Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, par mon exposé de ce soir, je vais vous présenter une vision de la prospective plutôt ancrée dans les sciences économiques et sociales. J'ai été en effet, pendant une dizaine d'années, enseignant-chercheur à l'université Bordeaux II, puis responsable de la prospective au Commissariat général du Plan, entre 2000 et 2006, avant d'être rapporteur général du Centre d'analyse stratégique, que j'ai quitté en 2008 avant qu'il ne se transforme en Commissariat général à la stratégie et à la prospective. Je suis alors passé de la rue de Grenelle à la rue de Varenne, à la demande de Michel Barnier, lequel souhaitait que je mette en place une équipe un peu équivalente, toutes choses égales par ailleurs, à ce qui se faisait au Plan. Au sein du ministère de l'agriculture, de l'agroalimentaire et de la forêt, j'encadre une équipe de dix-huit personnes, chargée de faire de la veille, de la prospective, de l'évaluation, de la modélisation, de l'analyse économique.
Ma présentation résulte donc, en grande partie, de mes vies antérieures et pas simplement de mes fonctions actuelles. Il s'agira en quelque sorte d'un panorama des grandes transformations de la société française. Je m'y suis efforcé de prolonger le plus possible les tendances actuelles pour voir ce qu'il pourrait advenir demain.
Pour faire une société, considèrent nombre de sociologues, d'historiens, de philosophes, il faut des hommes, de l'espace et du temps. Au fond, nos vies, nos institutions, nos sociétés sont de plus en plus orientées par les rapports sociaux, d'amitié, de pouvoir, les rapports temporels, notamment en termes d'organisation, et les rapports spatiaux, avec l'occupation d'un espace, local, territorial, national, et aujourd'hui de plus en plus mondial.
Une analyse maîtrisée de ces trois types de rapports permet d'obtenir une assez bonne vision de la société, tant rétrospective que prospective. Dès lors, il est possible de se risquer à formuler des hypothèses et à mener des travaux de bonne qualité.
La prospective sociale et sociétale fonctionne, le plus souvent, à un horizon de dix, quinze, voire vingt ans. C'est le temps qu'il faut pour « fabriquer » un individu, pour qu'il passe par les différentes étapes de la socialisation - primaire, secondaire,... - avant d'être lâché dans la grande société.
Une vingtaine d'années, cela correspond à la moitié de la période de vie active. Compte tenu de l'espérance de vie, nos vies comportent quatre fois vingt ans. Je pourrais ainsi multiplier les symboles et les analogies. Une prospective technologique et scientifique à deux ou trois ans peut très bien se tromper. Une prospective énergétique à cinquante ans est assez myope. Une prospective sociale et sociétale à quinze-vingt ans est pleinement équilibrée.
À mon sens, la prospective est une démarche rigoureuse, objectivée. La France a la chance de compter des chercheurs de haut niveau, qui fournissent des raisonnements de pointe et des statistiques de grande qualité. Si la prospective n'est pas pure imagination, la subjectivité y est fondamentale pour aller au-delà de l'objectivité et esquisser des pistes de réflexion.
Il y a une précaution à prendre, qu'il convient dès à présent de signaler. La prospective s'intéresse aux évolutions, aux changements, mais pas à n'importe qui : le public ciblé appartient souvent aux couches moyennes supérieures urbaines, mobiles, actives, celles qui sont ancrées dans la mondialisation et disposent de ressources en capital. D'aucuns s'empressent de reprocher à la prospective de s'intéresser à ceux qui souffrent moins que d'autres. La question des inégalités est un point à ne pas oublier et j'y reviendrai assez régulièrement.
Pour faire une prospective, disais-je, il faut des hommes, de l'espace et du temps.
Je commencerai par les rapports sociaux. Dès la naissance, nous sommes appelés à devenir des êtres de relations sociales. Nous tous, nous ne cessons pas de rechercher la relation, de la fabriquer, de la travailler, d'en dépendre, au travail, au domicile, au sein de multiples institutions.
Le premier élément important à noter est l'affaiblissement des grandes institutions et des grands groupes de référence issus de l'histoire. Par le passé, chacun se sentait attaché à des mondes particuliers, à des régions, à des métiers, à des églises, à des statuts. Tout le monde en est convaincu, la transformation est notable. La vraie césure date des années soixante-dix et quatre-vingt. C'est l'avènement d'une société de la consommation, d'une société de la démonstration : la hiérarchie sociale n'est plus régie par un sentiment d'appartenance au grand monde des agriculteurs, des fonctionnaires ou des ouvriers, elle se définit par rapport à la capacité à consommer, qui prend donc le dessus sur le salaire et le statut.
Aujourd'hui, les événements médiatiques majeurs sont sportifs, musicaux, militants, émotifs. Le temps des grands rassemblements, où un groupe social descendait dans la rue pour manifester son mécontentement, est révolu.
Néanmoins, la société continue à tenir. Il ne faut donc surtout pas tomber dans le discours de la désintégration sociale, de la fragmentation sociétale, de l'individualisme forcené. De nombreux analystes s'accordent à dire que les relations sociales sont devenues plus légères, plus flexibles, mais qu'au fond la trame du tissu social est peut-être plus solide qu'à certaines époques de notre histoire.
Pour résumer, nous avons des institutions qui laissent davantage de liberté aux acteurs, lesquels vont s'en saisir pour vivre différemment, au sein d'une multitude de groupes restreints, de communautés, de microcosmes. Ces microgroupes fonctionnent avec leurs propres mécanismes de reconnaissance. L'époque est aux tribus. Quand des sociologues annonçaient une telle évolution il y a quelques années, ils suscitaient la moquerie.
Le sociologue François de Singly montre dans un livre très intéressant, Libres ensemble, que l'individu contemporain vit dans une foule solitaire. Cet oxymore est révélateur du sentiment dominant chez les nouvelles générations : on accepte de s'attacher, mais temporairement, pas à des choses trop irréversibles comme des institutions ou des organisations.
Qu'est-ce que le numérique, finalement, sinon une multiplication des « je » et des « moi », avec parfois des individus très égocentrés, des égos plus qu'envahissants où chacun va négocier sa liberté ? Les sociabilités numériques dominent : l'ami, c'est le carnet d'adresses ; ce que l'on appelle « société », c'est la somme des individus possédant des smartphones. Toute relation est vécue au prisme de changements potentiels.
