Intervention de Alain Boissinot

Commission d'enquête sur le service public de l'éducation, les repères républicains et les difficultés des enseignants — Réunion du 5 mars 2015 à 9h00
Audition de M. Alain Boissinot ancien président du conseil supérieur des programmes

Alain Boissinot, ancien président du Conseil supérieur des programmes :

Merci de votre accueil. Je sais que d'autres auditions sont prévues, notamment de Mme Florence Robine, directrice générale de l'enseignement scolaire, ou de M. Jean Baubérot sur la laïcité.

J'ai rencontré de nombreux enseignants et chefs d'établissements en janvier : ils estiment un peu rapide, lorsqu'une crise qui concerne la société tout entière, d'interpeller l'école, sur laquelle la société projette ses doutes et ses angoisses, au nom d'un passé idéalisé. Certes, l'école connaît des difficultés réelles. Elle accueille désormais la totalité d'une génération - et c'est en classe de quatrième et de troisième que les problèmes sont les plus vifs. En septembre 2001, j'étais recteur de l'académie de Bordeaux, où déjà des réticences s'étaient manifestées après les attentats. En fait, c'est plutôt le contraire qui serait surprenant ! Les valeurs qui nous paraissent évidentes ne le sont pas encore à leur âge.

La pratique d'un rituel comme la minute de silence, naturel dans certaines instances, me semble inadaptée au monde scolaire. Ce rituel a un sens au sein d'une communauté qui partage déjà certaines valeurs. Pour des adolescents, chez qui les valeurs sont encore à construire, une heure de parole conviendrait mieux. N'allions-nous pas au-devant d'incidents inévitables ?

Les jeunes passent désormais plus de temps devant leurs écrans qu'à l'école. Avant d'interpeller celle-ci, songeons qu'ils sont exposés quotidiennement à une vision de notre société bien peu conforme aux valeurs républicaines que nous prônons. Ils ont le sentiment d'un fort décalage entre le discours qui leur est tenu et la réalité qu'ils constatent.

Les valeurs républicaines auxquelles nous nous référons ne vont pas de soi - y compris pour les adultes ! Donnons-nous tous le même sens à des mots comme laïcité, intégration, égalité, et même fraternité ? Le vivre-ensemble, qui est apparu dans la terminologie européenne, est également une notion ambiguë. Le philosophe Abdennour Bidar, qui réfléchit sur l'islam et la société contemporaine, aime à citer Paul Valéry, qui écrivait en 1938 à propos de la liberté qu'elle est « l'un de ces (...) mots qui ont plus de valeur que de sens ; qui chantent plus qu'ils ne parlent ; qui demandent plus qu'ils ne répondent ». N'en va-t-il pas de même des valeurs auxquelles nous nous référons ? Nous devrions travailler à leur donner un sens : depuis deux siècles, les valeurs républicaines sont plus à construire qu'à constater. Et nos enseignants ont besoin d'une réassurance quant à ces valeurs qu'on leur demande de porter. Celle-ci ne peut leur venir que de la société.

Avons-nous tous la même conception de la laïcité ? Sommes-nous tous capables de distinguer le fait religieux des dérives sectaires ? Comment articuler les principes de rationalité et de libre examen avec la croyance religieuse ? La tradition chrétienne a mis des siècles à clarifier les enjeux en ce domaine, et pour l'islam le débat se poursuit. Les enseignants sont dans le brouillard... Lorsque, auprès de Luc Ferry, je participais à l'élaboration de la loi de 2004 sur les signes religieux, j'avais constaté le flou qui régnait parmi les professeurs sur ces notions. Un effort de clarification doit partir de la société et, par la formation, toucher les enseignants.

Le débat entre éducation et instruction est un autre point de blocage. Il existe une tradition en France, qui se réclame - à tort - de Condorcet, pour considérer que le rôle de l'école est uniquement de transmettre des connaissances, codifiées en disciplines, tandis que l'éducation relèverait exclusivement des familles. Certes, l'école doit être respectueuse du rôle des familles dans l'éducation. Mais elle a une légitimité éducative, et son repli sur l'instruction, motivé par la peur, est dangereux : les enseignants doivent réinvestir les enjeux éducatifs, et nous devons les y aider. Ils doivent bien montrer aux élèves qu'en les instruisant on les éduque et on les forme à une vision du monde qu'incarne l'école républicaine.

Par exemple, comme l'a dit Florence Robine, en enseignant les sciences, on transmet, au-delà des techniques et des connaissances, une certaine conception des procédures qui permettent de viser la vérité : comment discerner entre plusieurs opinions ? Quel processus de raisonnement est le plus sûr, le plus consensuel, pour parvenir à des vérités supérieures aux simples croyances ? Voilà des enjeux épistémologiques. Et cela vaut aussi pour les sciences humaines : il y a des manières de dialoguer préférables à l'injure, aux techniques de persuasion ou à la propagande. Les programmes, depuis quelques années, ont déserté ce terrain. Il faut le réinvestir.

La contribution de l'école aux valeurs républicaines doit donc être de réinvestir, dans les programmes, le message républicain, dans une démarche éducative qui renoue avec l'esprit des fondateurs de l'école républicaine, y compris Condorcet.

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