Je souhaiterai prolonger les propos de Dominique de Legge par quelques observations critiques sur la situation actuelle et proposer des pistes d'amélioration.
Tout d'abord, il est regrettable que certaines décisions d'externalisation soient motivées par une forme de « myopie budgétaire ».
En effet, l'intérêt budgétaire à long terme de l'externalisation n'est pas toujours avéré. Le choix de minimiser à court terme les investissements peut conduire à des surcoûts conséquents à moyen et long termes. La pénurie budgétaire d'aujourd'hui ne doit pas conduire à faire des choix qui aggravent les difficultés budgétaires de demain.
Comme le dit la Cour des comptes dans son rapport de 2011 sur les externalisations au ministère de la défense, l'externalisation ne doit pas servir à « contourner l'obstacle budgétaire, en remplaçant un investissement, lourd, immédiat pour lequel les financements budgétaires ne sont pas disponibles, de titre 5, par un flux, limité mais durable, de loyers de titre 3 ».
Lorsque les externalisations sont guidées d'abord par l'incapacité du ministère à financer des matériels dont il considère qu'il a un besoin urgent, les analyses économiques peuvent être biaisées.
Je donnerai en exemple la location avec option d'achat de deux Airbus A340 pour le transport à long rayon d'action.
Afin de faire face au retrait, programmé à courte échéance, des DC8 de l'armée de l'air, qui assuraient le transport de passagers, l'acquisition de deux Airbus A330 ou A340 a été envisagée en 2003. Au même moment, la réflexion était engagée sur le remplacement des avions ravitailleurs KC 135 par de nouveaux appareils multirôles, dits MRTT, capables de réaliser aussi bien du ravitaillement en vol et que du transport de passagers. Compte tenu de l'incertitude de ce programme, le ministère a retenu l'idée d'une location, avec option d'achat, de deux A340 d'occasion.
Cette opération était alors conçue comme une opération-relais. Les calculs indiquaient que l'achat d'appareils d'occasion était la réponse la moins onéreuse.
C'est cependant le scénario le plus onéreux, celui de location avec réalisation de l'option d'achat, qui a été retenu en 2006.
Le surcoût par rapport à une acquisition est estimé à 18,7 %, soit 16,7 millions d'euros, mais la dépense a pu être étalée dans le temps...
On peut également s'interroger sur le contrat passé avec une société luxembourgeoise par la direction du renseignement militaire pour la surveillance aérienne du nord Mali. Faut-il recourir à l'externalisation pour ce type de mission, en particulier une société étrangère, même si le personnel est constitué majoritairement d'anciens militaires français ? Ne devrait-on pas disposer de moyens en propre pour effectuer ce genre de mission ? À défaut, ne s'expose-t-on pas à surpayer des prestations que peu de sociétés peuvent fournir dans des conditions de confiance suffisantes ?
Au-delà du coût, se pose la question de l'autonomie stratégique de la France.
Comme Dominique de Legge l'a souligné, les forces françaises souffrent de deux lacunes essentielles : le ravitaillement en vol, qui conditionne les capacités d'intervention de nos avions de chasse et pour lequel nous devons fréquemment nous appuyer sur les États-Unis ; le transport aérien stratégique, qui conditionne la projection de nos troupes sur le théâtre d'opération et pour lequel nous dépendons de nos alliés (Américains et Canadiens notamment, qui nous ont aidé pour l'opération Serval) et, surtout, de sociétés privées.
L'A400M, dont les premiers appareils livrés ont pu être testés au Mali, est un début de solution pour le transport stratégique. Cet appareil a de nombreuses qualités et va considérablement améliorer nos capacités de projection. Mais il n'est pas un gros porteur. La capacité d'emport de l'A400M est quatre fois inférieure à celle de l'Antonov 124 : 20 tonnes sur 6 390 km ou 30 tonnes sur 4 535 kilomètres, alors que l'Antonov emporte 120 tonnes d'emport maximal pour l'An-124 sur 4 800 kilomètres ou 80 tonnes sur 8 400 kilomètres.
Même lorsque les A400M auront tous été livrés, nous aurons encore besoin de gros porteurs.
Or leur location est très coûteuse et leur disponibilité dépend de la demande mondiale, militaire et civile.
Le constat est là : pour ces fonctions essentielles et pour d'autres, l'externalisation n'est pas une solution satisfaisante dans la durée, tant sur le plan financier que stratégique.
Quelles solutions ?
Bien sûr, sur le plan national, il y a des choses à faire.
Le ministère de la défense doit continuer à se moderniser pour dégager les marges de manoeuvre budgétaires permettant de développer ou d'acquérir les capacités qui lui manquent. Je ne reviens pas sur la question du manque de maîtrise des dépenses de personnel.