En découlent des liens sociaux évidemment moins solides, moins homogènes, moins durables, mais plus nombreux, plus fugaces, plus diversifiés, plus souples. Contrairement à ce que certains croient, cet assouplissement des relations sociales ne s'est pas accompagné d'un amoindrissement de la capacité de résistance de la société.
Le fait d'éprouver, ensemble, des expériences est un besoin largement exprimé, favorisé par le discours de la publicité ou la structure même des sites internet, qui sont nombreux à nous proposer des « parcours d'expérience ».
Au cours d'une journée, nous allons endosser plusieurs rôles et enchaîner les activités : après un petit-déjeuner en famille vient le temps de retrouver ses collègues au travail puis des amis pour le déjeuner, avant, en fin d'après-midi ou en soirée, de rejoindre un club sportif, une association ou de faire du militantisme politique. C'en est fini de cette forme d'obligation morale et sociale d'être du monde ouvrier ou agricole et de ne pas en sortir.
Nous assistons à un processus d'individuation évidente de la société, ce qui sous-entend, non pas égoïsme, mais renforcement de la protection des individus et enrichissement de leur vie intérieure. Toutes les enquêtes d'opinion en font état, c'est l'affirmation croissante des valeurs de liberté qui domine, avec leurs corollaires : autonomie, singularité, respect, responsabilité.
J'insisterai sur l'importance de l'expérience. Rappelez-vous la phrase de Sartre : « L'important n'est pas ce qu'on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-mêmes de ce qu'on a fait de nous. » Nos statuts sont de moins en moins prescrits, de plus en plus acquis. Nous ne nous inscrivons plus dans une destinée, nous vivons des expériences, d'où des trajectoires de famille ou de couple davantage brisées, des trajectoires professionnelles et des métiers beaucoup plus négociables.
Ce plus grand libre arbitre s'incarne également dans des prolongements numériques : la tablette, l'écran, le smartphone, la carte magnétique, autant d'objets « frontière » où le « moi » s'exprime et entre en relation avec l'autre.
Qu'en est-il de la famille ? Parmi les marronniers préférés des magazines figurent l'effritement et la perte de sens des valeurs familiales. La famille disparaîtrait pour faire place à des individus livrés à eux-mêmes : c'est complètement faux ; il faut lutter contre une telle idée préconçue.
La valeur famille, en ce qu'elle incarne l'idée de vivre entre générations, dans une filiation, une consanguinité, résiste parfaitement bien. En revanche, ce sont les manières de vivre la famille, autrement dit les normes, les modèles, qui se multiplient : mariage, concubinage, Pacs, parentèles recomposées, voire conjugalité non cohabitante, phénomène émergent à partir des années quatre-vingt, où un couple vit dans deux appartements séparés, ce qui a fait le bonheur du marché de l'immobilier.
Sous forme de boutade, Michel Godet a coutume de dire : « Autrefois, une famille nombreuse, c'est une famille où les parents avaient beaucoup d'enfants. Maintenant, c'est une famille où les enfants ont beaucoup de parents. » Ce n'est pas totalement faux. Par certains côtés, on a créé des enchaînements de relations affectives.
En prolongeant les tendances actuelles se dégage, pour 2025, une typologie qui existe déjà dans une certaine mesure : la famille club et le couple compagnonnage. Il ressort des enquêtes déclaratives une nouvelle conception du couple : on s'« associe » temporairement ou durablement en fonction de ce que l'un apporte à l'autre ; si la relation se révèle moins facile à vivre et que des tensions s'expriment, on s'autorise une séparation. Le « T'as de beaux yeux, tu sais » ne vaut plus pour toute la vie. Désormais, on transige, on négocie. Des sociologues parlent de « marché matrimonial », une expression très vilaine pour expliquer cette bien plus grande flexibilité dans les affinités électives et les sélectivités affectives.
D'où une augmentation mécanique des séparations : 9,6 % des mariages finissaient en divorce en 1960 ; le seuil des 50 % sera certainement dépassé en moyenne nationale dans cinq-six ans. Paris l'a déjà allègrement franchi. Tous les grands pôles urbains métropolisés sont aussi, de ce point de vue, en avance.
Les séparations sont devenues extrêmement problématiques dans les couches populaires ou précaires. Un couple qui se sépare, ce sont finalement deux pauvretés qui s'additionnent, avec des conséquences souvent catastrophiques pour les femmes avec enfants, en termes de pouvoir d'achat, de logement, d'insertion sociale et professionnelle. D'après les statistiques, une femme qui se sépare connaît un célibat « intercalaire » beaucoup plus long qu'un homme, comme si les femmes comprenaient mieux les conséquences de la séparation que les hommes qui, eux, se reversent tout de suite sur le marché matrimonial, pour reprendre les termes des démographes.
De plus en plus de personnes vivent seules. Attention à bien faire la différence entre solitude et isolement. Les plus grands moments d'isolement sont connus par les jeunes couples dans les dix-huit mois qui suivent la naissance du premier enfant. C'est la période durant laquelle ils se séparent des amis, des voisins, où ils disent non aux invitations. En 1962, 6 % des personnes vivaient seules. En 2020-2025, elles seront très certainement plus de 20 %, avec une grande majorité de femmes, plutôt âgées, ce qui nous renvoie à la problématique de la dépendance. Si, aujourd'hui, la solitude relève encore plutôt de la contrainte, la solitude par choix se développe aussi.
Sur les rapports d'âges, la France est l'un des pays où l'influence des références générationnelles et des périodes d'apprentissage reste extrêmement forte. Un enfant ou un adolescent qui, entre ses dix et dix-huit ans, aura par exemple été habitué à consommer annuellement 250 euros de fruits et légumes ou de viande rouge conservera ce même niveau de consommation tout le reste de sa vie. La France est l'un des pays en Europe qui a le plus fort taux d'héritage générationnel en termes de comportement alimentaire, mais aussi de vote politique et de militantisme syndical.
