Je vais essayer de répondre à la question de Philippe Dallier. C'est la question essentielle des moyens affectés. C'est pour cela que j'ai souhaité illustrer mes propos d'exemples qui relèvent d'une analyse objective. L'Agence européenne de défense dit qu'en mutualisant leurs efforts, plutôt que de concevoir, réaliser et lancer séparément, dans leur coin, leur propre satellite, les Européens pourraient économiser 1,8 milliard d'euros dans le domaine spatial.
La mise en commun est réalisée dans d'autres domaines, le programme européen de radionavigation par satellite Galileo par exemple. Pas dans celui-là, c'est un problème culturel. L'économie serait de 2,3 milliards d'euros dans le domaine des navires de surface. Chacun a un bout de flotte. Or regrouper, adroitement organiser les moyens à plusieurs, les concevoir en une fois, les réaliser à un endroit donné de façon partagée avec une plus grande productivité, cela permet des économies. Fabriquer huit fois le même bateau, même avec quelques évolutions technologiques, coûte moins cher que de fabriquer chacun un bateau. L'économie serait de 5,5 milliards d'euros dans le domaine des véhicules blindés, qui sont extrêmement chers. Lorsque nous sommes en opérations, courageusement et légitimement, nous en cassons. Ce matériel souffre énormément. Comme nous sommes les seuls à les mettre en oeuvre en situation réelle, c'est nous qui sommes confrontés aux réparations, aux améliorations à apporter. Si l'on mutualisait la production des véhicules blindés, celle-ci serait très importante sur toute l'Europe car il y a des blindés de toute nature.
Toutes ces mutualisations engendreraient des économies qui sont estimées à un total de près de 10 milliards d'euros en dix ans. Si l'on nous annonçait aujourd'hui 10 milliards d'euros d'économie sur dix ans dans un domaine, nous nous en réjouirions. Cela n'est qu'une part de ce qui pourrait être fait en commun.
On a parlé des gros porteurs Antonov dont la location coûte très cher, car une intervention ne se prévoit pas à l'avance, mais se décide rapidement, et qui sont indispensables car ils ont des capacités quatre fois supérieures aux Airbus A400M. La rareté fait le prix, on le sait tous. Il n'est pas indispensable d'en fabriquer de nouveaux, mais il faudrait en acheter pour en disposer de façon partagée pour intervenir lors d'un tremblement de terre ou d'une opération décidée par le chef de l'État. Si chaque pays doit acheter ses Antonov, cela ne va pas marcher compte tenu de leur coût très élevé.
Il faut partager ces programmes. À l'heure actuelle, cela ne peut pas se faire en amputant la capacité de décision stratégique de chacun. Il faut concevoir un modèle qui permette de disposer d'un « magasin mutuel », avec des entrées différentes car certains pays n'interviendront jamais sur des théâtres extérieurs. Cela éviterait qu'il y ait vingt-huit lois de programmation militaire, indépendantes ou quasiment indépendantes les unes des autres. Compte tenu de ces économies de mutualisation, nos budgets militaires n'auraient pas forcément à augmenter. S'équiper chacun n'est d'ailleurs pas crédible budgétairement.
Il y a également un aspect citoyen. Je n'ai fait ni l'ENA ni Polytechnique, mais j'entends parler les gens. Ils ne sont pas contre nos interventions et sont plutôt fiers de l'armée française. Mais en même temps, ils constatent qu'on est toujours tout seuls. L'Europe ne sert à rien à leurs yeux. On s'étonne du manque de crédibilité de l'Europe, mais elle se rend non crédible en ne partageant rien, conduisant la France à assumer seule.
Ce sentiment que l'Europe ne remplit pas ses missions conduit à la dégradation progressive de l'image de l'Europe. On a évoqué ce matin la fiscalité. L'absence d'harmonisation est dévastatrice en France sur le plan de notre légitimité en tant qu'hommes ou femmes politiques à régler les problèmes. Cela nous est reproché. La situation est la même dans le domaine de la défense. Je terminerai avec un point qui n'est pas dans le rapport et auquel Nicole Bricq a fait référence. Mon sentiment est qu'au moment de la rupture de la fin du bloc soviétique, on n'a pas mesuré l'état d'esprit des nouveaux États dont la première obsession a été immédiatement de se mettre sous le bouclier américain. Ils avaient peur de toute forme de solidarité interne, des systèmes sociaux organisés, car le communisme les avait menés à une telle impasse qu'ils se méfiaient de toute coopération. Ils reviennent en arrière maintenant là-dessus. Mais ils ont le souvenir de ce qui s'est passé en Hongrie et en Tchécoslovaquie et craignent toujours les Russes.