Intervention de Jean-Pierre Obin

Commission d'enquête sur le service public de l'éducation, les repères républicains et les difficultés des enseignants — Réunion du 5 mars 2015 à 9h00
Audition de M. Jean-Pierre Obin inspecteur général de l'éducation nationale

Jean-Pierre Obin, inspecteur général de l'éducation nationale :

L'idée d'une étude sur les signes et manifestations d'appartenance religieuse dans les établissements scolaires est née en 2003, alors que Xavier Darcos était ministre délégué à l'enseignement scolaire et Luc Ferry, ministre de l'éducation nationale. Alerté par la sécession d'une partie de la jeunesse scolaire tentée de se couper de la République et de la nation françaises, j'ai pris l'initiative d'en proposer le sujet au groupe « Études et vie scolaire » de l'Inspection générale. Dès 1991 - j'étais alors inspecteur général chargé de l'académie de Lyon - des chefs d'établissement m'ont fait part de la contestation violente suscitée par la première guerre du Golfe, chez certains jeunes Maghrébins, fiers d'afficher leur solidarité avec Saddam Hussein et leur opposition à l'intervention de la coalition internationale à laquelle la France était associée. En 1996, le principal du Collège Longchambon, dans le quartier des États-Unis, à Lyon, m'a alerté au sujet du départ des deux derniers élèves juifs de son établissement. Le harcèlement avait eu raison de la mixité sociale et ethnique des élèves, de sorte que les familles d'origine juive préféraient scolariser leurs enfants dans les établissements publics du centre-ville ou dans le privé catholique. J'ai reçu cette information comme un choc. Enfin, un certain nombre de publications, notamment Les Territoires perdus de la République, en 2000, m'ont convaincu de solliciter une enquête de terrain auprès de l'Inspection générale. En juin 2004, j'ai adressé le rapport de cette enquête à François Fillon qui avait succédé à Luc Ferry ; il l'a reçu sans commentaire et ne l'a pas publié, contrairement à ce qu'aurait voulu la règle.

Diverses raisons ont été invoquées. Il fallait éviter de mettre de l'huile sur le feu lors de la première rentrée où s'appliquerait la loi sur le voile. La rentrée se passe bien. Il fallait ensuite faire profil bas à un moment où des Français étaient otages à Bagdad, avec pour condition de leur libération l'abrogation de la loi sur le voile. Ils sont libérés en décembre 2004. Puis la loi Fillon sur l'éducation nationale en préparation devait être le seul sujet de communication. Finalement, des fuites dans la presse ou sur Internet ont rendu publics certains morceaux choisis du rapport, hélas sortis du contexte, pour être exploités par des sites de l'extrême-droite ou d'organisations sionistes ou féministes. En réaction, la Ligue de l'enseignement et le syndicat des enseignants UNSA ont chacun décidé de publier l'intégralité du rapport sur leurs sites Internet. Quelques jours plus tard, le rapport était également publié sur le site du ministère, sans commentaire.

Nous avions constaté des atteintes convergentes contre l'enseignement et les règles de vie scolaire dans les établissements, encouragées par des groupes et des organisations qui encadrent les élèves musulmans en faisant de la surenchère, comme l'a très bien montré le sociologue Gilles Kepel, dans son ouvrage Quatre-Vingt-Treize en 2012. Une partie de cette jeunesse commence à faire sécession en se coupant de la République et de la nation françaises. « Nous ne sommes pas français », « les Français et nous », « nous et eux » : c'est en ces termes que se traduit le sentiment de non-appartenance à la nation et l'hostilité de plus en plus ouverte envers les valeurs de la République. Un tel comportement exige en réponse une politique volontariste et ciblée d'intégration, dont l'école n'est que l'un des vecteurs, un pilotage ferme et constant, et le développement des compétences des enseignants, afin qu'ils soient en mesure de répondre à la contestation des élèves.

Le rapport n'a pas été diffusé, mais il a infusé. Il a donné lieu à un certain nombre d'initiatives locales. La Conférence des directeurs d'IUFM s'en est saisi et a émis des recommandations pour actualiser la formation des maîtres. L'Association des professeurs de géographie s'y est intéressée, ainsi que l'Inspection générale des sciences de la vie et de la terre qui a fait des propositions pour traiter les sujets problématiques comme la sexualité, le darwinisme ou la procréation. En 2007, avec Alain Seksig, qui était responsable de la cellule « laïcité » au Haut Conseil à l'intégration, depuis lors dissoute, nous avons proposé aux Temps modernes un article pour faire le point sur les réactions et les commentaires suscités par le rapport. Le comité de rédaction l'a refusé ; je l'ai mis en ligne sur mon site en 2008.