Par ailleurs, entre les bien-nés du baby-boom de 1945-1947 et les générations actuelles apparaissent des inégalités structurelles absolument considérables. Il s'opère une transmission horizontale, entre gens du même âge, des valeurs et des normes, mais une transmission verticale, avec des mécanismes interâges déterminants, des richesses et du patrimoine. Les transferts de dotations en capital, immobilier notamment, entre grands-parents, parents et enfants se chiffrent en milliards d'euros. Sans cela, les faiblesses du système économique apparaîtraient bien plus crûment. Bien que méconnu, voire caché, bien que trop peu étudié par les économistes, le phénomène est déterminant.
Quant à la crainte de voir naître des conflits de générations, au sens où les ethnologues en parlent pour des sociétés plus traditionnelles, l'hypothèse est à mon avis peu probable. Pour nombre d'historiens et de spécialistes, les oppositions interâges se règlent dans le milieu privé. Il peut y avoir, à un moment donné, en réaction par exemple à l'affaiblissement de l'État providence, des manifestations sporadiques composées essentiellement de jeunes, ou de classes moyennes, ou de retraités, mais cela ne va jamais plus loin. En revanche, il n'est pas impossible d'assister à une rupture du « contrat social intergénérationnel », cette sorte d'accord que les générations doivent, au sens métaphorique, passer entre elles pour assurer l'avenir.
Le vieillissement de la population entraîne une déformation très importante de la structure des métiers et des habitudes de consommation. Compte tenu d'une espérance de vie de 84,5 ans pour les femmes et de plus de 80 ans pour les hommes, la pyramide des âges, en France, suit un scénario à la japonaise, comme du reste les pays du nord de l'Europe. L'âge et la dépendance s'annoncent comme des enjeux majeurs pour nos sociétés, de même niveau que la transition énergétique et le changement climatique. Les frais liés à la dépendance seront tellement élevés que, si aucune réforme n'est engagée pour assurer son financement, nos concitoyens verront leur capacité de consommation gravement amputée et le marché économique s'asséchera inévitablement.
S'agissant de l'évolution des rapports de genre dans les dix ou quinze prochaines années, quatre scénarios sont envisageables.
Le premier, que j'appellerai « prolétarisation féminine », est le scénario régressif à la japonaise. Dans certaines zones rurales où le marché de l'emploi n'est pas très stable, la prise en charge de la dépendance est assurée au sein même de la famille, par une femme dans 90 % des cas. Le vieillissement de la société risque, dans ces zones géographiques en difficulté, d'être synonyme de retour en arrière pour les femmes qui s'investiront, bien plus qu'aujourd'hui, dans les services à la personne.
Le second est le scénario de la stagnation, et ce malgré une accumulation de mesures censées améliorer la situation.
Le troisième scénario est celui de l'individualisme. Il correspond, au fond, à cette idée selon laquelle les plus grandes avancées sociales s'obtiennent, d'abord, dans la sphère privée, car c'est là que se négocient, au quotidien, les rapports familiaux ou de couple. Dans tous les pays, ce n'est le plus souvent qu'a posteriori que les législations ont consacré les acquis obtenus par les femmes.
Et puis il y a le scénario progressiste, celui où, au contraire, les instances politiques jouent bien leur rôle. Force est de constater que la grande majorité de pays éprouve les pires difficultés pour mettre en marche ce moteur égalitariste, surtout en période de crise économique. Ainsi, dans les zones qui perdent des emplois, ce sont toujours les emplois féminins qui trinquent en premier, et de façon massive ; quand la création d'emplois repart, elle se fait systématiquement au profit d'abord des hommes.
Je veux dire maintenant quelques mots sur les inégalités, qui sont constamment multipliées, refondées, reprécisées.
En même temps que nous progressons en termes d'égalités, de nouvelles inégalités apparaissent. En 2025, les statistiques sont formelles, il s'agira moins d'une inégalité des conditions que d'une inégalité des chances. Ce ne sera pas plus facile à vivre psychologiquement, bien au contraire.
La France est un pays où les trajectoires scolaires, l'étiquette académique, le niveau de diplôme restent déterminants dans la fixation des positions sociales occupées tout au long de la vie. Et ce bien plus qu'en Italie, en Allemagne et dans les pays du nord de l'Europe, où la qualité de la formation permanente autorise de vrais virages, de véritables cassures dans la vie professionnelle qui permettent d'obtenir un meilleur statut.
Dans notre pays, nous sommes souvent ce que nous étions à la sortie du système scolaire, et je ne parle pas simplement des grandes écoles et autres filières sélectives. La corrélation est très forte entre le niveau de diplôme et la place occupée vingt, trente, quarante ans après. Pour le dire autrement, la matrice scolaire reste la principale matrice des positions sociales. En Allemagne ou aux États-Unis, c'est la matrice de l'emploi qui prévaut.
L'ethnicisation des rapports sociaux observée depuis maintenant quinze, vingt ans, continuera, plutôt dans les zones d'habitats collectifs périurbains, mais pas seulement. Ce sera un véritable marqueur social. Pour autant, la France n'est un pays qui souffre tant que cela du communautarisme, en comparaison de ce qui se passe dans certains quartiers de Berlin ou de Londres.
Les inégalités patrimoniales extrêmement fortes apparues au cours des quinze ou vingt dernières années vont persister pour au moins cent, cent cinquante ans, et les politiques publiques et les transferts sociaux n'y pourront rien changer. Compte tenu de la valeur qu'a pris l'immobilier, il suffit d'hériter d'un appartement bien placé dans une grande ville pour fabriquer des inégalités appelées à se perpétuer de génération en génération.
Il faut noter l'émergence de très fortes inégalités biophysiques. La plus ou moins grande capacité à se soigner, à s'entretenir, à se faire opérer, à ne pas faire son âge est un marqueur social de plus en plus prégnant.
Pour ma part, j'éviterai de parler de « fracture numérique », tant l'ensemble de la société est envahie par tous ces petits objets à écran. Les taux de suréquipement sont d'ailleurs beaucoup plus élevés en bas de l'échelle sociale. En revanche, si fracture il y a, elle réside dans les usages qui seront faits de ces équipements.