Le ministère de la défense doit également mieux évaluer ses propres coûts pour pouvoir arbitrer de manière plus pertinente entre moyens patrimoniaux et moyens externalisés. Pour cela, la mise en place d'une comptabilité analytique semble indispensable.
Il faut également, comme le rappelait Dominique de Legge, mieux définir le socle incompressible des moyens et compétences qui doivent être conservés même en cas d'externalisation, sous peine d'entamer la capacité opérationnelle des armées.
De même, il faut mieux définir les fonctions qui ne doivent, par principe, pas faire l'objet d'une externalisation. La notion de « coeur de métier » ou de « fonctions régaliennes » employée par le ministère, reste floue. La participation directe aux combats de sociétés privées est exclue par le ministère, mais entre cette extrémité et le pur soutien, il existe une zone grise, qui semble de plus en plus investie par l'externalisation.
Tout ceci permet d'encadrer, de rationaliser et trouver quelques ressources, mais cela reste insuffisant.
Compte tenu de la contrainte budgétaire, si la France souhaite un avenir comme puissance militaire complète, la seule solution à la hauteur du problème est la coopération européenne.
D'après l'Agence européenne de défense (AED), en mutualisant leurs efforts, les pays européens pourraient réaliser 1,8 milliard d'euros d'économies dans le domaine du spatial militaire, 2,3 milliards d'euros sur les navires de surface, 5,5 milliards d'euros sur les véhicules blindés sur dix ans.
La toute première lacune capacitaire à combler est celle du ravitaillement en vol. Jean-Yves Le Drian a d'ailleurs annoncé qu'il « s'apprêtait à lancer le programme » le programme MRTT.
S'agissant du transport stratégique, l'A400M ne peut totalement remplacer les gros porteurs de type Antonov ou C17. Faut-il prévoir un programme européen ou opter pour l'acquisition commune de gros porteurs ? En tout cas, on ne peut se satisfaire de la situation actuelle, qui nous met à la merci des Russes et des Américains. Il convient également de mettre en commun le soutien des A400M, la formation des pilotes et des mécaniciens : des flottes isolées coutent beaucoup plus cher.
La coopération et la mutualisation sont également essentielles en matière de cyber défense et, plus largement, dans le secteur des technologies de l'information et de la communication. Il s'agit d'un enjeu important pour les OPEX.
Il faut également d'utiliser au mieux les matériels et capacités dont nous disposons déjà : il faut développer les mécanismes permettant, le cas échéant, lorsque le besoin s'en fait sentir en OPEX, de trouver chez nos partenaires européens les ressources militaires qui nous font défaut.
Un embryon de solution a été trouvé sur le plan des transports aériens, mais cela est très insuffisant. Il s'agit de l'European Air Transport Command (Commandement du transport aérien européen, abrégé EATC), qui est un commandement opérationnel régulant les mouvements de transports aériens militaires de la Belgique, l' Allemagne, la France, les Pays-Bas, le Luxembourg et, depuis peu, l'Espagne. Il vise à une utilisation plus efficace des moyens de transport aérien et de ravitaillement en vol dont disposent les quatre pays membres. En gros, il s'agit de faire du covoiturage aérien. C'est bien, mais insuffisant. Aller au-delà pose des problèmes politiques.
De fait, la mise en commun de capacités exige au préalable de traiter les sujets de gouvernance et de financement, mais il faudrait au moins concevoir un « droit de tirage » sur les capacités européennes existantes ou en cours d'acquisition.
Les possibilités techniques sont là. Les moyens financiers également, pour peu qu'on les mette en commun. Le reste est une question de volonté politique.
Sans l'Europe, la France n'a pas les moyens de ses ambitions militaires. Sans capacités militaires, même portées par quelques pays en son sein, l'Europe ne sera jamais une véritable puissance mondiale.
Si la solidarité européenne ne s'exerce pas alors qu'un de ses membres est engagé dans des actions de guerre pour des motifs légitimes, voire d'intérêt commun, alors quel sens peut bien avoir le projet européen aux yeux des citoyens ? Ceux-ci expriment une incompréhension de plus en plus nette quand la France s'engage seule dans la lutte contre le terrorisme, quand on constate que nos partenaires européens disposent de certains moyens qui nous manquent et pour autant ne nous les prêtent qu'au compte-goutte.
C'est à partir d'un sujet aussi fondamental que celui de notre sécurité commune que l'on peut redonner du sens au projet européen.
Cela passe bien sûr à court-terme par des relations privilégiées avec les puissances industrielles et militaires européennes, comme les accords bilatéraux que l'on a signés ces dernières années avec le Royaume-Uni, mais la constitution d'un Eurogroupe de la défense paraît de plus en plus indispensable pour sortir de l'impasse.