Intervention de Jean-Pierre Obin

Commission d'enquête sur le service public de l'éducation, les repères républicains et les difficultés des enseignants — Réunion du 5 mars 2015 à 9h00
Audition de M. Jean-Pierre Obin inspecteur général de l'éducation nationale

Jean-Pierre Obin, inspecteur général de l'éducation nationale :

Je reste sceptique sur l'effet qu'auront un certain nombre de mesures annoncées par la ministre pour assurer la transmission des valeurs. Le constat est clair : les professeurs ne sont pas suffisamment formés. L'article L.111-1 du code de l'éducation assigne comme première mission à l'école, au-delà de la transmission des connaissances, de faire partager aux élèves les valeurs républicaines. Or cet article ne trouve de traduction concrète ni dans les missions qui sont attribuées aux professeurs, ni dans leur formation. En 2014, la réforme des concours a supprimé l'épreuve orale (notée 6 points sur 40, ce qui n'était pas négligeable) qui s'intitulait « Agir en fonctionnaire de l'État de manière éthique et responsable ». Désormais, dans les concours de recrutement, la transmission des valeurs de la République n'est qu'un point parmi d'autres (gestion de la classe, psychologie des adolescents, etc.) sur lequel les candidats peuvent être interrogés. Pour élaborer un manuel de préparation aux concours, j'ai consulté l'ensemble des rapports des jurys. Il n'y a guère que deux ou trois cas où l'on a effectivement interrogé les candidats sur ce point ! J'ai conseillé de rétablir une épreuve à coefficient ; hélas, la ministre a simplement annoncé qu'une partie de l'épreuve orale y serait consacrée, et elle a seulement adressé un courrier aux présidents de jury pour leur recommander d'être attentifs à la question. C'est décevant. Les jurys de l'année en tiendront compte, bien sûr, mais au fil des ans, on retombera dans l'ornière habituelle qui fait que les enseignants restent uniquement centrés sur leur discipline.

La perte d'autorité des enseignants est une réalité. Elle participe d'une crise plus générale de l'autorité. Les pouvoirs publics qui doivent trouver des solutions n'adoptent pas forcément la bonne méthode. Tantôt on préconise une autorité négociée dans la classe, ce qui ne veut rien dire car, comme l'écrit Hannah Arendt, l'autorité ne se négocie pas ; tantôt on prêche pour un retour de l'autorité, en considérant qu'aucune transgression ne doit rester sans réponse. Le balancier varie selon les ministres et leur idéologie, qu'ils soient de droite ou de gauche. L'institution n'apprend plus l'autorité et les enseignants-stagiaires, je le constate chaque jour auprès de mes étudiants, se forgent leur propre concept de l'autorité selon l'éducation qu'ils ont reçue, leur milieu familial, leur origine sociale et culturelle, leurs croyances et leurs convictions. L'institution, désorientée, n'est plus capable de fixer des orientations. Pour éviter les lois conjoncturelles ou les effets d'annonce, il faudrait rappeler aux politiques l'obligation de constance à laquelle ils sont tenus, quels que soient les alternances ou les changements gouvernementaux. Comment est-il possible qu'Alain Savary et Jean-Pierre Chevènement, deux ministres de gauche qui se sont succédé, aient mené des politiques diamétralement opposées ? Un meilleur contrôle des politiques publiques s'impose. C'est le rôle du Parlement, des médias et des citoyens.

Sur la question de savoir s'il faut revoir l'arsenal législatif, je prends le pari, et je l'ai écrit dans un article, que d'ici dix ans le Gouvernement devra étendre aux universités la loi de 2004 sur les signes ostentatoires religieux. Et encore, je vois large : ce sera peut-être dans dix mois. Les universités sont confrontées au même type de problèmes que dans l'enseignement secondaire. La pusillanimité de certains responsables face aux agressions, aux transgressions et aux interventions politico-religieuses qui ont cours sur les bancs de l'université laisse penser que les limites peuvent être repoussées. Or ces groupes testent les limites. Toute absence de réaction crée un droit acquis. Il faut souligner qu'une grande partie de l'enseignement supérieur est déjà soumise à la loi de 2004, qu'il s'agisse des classes préparatoires, des BTS ou des autres formations qui ont lieu dans les lycées (soit 20 % des étudiants). Contrairement à ce que dit Jean Baubérot, cette loi ne s'applique pas seulement aux élèves mineurs. Dans les universités, le règlement intérieur autorise à limiter l'expression des convictions religieuses. C'est rarement le cas. L'initiative ne pourra pas être laissée aux seuls établissements ; il faudra que le Parlement intervienne.

Je ne crois pas qu'il soit nécessaire de légiférer contre les contestations des enseignements. L'arsenal législatif et réglementaire est là pour sanctionner la transgression des règles de la vie scolaire. Le code pénal réprime les violences, qu'elles visent les filles ou prennent la forme de propos homophobes ou antisémites. Il faudrait le rappeler dans une circulaire sans qu'il soit nécessaire de légiférer.

On ne doit pas surestimer le rôle - certes important - de l'école, ni lui confier des missions qui la dépassent. Pour résoudre la question de la jeunesse tentée de faire sécession, il faut une politique de mixité sociale transversale concernant l'école et l'habitat. Les inégalités et les discriminations ne sont qu'un élément du terreau sur lequel se développent les transgressions. La conjoncture géopolitique a une part de plus en plus grande. L'éducation nationale doit tenir son rôle de manière vigoureuse. Les annonces de la ministre auraient pu aller plus loin. J'ai le sentiment qu'on n'a pas voulu aller au bout du chemin. De nombreux rapports, dont le mien, mettent l'accent sur la nécessité de la formation continue pour des enseignants dont les compétences sont de moins en moins en rapport avec leurs missions réelles. Il y a dix ans, une enquête a montré qu'un fossé séparait la vision idéale que les enseignants se faisaient de leur métier et la réalité à laquelle ils étaient confrontés en classe. La puissance publique doit combler ce fossé. Formons les professeurs à leur métier réel plutôt que de les entretenir dans un mythe qui valait au XIXe siècle, lorsque les lycées scolarisaient 3 % de la population.

Je crois que le Gouvernement fait le mauvais choix en privilégiant la formation initiale plutôt que la formation continue. En 1981, Alain Savary avait fait le choix inverse, en osant donner la priorité à la formation continue, au profit de 800 000 personnes, plutôt que la formation initiale, 20 000 autres. À la fin des années quatre-vingt, chaque enseignant bénéficiait de cinq jours de formation continue par an ; nous n'en sommes plus qu'à deux, car l'on a préféré réserver 20 000 emplois nouveaux à la formation initiale des enseignants. Dans l'académie de Toulouse, un responsable de la formation continue des enseignants évaluait son budget à 250 euros par personne, dont 225 étaient mobilisés pour couvrir les frais de déplacement des stagiaires. Nous sommes dans une « déshérence » de la formation continue, pour reprendre un mot du Président de la République. Il n'y aura pas d'objectif ambitieux en matière de citoyenneté et de valeurs sans un puissant effort, notamment budgétaire, pour développer la formation continue. Sans cela, on risque même de susciter l'hostilité des enseignants. La réforme de la formation initiale plombe durablement cette possibilité. C'est un mauvais choix, selon moi.

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