Il n'en demeure pas moins qu'il existe aussi des égalités persistantes ou nouvelles. Mais, point très important, plus les inégalités régressent, plus celles qui subsistent paraissent insupportables. C'est ce que faisait observer Alexis de Tocqueville voilà déjà très longtemps : « Le désir d'égalité devient plus insatiable à mesure que l'égalité est plus complète. » J'illustrerai ce propos par une petite référence à mon ministère de tutelle. Nous mangeons de mieux en mieux, c'est évident : il y a de moins en moins de morts pour des raisons alimentaires ; mais nous ne nous sommes jamais autant plaints de la qualité des aliments présents dans nos assiettes.
Nous vivons dans une société du risque, théorisée par le sociologue allemand Ulrich Beck. Plus les risques régressent et plus ceux qui subsistent nous sont insupportables. C'est une attitude somme toute normale, car il existe en nous ce stimulus qui nous fait vouloir aller plus loin, avancer vers l'égalitarisation. De plus en plus, vous le savez bien, on raisonne en termes non plus d'égalité mais d'équité, de justice. Tout cela se mélange et crée des situations émotives, difficiles à gérer, que les politiques n'ont peut-être pas toujours prises en compte.
Si, sur le long terme, la pauvreté monétaire diminue, elle a de nouveau augmenté ces trois ou quatre dernières années de façon indéniable. Les disparités de revenu par habitant entre régions se sont, elles, très fortement réduites, ce que les économistes expliquent non seulement par les mécanismes de transferts et de redistribution de l'État providence, mais aussi par l'économie présentielle et résidentielle. À certains endroits, le grand nombre de résidences secondaires se révèle un élément moteur beaucoup plus efficace que la forte présence d'entreprises. À noter aussi la mobilité accrue des retraités, qui quittent les grandes villes et vont dépenser leur argent sur l'ensemble du territoire. En matière d'égalité de logement, la France a fait de considérables progrès. Tous les pays européens nous citent comme exemple. La démocratisation de l'accès aux biens et aux équipements est elle aussi réelle.
Tout cela nous conduit à dresser un tableau contrasté dans le domaine des égalités et des inégalités.
J'en viens maintenant au rapport au temps.
Je préfère en parler avant le rapport à l'espace parce que j'ai le sentiment qu'aujourd'hui les dominants se caractérisent notamment parce qu'ils ont du temps et qu'ils achètent le temps des autres pour qu'ils leur rendent service. C'est aussi comme cela que fonctionne la société.
Dans la société industrielle, celui qui avait le pouvoir était celui qui avait des terres, des mines, des industries, des ressources, des capacités de construction, de production. De nos jours, comme beaucoup d'études le montrent, le temps devient la nouvelle ressource rare, un médium généralisé de régulation des rapports sociaux. Une telle sensibilité au temps, « aux temps » devrais-je dire, ne cesse d'augmenter et doit être prise en compte.
Ces temps sont très particuliers, de plus en plus diversifiés. C'en est fini des grandes horloges sociales du XIXe siècle, de cette synchronicité forte, surtout en zones rurales, entre temps de travail, lever et coucher du soleil.
Petit à petit s'est fabriquée une particularisation des temps beaucoup plus sophistiquée qu'il y a cinquante ou cent ans. Il y a les temps des femmes, des hommes, des jeunes, des vieux, les temps d'éducation, de revenu, de loisir, de contrainte. Temporalités et genres, temporalités et finalités, cette diversification temporelle de la société doit se gérer. Or des tensions naissent entre le temps des uns et celui des autres : certains souhaiteraient pouvoir consommer le dimanche quand d'autres ne veulent pas travailler ce jour-là.
Des tensions analogues s'expriment dans la gestion de l'espace : je veux bien prendre le train mais je refuse que la ligne de chemin de fer passe dans mon jardin ; j'aime bien manger de la charcuterie mais je ne veux pas de porcherie à proximité de chez moi. C'est le fameux Nimby, acronyme de not in my backyard.
Particularisation des temps d'un côté, grande homogénéisation de l'autre : le « temps des villes » se généralise, impose son rythme aux médias, aux grandes surfaces, aux moyens de transport, jusqu'aux zones périurbaines et rurales.
Au fond, ces grandes horloges sociales, ces nouveaux temps modernes que sont internet, les médias, les moyens de transport, comment se caractérisent-ils ?
Il y a d'abord une accélération et une densification des temps : fast-food, internet, e-mails, SMS, nous faisons en une journée ce que nous faisions encore récemment en trois, cinq, dix jours, voire un mois. Nous avons à notre disposition une multitude d'objets numériques qui sont autant d'objets « asynchrones » : ils gèrent le temps à notre place. Nous retrouvons dans la messagerie électronique ce que nous apprécions dans le congélateur : la possibilité à la fois d'accumuler et de se servir en temps voulu.
Il y a également une segmentation des temps. On compacte l'ensemble des séquences temporelles. Par exemple, les matchs de basket américain duraient deux fois trente minutes ; ils durent désormais quatre fois un quart d'heure, ce qui permet de diffuser davantage de publicité. La même logique a prévalu pour le tennis.
Pouvoir faire beaucoup plus de choses dans la même séquence de temps a rendu nos concitoyens plus stressés, d'où une consommation accrue de psychotropes. La segmentation des temps, donc des tâches effectuées, suppose un effort très important pour tout relier. Les psychologues parlent de « surtravail invisible », pour recoller les séquences de travail d'une journée, où un individu passe du téléphone à l'internet, de l'internet au mail, du mail à l'écrit, de l'écrit à la réunion. Pour recoller tout cela, il s'use plus vite en même temps qu'il dort moins. À ce propos, il est communément admis que nous n'avons pas atteint nos limites physiologiques et que nous disposons encore d'une réserve de sommeil de vingt, trente, quarante minutes. Les nouvelles générations de 2025-2030 dormiront certainement encore moins que nous.
Imbrication des temps et irrégularité des tâches vont de pair. Grâce aux différents objets qui nous entourent, à tous ces systèmes autopilotés, chacun de nous peut, à l'instar du démiurge féminin, faire trois, quatre choses en même temps, travailler, surveiller les mails qui arrivent, enregistrer un disque, faire tourner un lave-vaisselle, etc. Nous nous démultiplions.
Tous ces mécanismes temporels vont se traduire par des transformations du jour, de la semaine. Grâce au TGV, aux RTT, à l'évolution des modes de vie, au fractionnement des vacances, le week-end commence le vendredi midi et déborde sur le lundi matin. Le mercredi, c'est la journée des enfants. Ne restent donc que deux jours complets utiles, sur lesquels tout se concentre, le mardi et le jeudi, où l'on peut théoriquement tout faire, et donc pendant lesquels on ne peut rien faire.