Après les événements de janvier dernier, les constats du rapport se sont révélés plus actuels que jamais, vous l'avez souligné, madame la présidente. Il y a eu une aggravation depuis dix ans ; la ghettoïsation des quartiers s'est renforcée. Les partisans d'un islam fondamentaliste s'opposent à une jeunesse de plus en plus sensible aux thèses du Front national. Une étude a montré qu'entre 18 et 24 ans, un jeune sur deux est désormais favorable au Front national. Ce n'était pas le cas auparavant. À cela s'ajoutent les évolutions géopolitiques, bien sûr.

J'ai été stupéfait de constater comment, face à l'Internet, les esprits adolescents développent de véritables pathologies de l'entendement. La ministre nous disait récemment qu'un collégien sur quatre était sensible aux théories du complot, y compris au sujet des événements de janvier. La proportion est de 20 % chez les 18-24 ans. Certains témoignages que les journalistes ont recueillis auprès des lycéens nous désespèrent quant à la capacité de l'école à développer le jugement critique des élèves.

Lors de notre enquête de 2004, j'ai visité le collège Versailles à Marseille, où Bernard Ravet était principal. Enclavé entre l'autoroute et une bretelle de sortie, ce collège recrute ses élèves dans un quartier largement contrôlé par les organisations musulmanes. Au moins treize lieux de culte sont répertoriés, dont une importante mosquée du mouvement intégriste Tabligh. L'un de ses militants actifs est surveillant au collège, il organise de l'aide aux devoirs pour les élèves à la mosquée. Un ouvrage créationniste a circulé dans le collège, Le hasard impossible. La théorie de l'évolution des êtres vivants analysée par un croyant, publié par le mouvement Tabligh et dont l'auteur, Mohammad Kaskas, est un professeur agrégé de biologie, exerçant à l'IUFM d'Amiens ! J'ai averti le recteur d'Amiens et le directeur de l'IUFM, lequel n'a pas osé prendre de sanctions par crainte que l'affaire s'envenime. « C'est compliqué » et « il sait se défendre » sont les seules réponses que j'ai obtenues. À la rentrée 2005, trois professeurs femmes en jupe ont été agressées. L'équipe enseignante s'est mise en grève, une cellule de crise a été créée au rectorat, sans qu'aucune mesure décisive ne soit prise... sauf une surveillance policière pour permettre aux professeurs harcelés d'entrer et sortir du collège. Une nouvelle agression a eu lieu au cours de laquelle un jeune a été arrêté. Devant l'inertie du procureur, les enseignants ont menacé de reconduire leur grève. Le jeune a été placé en centre éducatif fermé à Toulon et les sorties de professeurs ont été à nouveau encadrées par une brigade de protection anticriminelle. Finalement, quatre jeunes barbus sont allés voir le principal, lui demandant de faire partir les policiers et promettant en échange qu'il n'y aurait plus d'agressions. La présence policière n'était pas bonne pour leur commerce, ont-ils expliqué ! Ces adeptes de Tabligh et petits trafiquants, interrogés sur leurs contradictions, ont répondu : « On ne vend qu'aux mécréants, on n'emboucane pas nos petits ». Toujours dans le même collège, en période de jeûne musulman, le principal a dû, par mesure de protection, imposer le statut d'externe à 27 élèves sur 150 qui ne pratiquaient pas la coutume religieuse. Ils ne pouvaient aller à la cantine sans subir des insultes ! Violences contre les femmes, contestations de la vie scolaire : de tels exemples montrent la complexité et les intrications des diverses entraves aux lois de la République.

Ce qui n'a pas changé depuis dix ans, c'est l'absence de formation des professeurs, toujours aussi démunis face à la contestation des élèves. Les mesures annoncées par la ministre vont dans le bon sens. Seront-elles assez fortes ? Y aura-t-il une constance dans l'action publique ? L'empilement des décrets et des circulaires pour favoriser le retour de l'autorité est un bel exemple d'inconstance. En 1985, un décret sur les établissements publics locaux d'enseignement détaillait le régime des sanctions, assorti peu de temps après d'un décret complémentaire relatif aux conseils de discipline. En juillet 2000, deux autres décrets ont été publiés, l'un sur le règlement intérieur, l'autre pour nationaliser le régime des sanctions. En février 2004, une nouvelle circulaire a précisé ce dernier décret, avant d'être abrogée en août 2011 par deux nouvelles circulaires qui ont introduit une mesure de responsabilité comme alternative à la sanction d'exclusion temporaire et définitive. Le 27 mai 2014, une nouvelle circulaire a abrogé celle de 2011, en remplaçant les termes « régime des sanctions » par « application de la règle » : il convient de favoriser une démarche éducative et d'éviter au maximum l'aspect répressif. Un nouveau virage a été pris au début de l'année, avec la volonté du Président de la République de rétablir l'autorité dans les classes. Cette avalanche de modifications illustre l'inconstance des politiques publiques. Les acteurs de terrain s'y perdent et finissent par s'en tenir à une représentation ancienne de ce qu'il convient de faire.

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