médias, une entreprise de service public doit d'abord être une entreprise. Nous avons besoin de souplesse et d'agilité. Il est important de dépasser les clivages partisans, et de ne pas sous-estimer l'investissement digital.
Les pays où la relation est la plus forte entre les citoyens et les services publics sont ceux où l'indépendance, les ressources et l'ambition du service public sont les plus largement garanties.