Dans les transports en commun, les pointes du matin, comme celles du midi ou de la fin de journée, commencent plus tôt et s'étalent plus tard. Les migrations pendulaires travail-maison qui étaient la norme voilà vingt ou trente ans s'effacent au profit d'une mobilité étalée et répartie de façon beaucoup plus égale tout au long de la journée.
Je l'ai dit, des outils asynchrones nous aident à gérer cette flexibilité accrue de l'organisation, du travail en particulier. Il n'en demeure pas moins que tout cela doit être nuancé à l'aune des inégalités sociales, qui, dans ce domaine aussi, persistent : le rapport au temps sera toujours plus aisé pour un cadre que pour une ouvrière travaillant dans une biscuiterie ou une usine de chaussures.
La valorisation du temps devient une notion très importante et sera, demain, une source d'enrichissement pour les uns, de crise pour les autres. Ceux qui s'en sortent aujourd'hui sont ceux qui font payer le temps de la journée de manière différenciée, qu'il s'agisse de la fourniture de courant électrique, de la place de cinéma, du titre de transport, du péage routier, de l'abonnement téléphonique, des honoraires de SOS Médecins. Aux États-Unis, les services d'urgence ne facturent pas de la même façon selon qu'il est vingt heures, vingt et une heures ou vingt-deux heures : le temps, c'est de l'argent.
Je dirai quelques mots de l'enquête Emploi du temps de l'Insee. Ce ne sont que des indications puisque, chacun le sait, la statistique est une forme scientifique du mensonge... La grande tendance à retenir, c'est l'augmentation forte de toutes les catégories liées au temps d'écran. Le temps passé devant la télévision baisse, trente minutes de moins chaque jour pour les étudiants. Surtout, les jeunes la regardent en fait sur d'autres supports, d'où une très forte augmentation du temps d'écran de téléphone, de tablette, d'ordinateur.
Les périodes de la vie connaissent une transformation significative.
Nous assistons à un brouillage du cycle ternaire de vie formation-travail-retraite. Depuis 1975, les jeunes entrant sur le marché du travail ont en moyenne quatre ans et demi de plus que leurs parents à pareille époque ; les adultes qui le quittent, cinq ans de moins en moyenne qu'en 1970. De « vieux jeunes » se mettent à travailler quand de « jeunes vieux » s'arrêtent. Le brouillage apparaît aux deux extrémités de la vie professionnelle. Le phénomène de « moratoire », illustré par le film Tanguy, est d'ailleurs beaucoup moins valable pour la France que pour la Grèce, l'Espagne et le Portugal. Les sociologues de l'éducation l'ont montré : depuis maintenant quinze ans, les étudiants restent plus longtemps chez leurs parents pour des raisons principalement financières.
Nous observons également une désynchronisation de ce que la sociologie appelle les « dates fatidiques ». Pour la génération de nos parents, l'arrivée du premier enfant, l'achat d'une maison, la mort d'une première personne chère dans la famille, tous ces moments importants qui scandent une vie étaient concomitants. Aujourd'hui, avec le premier enfant qui arrive après trente ans et l'allongement de l'espérance de vie, tout est désynchronisé. Le pilotage de nos vies se fait différemment. L'idéal, c'est d'avoir son âge sans faire son âge, d'être éternellement jeune. Les jeunes sont censés avoir un projet professionnel et savoir ce qu'ils feront à la quarantaine avant même d'être sortis de l'école. Ils sont dans une obligation mentale et morale de planifier une vie qu'ils ont à peine commencée. En d'autres termes, on leur demande d'être vieux très tôt.
L'équilibre entre logique de projet, d'un côté, logique physiologique, de l'autre, conduit à recourir à de multiples mécanismes de brouillage des âges. Il faut faire son âge à un certain moment, pas à d'autres. Il importe de faire le bon choix et, dans ce domaine aussi, tout se négocie.
L'exhortation à avoir un « projet » se conjugue au pluriel : projet professionnel, projet de logement, projet de retraite, il faut aussi prévoir sa mutuelle, ses obsèques. Le mot « assuré » est entré dans le dictionnaire Le Robert au milieu des années quatre-vingt pour décrire un tel phénomène. Au travers du vocable « assurer », la société fait porter sur les individus une sorte d'injonction paradoxale, elle leur demande de porter sur leurs épaules leurs trajectoires individuelles. Autrefois, on n'était que le fils ou la fille de ses parents. Aujourd'hui, on doit très vite devenir quelqu'un, une sorte d'électron libre capable de vivre tout seul. C'est loin d'être évident. Le stress, la charge mentale sont tels qu'on enregistre une augmentation considérable du taux de suicide des jeunes lycéens garçons et des hommes dans les dix-huit premiers mois de la retraite.
Il est des moments de la vie où la pression du temps est significative. C'est une situation anomique. Nous vivons un nouveau temps numérique, avec un pilotage du temps par les objets électroniques. D'aucuns évoquent l'« homme colonisé », à l'esprit envahi par la présence obstinée du mail qui arrive. Nombreux sont les métiers où émerge une forme de plaisir pris au dérangement permanent. Cela transparaît dans les enquêtes psychosociologiques. Les gens postés au travail devant leur écran se désespèrent dès lors qu'ils ne reçoivent aucun nouveau message pendant vingt minutes. L'essor de la communication informelle a fait naître une attente du dérangement, une sorte de stimulation mentale qui peut parfois s'apparenter à de la souffrance au travail. Certaines entreprises en sont ainsi venues à interdire l'usage de la messagerie électronique durant une heure ou deux.
Le laboratoire d'économie et de sociologie du travail d'Aix-Marseille s'est intéressé à la question. Il a été demandé aux participants à une réunion d'en faire un résumé. Ceux-ci étaient répartis en deux groupes : le premier avait eu la possibilité de consulter ses mails en flux continu, le second seulement toutes les demi-heures. Les résultats furent sans appel, le premier groupe obtenant une note bien supérieure.
