Je n'occupe mon poste à la Commission européenne que depuis sept mois, mais je ne récuse aucunement ma responsabilité dans ce dossier. Sous la précédente législature, Michel Barnier a complètement rénové le cadre réglementaire européen en matière financière, avec une quarantaine de textes dont 80 % émanaient du G20 et des organismes qui s'y rattachent, notamment le Comité de Bâle. L'objectif était de produire une réglementation des marchés financiers aussi harmonisée que possible, afin de favoriser l'équité concurrentielle (level playing field) et de faciliter le dialogue entre les superviseurs pour un contrôle plus efficace. Nous avons complété ce dispositif par l'union bancaire, qui a consisté à fédéraliser la régulation et la supervision de notre secteur bancaire au sein de la zone euro, tout en laissant la porte ouverte aux autres États. Dans cette panoplie de textes, beaucoup concernaient les banques et renforçaient les critères de solidité du système (capital, liquidité, etc.). Nous avons ajouté la résolution bancaire. Si la France fait figure d'exception, le sauvetage des banques en Europe a coûté environ 13 % du PIB européen - contre moins de 1 % pour le plan de sauvetage de l'acier, qui arrive au deuxième rang ! La banque irrigue l'ensemble de l'économie, de sorte qu'elle constitue un système systémique qui ne peut pas s'écrouler, sauf à ce que toute l'économie s'écroule. Nous n'avons pas d'autre choix que de sauver les banques, quitte à déverser des tombereaux d'argent public. Le système de résolution que nous avons mis en place prévoit des pare-feu destinés à absorber la majeure partie de l'addition en cas de crise, évitant ainsi d'avoir recours aux contribuables, car nous n'aurions pas les moyens aujourd'hui de résoudre une crise bancaire de l'ampleur de celle de 2008.
Michel Barnier a interrogé un groupe d'experts, présidé par Erkki Liikanen, gouverneur de la banque de Finlande et ancien commissaire européen, sur la couverture du risque bancaire, notamment celui lié aux très grandes banques interconnectées qui menacent de faire tomber en cascade l'ensemble du système financier et dont le sauvetage est trop cher pour être assuré par des fonds publics. Même s'il est peu probable que ces banques soient un jour en faillite, elles n'en restent pas moins au coeur du système une source possible de dégâts majeurs. Le Comité Liikanen - composé d'experts et de non experts, mais souvent clients des banques, comme Louis Gallois pour la France, et au sein des experts bancaires, la réprésentation était équilibrée entre grandes banques universelles et banques d'investissement - a conclu sans équivoque que ce risque systémique n'était pas suffisamment couvert et proposé de séparer ces grandes banques. Ce n'est pas la solution qu'a retenue Michel Barnier. L'investissement public étant durablement endommagé, le financement bancaire fragilisé par les nouvelles règles que nous lui avons imposées, seul reste le financement de marché, dont une bonne partie est intermédiée par les grandes banques. Plutôt que d'affaiblir ce dernier moteur, Michel Barnier a choisi de contrôler le risque en relançant un financement de marché désintermédié. D'où l'union des marchés de capitaux, priorité de la commission Juncker.
L'objectif était de séparer le bon grain de l'ivraie, en prenant exemple sur la Volcker Rule des Américains : d'une part la spéculation, d'autre part les activités utiles de liquidation de la dette, de compensation et de couverture. Cependant, la longueur des contrôles, qui sont par nature a posteriori - les guidelines américains font 1 000 pages, avec 12 000 footnotes et annexes - n'était pas adaptée à la complexité de notre modèle de banque universelle. Nous avons donc choisi d'investir les trente plus grandes banques européennes d'une responsabilité d'autodiscipline, en les incitant à séparer, dans leurs activités de tenue de marché, celles qui répondent aux besoins des clients et celles qui relèvent du proprietary trading, que nous proposons d'interdire. Dans sa forme brute, c'est-à-dire lorsque la banque joue avec son propre argent, cette forme de trading représentait avant la crise jusqu'à 15 % du bilan des activités bancaires. Plutôt que de soumettre les banques à de très longues analyses avec des indicateurs compliqués pour distinguer ce qui, dans leurs positions, relève de la liquidité de la dette ou du profit additionnel, nous avons choisi de leur imposer certaines métriques de risque à ne pas dépasser, sous peine de filialisation. Ce dispositif limite le risque dans ses effets de contagion et garantit un meilleur contrôle du superviseur sur les fonds financiers. Il prévoit une soupape de sécurité en autorisant le superviseur à déroger à l'obligation de filialisation, le cas échéant, dès lors que sa décision est raisonnée, publique et attaquable. En alliant ainsi sanction et présomption, on crédibilise la menace que représente le système de contrôle du risque, notamment dans les États membres où le système bancaire est puissant, avec des phénomènes de capture entre secteur bancaire et technostructure. On incite les banquiers à diminuer les activités de trading propriétaire entrelacées dans le market making, pour rester dans des zones de risque raisonnables. L'objectif est tout autre qu'une séparation des activités bancaires ; il s'agit bien d'un système d'autodiscipline.
Le règlement communautaire se substituera aux lois nationales à l'intérieur de son champ d'application, sans rien changer au reste. BNP Paribas, Société générale ou Deutsche Bank ont une agence dans chaque État membre ; ils n'ont guère envie d'être soumis à vingt-huit règlementations nationales différentes. C'est pourquoi il faut une législation pour la zone euro, soumise à une réglementation uniforme.
Cette proposition de règlement suscite les passions. Sous la précédente législature, le Parlement européen avait désigné comme rapporteur Philippe Lamberts, Ecolo belge, qui trouvait la proposition Barnier trop molle. Le nouveau rapporteur, Gunnar Hökmark, Suédois du PPE, est plus bienveillant et considère que l'essentiel est de contrôler le risque lié aux grandes banques. Plus de 400 amendements ont été déposés sur son rapport. Dans l'ensemble, la gauche de la gauche, les Verts et les socialistes sont sur une ligne plus dure que celle de la Commission ; le rapporteur, soutenu par une partie du PPE et par les conservateurs britanniques, sur une ligne moins dure ; quant à la droite de la droite, sa position est mal définie. Il se peut que M. Hökmark obtienne une majorité en commission, mais pas en plénière. Néanmoins, on peut penser que ce n'est pas sur cette bataille que les deux grands partis de la coalition feront voler en éclats leur unité.
La présidence lettone a fait de ce dossier une priorité et souhaite entamer le trilogue avant la fin juin. Elle privilégie une approche globale et simplifiée, pour que le législateur garde la main sur le projet. L'une des faiblesses de la proposition de la Commission est en effet de confier aux actes réglementaires d'exécution le soin de définir des métriques de risque très complexes. Un système de zones organisé autour de ratios simples faciliterait la classification des grandes banques. En zone verte, la prise de risque est considérée comme normale. En zone orange, la boîte à outils de la supervision serait renforcée. En zone rouge, le superviseur pourrait envisager la filialisation pour obliger les banques à repasser en zone orange. Néanmoins, comme disent les Américains : « No risk, no growth ». Le métier d'une banque est de prendre des risques et de les gérer.