L'homme colonisé, mais aussi l'homme émietté : interruptions incessantes, dérangements, fragmentation, microtâches, voilà autant d'événements qui requièrent un travail inconscient de reconnexion. Cette fatigue physique supplémentaire s'observe très bien par électroencéphalogramme.
Il y a aussi l'homme stressé et frustré. Ce qu'affirmait Alexis de Tocqueville pour les inégalités sociales vaut aussi pour le temps. L'important n'est pas le temps qui s'affiche sur notre montre, c'est celui que l'on veut occuper. On est toujours frustré de n'avoir pas eu le temps d'en faire plus, on a l'impression de courir, de passer d'une tâche à l'autre, d'être moins efficace. Or c'est faux. Historiquement, la productivité au travail n'a cessé d'augmenter avec le développement des outils électroniques. Tout cela crée de très grandes frustrations et des alibis de fréquentation de la médecine générale de ville.
Après le temps numérique, je ferai quelques remarques sur les nouvelles représentations du temps.
Le temps est une valeur montante dans la hiérarchie des valeurs sociales. Entre le temps et l'espace, entre le temps et l'argent, les jeunes générations choisissent le temps. Entre gagner plus en travaillant plus et avoir plus de latitude temporelle à un moment donné dans la semaine, elles choisissent la seconde possibilité. Dans les générations passées, on incitait les jeunes à quitter la campagne, à avoir un niveau de diplôme supérieur, à entrer dans la société industrielle. On pratiquait la semaine anglaise, on travaillait le samedi. L'objectif était de gagner plus d'argent.
À l'ère de la société de consommation, du numérique, de l'informatique, de l'économie de la connaissance, les jeunes se disent prêts à abandonner une part de statut ou de revenu pour recouvrer une certaine liberté, voir grandir leurs enfants, mieux articuler vie professionnelle et vie privée.
La modernité d'un acteur se mesure à sa sensibilité, à son rapport au temps. Autrefois, on disait à quelqu'un : donne-moi ton diplôme et ton statut, je te dirai la place que tu occupes dans la société. Aujourd'hui, on pourrait dire : « Montre-moi comment tu utilises ton temps et, sans trop me tromper, je saurai si tu en bas, au milieu ou en haut de l'échelle sociale. »
Le rapport au temps marque les positions sociales et donne du pouvoir à ceux qui gèrent leur temps et contrôlent celui des autres. La fragmentation des utilisations du temps - le temps masculin, féminin, rural, urbain, jeune, vieux, le temps du dimanche, du samedi,... - provoque des tensions intertemporelles. Afin de concilier au mieux ces nouveaux temps modernes, qui partent un peu dans tous les sens, on a vu émerger des bureaux du temps dans un certain nombre de villes, dont Poitiers, Belfort, Rennes. Les résultats sont très mitigés tant il est délicat d'arriver à resynchroniser l'ensemble. À noter les pressions exercées sur les individus dans ce domaine, avec le travail de nuit, le dimanche, les astreintes, les heures supplémentaires. On est loin d'avoir trouvé, à mon sens, les régulations publiques susceptibles d'accompagner les nouveaux usages du temps de la société d'aujourd'hui et de demain.
Qu'en est-il, maintenant, des rapports à l'espace ?
Une société se compose d'individus qui vivent dans le temps de leur vie tout en occupant un espace. Celui-ci est de plus en plus assimilé au vaste espace de la mondialisation, à ce grand village planétaire qui nous enserre et nous entoure. C'est l'analyse de l'ensemble des échelles d'espace qui aide à mieux comprendre notre société et à anticiper les évolutions possibles. Je vais m'efforcer de vous donner quelques points de repères.
À l'instar de la famille, il ne faut surtout pas dire que le lieu, le local, disparaît comme valeur tant est fort l'attachement à la localité. C'est ce que montre, par exemple, l'importance du phénomène, en France, de la « mal-inscription » sur les listes électorales, c'est-à-dire le fait d'être inscrit sur les listes de son lieu de naissance et de prendre prétexte des élections pour revenir régulièrement chez soi. Ainsi l'étudiant ayant quitté sa famille depuis déjà cinq ou dix ans et qui vit dans un tout autre lieu ne se presse-t-il pas pour se réinscrire ailleurs.
Dans le même temps, la co-présence n'est plus devenue indispensable : ce n'est pas parce que l'on voit quelqu'un, qu'on le rencontre, qu'on est sûr de l'apprécier, de l'aimer, d'avoir des choses à lui dire. Il y a une virtualisation considérable et extrêmement rapide des relations humaines et sociales.
Les espaces de vie se sont notablement transformés depuis la société industrielle. Dans les années trente et même encore dans les années cinquante, il existait un très fort coefficient de corrélation entre ces différents espaces : on vivait à proximité de sa famille, de son travail, de ses affinités électives. Toutes les statistiques le montrent, aujourd'hui, le choix du conjoint se fait de façon plus « éloignée ». En 1964, l'enquête d'Alain Girard, pour le compte de l'Institut national d'études démographiques (Ined), révélait que le choix du conjoint se faisait en moyenne à quinze kilomètres de distance. On est passé à quarante-cinq, voire à quatre-vingts kilomètres.
Les migrations pendulaires entre le domicile et le travail ne cessent de s'allonger. On vit de plus en plus en dehors de la commune, du canton, du département de son entreprise. Tout cela parce que les moyens de transport sont plus efficaces : dans le même laps de temps, on va beaucoup plus loin.
Ce qui compte, c'est moins le lieu d'habitation que la possibilité de rejoindre n'importe quel autre endroit. De nombreuses zones rurales redeviennent alors des zones riches, réinventées, des points d'ancrage où nos concitoyens vont trouver une qualité de vie en sachant que, de toute façon, en peu de temps, ils pourront rejoindre un aéroport, une université, une quatre-voies, un centre commercial, un service de soins ou d'équipements. Loin d'être des lieux de relégation comme dans la société du XVIIIe siècle ou du début du XIXe siècle, ces territoires sont devenus des lieux « balise ». La potentialité territoriale est plus importante que le lieu d'habitation.
Cela étant, la poursuite de l'urbanisation est une tendance évidente, et ce dans le monde entier. L'ensemble des sociétés, en s'urbanisant, produisent les mêmes mécanismes : salariat, féminisation, évolution des comportements alimentaires.
À l'échelle française, à l'horizon 2025, 85 % de la population vivra certainement dans les « aires urbaines », au sens de l'Insee. Sur un siècle, l'évolution est considérable. Cet étalement se fait sur le modèle californien et non pas rhénan. Autrement dit, nos villes sont extrêmement étalées, très peu propices à l'essor du développement durable et assez coûteuses à entretenir. En périphérie de Bordeaux, pour rejoindre le bassin d'Arcachon, on traverse quinze kilomètres très peu denses. À Nantes et Toulouse, c'est pareil. Ce sont les villes situées sur la façade Atlantique qui gagnent le plus d'habitants, de recensement en recensement.
Cet urbanisme très peu dense n'ira pas sans nous poser de graves problèmes dans les vingt, trente, quarante prochaines années. Ce sont dans les lotissements de maisons individuelles les plus éloignés des centres villes que s'enregistre le plus fort taux d'échec scolaire, de suicide féminin, de consommation de médicaments, c'est là, plus que dans l'habitat collectif dense, que s'accumulent les difficultés.
Un tel étalement est fort consommateur de terres agricoles, entre 70 000 et 90 000 hectares par an, souvent des terres périurbaines de très bonne qualité. La France perd l'équivalent d'un département tous les onze ou douze ans. Alors même que les enjeux alimentaires sont remontés sur le haut de la pile, se pose un vrai problème à long terme.
Les huit grandes aires urbaines vont pomper l'essentiel de l'accroissement urbain. Ce phénomène d'accentuation de la métropolisation ne manquera pas d'accroître les inégalités. Néanmoins, le rythme de développement de ces pôles urbains se ralentit. Les statistiques de l'Insee indiquent un net retour dans les centres villes couplé à un embourgeoisement évident. Les ouvriers qui y étaient encore présents ont été éjectés. Les centres villes se « gentrifient » quand les couronnes urbaines connaissent des taux de croissance de plus en plus réduits.
La tendance est aux villes multipolaires, aux villes en réseau, aux villes « archipel », selon le sociologue Jean Viard. À cinq, dix kilomètres du centre des dix, douze plus grandes villes françaises se sont développés, tels des constellations, des pôles autosuffisants, où l'on peut « consommer » de la piscine, de l'opéra, du médecin, de l'école. Le développement de ces zones périphériques sur elles-mêmes les rend assez autonomes.
Qui dit urbanisation dit métropolisation, une notion encore plus importante et significative. Il s'agit non pas simplement d'une occupation de l'espace, mais d'une capitalisation de la richesse. Ces grands pôles urbains exercent véritablement une domination croissante sur le plan économique, politique, culturel, scientifique. Laurent Davezies et Pierre Veltz montrent comment la révolution numérique a fortement accentué cette métropolisation, les plus grandes villes ayant pris l'essentiel du surplus économique de la révolution numérique.
Voilà des villes parfaitement connectées à l'internationalisation, à l'européanisation, à la mondialisation, alors qu'elles sont presque coupées des territoires périurbains et ruraux situés à quinze kilomètres. Elles sont complètement greffés sur ce qui se passe à Shanghai ou dans la Silicon Valley parce que le virtuel autorise de s'affranchir de la distance. La distance ne coûte absolument rien.
Je le disais, les franges périurbaines sont celles où l'on vit le plus mal, là où il y a le plus de désocialisation, d'échec scolaire, de tentations politiques extrémistes, quelles qu'elles soient, là où il y a le plus d'anomie, de perte de repères, de taux de divorce.
La majorité des indicateurs de « désorganisation sociale » se concentre là où le périurbain rencontre le rural, là où s'étaient installés des anciens urbains parce qu'ils vieillissaient, avaient trois enfants, ne pouvaient plus se payer un appartement en centre ville. Ils espéraient y trouver du calme, y entendre le chant du coq, ils découvrent des zones de tension, assistent à une augmentation notable des vols et de la délinquance qui a débordé les zones d'habitat collectif pour rejoindre les zones périphériques. C'est là que s'enregistre le mal-vivre le plus important. Le rural résiste beaucoup mieux en termes de stabilité sociale, d'intégration, de vie familiale, d'échec scolaire que ces zones périurbaines qui sont, pour partie, à la dérive.
Ne cédons pas, en revanche, au manichéisme. L'opposition que décrit Christophe Guilluy entre une « France mondialisée » et une « France périphérique » dans un livre qui a beaucoup de succès mériterait d'être affinée. Il fait passer la frontière à des endroits qui ne sont pas crédibles. S'il convient d'être attentifs à de tels phénomènes, n'opposons pas une France qui serait parfaitement intégrée à une France qui ne le serait point. Nombre de zones très rurales sont extrêmement bien insérées dans le modernisme, dans la mondialisation et connaissent une phase de transformation évidente.
Au cours des trente dernières années, si les inégalités entre les régions françaises ont fortement diminué, c'est entre les quartiers des métropoles, les communes des agglomérations, les communautés urbaines qu'ont proliféré les mécanismes de ségrégation. Paradoxalement, les quartiers les plus homogènes sont désormais les quartiers « de riches ». Edgar Morin a beaucoup travaillé à partir des études de l'Insee. Les quartiers pauvres français, même en grande précarité, sont beaucoup moins homogènes que les quartiers anglais, ceux des grandes villes allemandes ou des pays de l'Est, qui ajoutent à une grande concentration une redoutable ségrégation.
Je mentionnerai également le phénomène, de plus en plus courant, des gated communities, ces quartiers fermés par des barrières où l'accès est strictement contrôlé et qui, selon les agglomérations, enregistrent des taux de progression de 50 % à 60 % par an. Leur succès dans d'autres pays comme la Nouvelle-Zélande, l'Australie, les États-Unis, surtout à l'Ouest, annonce une expansion qui ne risque pas de se démentir.
Pour ce qui est des disparités régionales en France, trois grandes périodes sont à retenir.
De l'après-guerre à 1980, il y eut une augmentation des inégalités très notable entre les régions françaises en termes de Pib, de production économique, de production de richesse, de niveau de revenu des ménages. À partir de la fin des années soixante-dix, résultat des politiques menées dans les années soixante et soixante-dix, et ce jusqu'au début 2009-2010, les mécanismes de transferts et de redistribution de l'État providence ont bien joué leur rôle et ont permis d'« égalitariser » les revenus entre régions, quand bien même les inégalités de croissance économique et de richesse augmentaient.
J'ai évoqué le poids de l'économie résidentielle et présentielle : trois3 millions de résidences secondaires, cela déverse de l'argent sur un territoire de façon peut-être plus puissante que certaines politiques d'aménagement du territoire ; cela fait vivre. N'oublions pas non plus le tourisme : plus de 80 millions de personnes viennent en France chaque année et les Français sont eux-mêmes un peuple qui voyage beaucoup dans leur propre pays ; voilà un facteur de consommation, et donc de diffusion de la richesse. La mobilité des retraités est, à ce propos, un élément essentiel d'égalitarisation.
L'évolution récente est plus préoccupante. Depuis maintenant quatre-cinq ans, la coupure n'est pas très nette, l'augmentation des inégalités de Pib se poursuit mais s'y ajoute une nouvelle hausse des inégalités de revenus entre régions. L'avènement de la société numérique va faire que les emplois jeunes, modernes, bien rémunérés seront dans les pôles urbains. De différents points de vue, on constate un affaiblissement très notable des mécanismes de redistribution, ce qui laisse augurer une accentuation des inégalités.
Laurent Davezies affirme que ceux qui s'en sortent le mieux aujourd'hui sont les systèmes productivo-résidentiels, expression un peu barbare par laquelle il montre, cartes à l'appui, que ce sont les zones qui cumulent un attrait touristique avec une vraie production qui seront bien armées pour les vingt ou trente prochaines années. Celles qui n'ont que du tourisme, de la gastronomie, de belles vieilles pierres, même si elles comptent de nombreux visiteurs, mais qui n'ont pas d'emploi, comme celles qui présentent un profil exactement contraire à l'instar de tout le quart Nord-Ouest de la France, ont déjà beaucoup souffert et doivent s'attendre à un avenir assez précaire.
En termes de mobilité, les spécialistes des transports estiment que la stagnation à environ quatre déplacements par jour et par personne, observée depuis le début des années quatre-vingt-dix, va se poursuivre. Nous avons en quelque sorte atteint un maximum difficile à dépasser avec un budget-temps toujours à peu près le même. Dans un monde urbanisé, on ne déménage pas tant qu'on est à une demi-heure du travail ou d'une activité. Or les moyens de transports étant bien plus performants, la distance parcourue en trente minutes dépasse allègrement les trente kilomètres d'autrefois et augmente même de 10 % à 15 % chaque année. C'est une machine à consommer de l'énergie absolument considérable.
L'augmentation des distances parcourues se conjugue avec une tendance aux « pérégrinations urbaines », ce que montraient les statistiques dès les années quatre-vingt. Fini le temps des déplacements pendulaires domicile-travail, place aux déplacements plus zigzagants, erratiques. C'est ce que Marc Vielle appelle des pérégrinations urbaines zigzagantes. Nous assistons à une forte progression des déplacements pour motifs « loisirs » et « visites » au détriment des trajets professionnels et scolaires, qui stagnent, voire baissent, en raison du développement du numérique.
Je me risque à une hypothèse. Notre pays compte 3,15 millions de résidences secondaires. Au vu du taux de progression, on peut atteindre 3,5 millions dans une grosse dizaine d'années, avec les phénomènes associés : multihabitation, mobilités, économie présentielle, et ce grâce au TGV, à Easyjet, aux RTT. Ces nouveaux emplois du temps irriguent le territoire et redistribuent la richesse nationale.
En termes de transports, les gains de temps s'expliquent en partie par la suppression des intercalaires, autrement dit d'un certain nombre de gares. Or les intercalaires ont un rôle très important dans une société moderne. Ce qui compte, ce sont les ruptures de charges, les changements de modalités de transports, les hubs, les lieux où, en réseau, se créent les correspondances et les fréquences. D'où des tarifications différenciées.
L'étalement urbain constitue une prime à la voiture individuelle. Les transports collectifs vont continuer pour des dizaines d'années à subir cette immense contrainte qui est de fonctionner sous perfusion d'argent public pour avoir un minimum d'efficacité. Nous sommes loin de l'urbanisme rhénan, de la Suisse, de l'Autriche, ou même du modèle de Barcelone : un plan hippodamien très dense, avec immeubles de cinq-six étages et parkings au sous-sol, propice à favoriser les transports collectifs.
Tant que la France se caractérisera par des agglomérations urbaines étalées, il y aura une prime à la voiture et, donc, une très forte dépendance énergétique. En retour, la possession d'une voiture est prétexte à habiter de plus en plus loin. C'est le prix du foncier qui compte, plus que le prix de la maison, d'où un étalement urbain encore accentué. On a affaire à un cercle vicieux dont on ne voit pas la fin puisque, structurellement, une ville ne se reconstruit sur elle-même qu'au rythme de 0,6 % ou 0,7 % par an. Pour « refaire » une ville en entier, si ce concept avait du sens, il faudrait deux cents ans.
De même qu'il existe une multiplicité des usages temporels, avec la mise en place de bureaux des temps pour essayer de réguler l'ensemble, il existe une multiplicité des conflits d'usage - termes bien connus, je n'insiste pas - liés aux occupations de l'espace et à l'accès aux ressources rares : l'eau, les espaces protégés. J'avais moi-même participé à l'élaboration d'un rapport du Plan sur les conflits d'usage dans les zones rurales. Aménager le territoire pour permettre l'installation d'entreprises, la construction de lotissements, prendre en compte la problématique de la pollution et de la qualité de l'air, voilà autant d'éléments qui montrent la multitude de conflits de ce type et illustrent l'évolution de notre société. Une société qui se particularise, se différencie, s'individualise, avec de réels enjeux de contrôle de l'espace, notamment dans les aires rurales montagneuses et les zones littorales périurbaines.
J'évoquais précédemment le phénomène Nimby et l'importance d'avoir du temps pour soi. Sans être forcément égoïste, notre société fabrique des intérêts de plus en plus particuliers et des gens de plus en plus capables de les défendre.
Telles sont, mesdames, messieurs les sénateurs, présentées de façon synthétiques les évolutions qu'il me semblait important de rappeler dans le cadre d'une réflexion prospective.