Intervention de Staffan de Mistura

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 4 mars 2015 à 9h45
Audition de M. Staffan de Mistura envoyé spécial du secrétaire général des nations unies pour la syrie

Staffan de Mistura, envoyé spécial du secrétaire général des Nations unies pour la Syrie :

Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les sénateurs, merci de l'occasion que vous me donnez de m'exprimer devant vous. J'y tenais beaucoup, et depuis longtemps.

En France, la question syrienne est particulièrement sensible, à la fois pour des raisons historiques et culturelles. Francophone et francophile, je mène des missions particulières en Afghanistan, en Irak, ou au Liban pour le compte de l'ONU depuis quarante-deux ans, afin de de résoudre les conflits. C'est une chance que je sois encore vivant aujourd'hui, politiquement et physiquement ! La crise syrienne est peut-être la plus complexe que j'ai connue. Il n'est d'ailleurs pas étonnant que deux personnalités que je respecte énormément, MM. Kofi Annan et Lakhdar Brahimi, aient renoncé à être associés à une situation dans laquelle les massacres persistent.

J'aimerais apporter une précision à propos de la déclaration que vous avez citée. J'ai formé, durant quarante-trois ans, un certain nombre d'envoyés spéciaux de l'ONU, dont peu sont encore en activité. Je leur ai toujours enseigné que la communication est fondamentale et que chaque mot compte. Cependant, je suis moi-même tombé dans le piège ! C'est humain. Chacun ici se rappelle sûrement avoir déjà vécu pareils moments...

Dans mon cas, cela s'est passé à Vienne, lors d'une conférence de presse, après une visite difficile à Damas : partant du constat que c'est le régime qui exerce la violence, j'ai déclaré que, pour réduire la violence, la solution consistait à traiter avec le gouvernement syrien, comme avec l'opposition syrienne. Traiter avec Bachar el-Assad pour réduire la violence fait partie de mon rôle. Pour sauver des vies, ma main a serré celles de Milocevic, Nadjibullah, Saddam Hussein, ou Idi Amin Dada. Il était alors nécessaire que l'ONU puisse discuter avec eux. Il s'agissait uniquement de réduire la violence.

La solution politique demeure aux mains des Syriens. Ce n'est pas à nous de décider qui doit ou non figurer dans le futur gouvernement, mais aux Syriens eux-mêmes.

En tout état de cause, le seul élément à avoir été accepté par tous les pays, y compris par la Russie, c'est le communiqué de Genève de juin 2012, même si Daech n'y a, naturellement, pas participé.

Cela fait quatre ans pleins que dure l'horreur : plus de deux cent mille morts, un million de blessés, 3,2 millions de réfugiés ; 6,7 millions de Syriens, gens très dignes et très fiers, ont été déplacés à l'intérieur de leur propre pays ! 12,8 millions de personnes reçoivent de l'aide pour survivre dans un pays qui était auparavant autosuffisant ! La Syrie a économiquement reculé de quarante ans. Quatre mille à cinq mille écoles ont été détruites, ainsi que six mille lieux historiques, protégés ou non. Ceux qui, comme moi, ont eu la chance de connaître la Syrie avant qu'elle ne soit touchée par la guerre, ne peuvent que déplorer ce qui s'y passe.

Ce livre, aujourd'hui hélas dépassé par les faits, a recensé le nom des cent mille premières personnes - hommes, femmes et enfants - tuées durant le conflit. Je l'ai avec moi. C'est là une des raisons pour lesquelles j'ai accepté cette mission et établi une stratégie différente en vue de parvenir à une sortie de la crise. Il ne s'agit pas de statistiques, mais de vies humaines!

Lorsque j'ai accepté cette mission, réputée presque impossible, j'ai compris qu'une des questions fondamentales était de savoir s'il existait ou non une solution militaire pour arrêter la guerre. Qu'il s'agisse de la Russie, de l'Iran, des Etats-Unis, du Qatar, de la Turquie ou de l'Arabie saoudite, tous sont favorables à une solution politique, mais chacun fait comme si l'action armée était la seule solution.

Dans ce contexte, on peut se référer au communiqué de Genève, afin de n'exclure personne. C'est là le travail de la diplomatie et de la politique. Alors, pourquoi, ne bouge-t-on pas ?

Deux nouveaux éléments pourraient cependant venir tout changer...

En premier lieu, seul Daech profite du chaos et se répand comme un véritable « Ébola politique », que ce soit en Irak ou en Syrie, en profitant de l'exclusion des Sunnites. Les actions de Daech avaient donc dû contribuer à accélérer la mise en oeuvre d'une solution politique. Daech, en Syrie et en Irak, coupe maintenant les frontières en deux, formant un territoire grand comme l'Angleterre.

La coalition militaire aérienne, dont la France fait partie en Irak, mais non en Syrie, constitue l'autre élément de la réponse internationale, guidée en partie par les États-Unis, dans le contexte irako-syrien.

Ces deux éléments récents peuvent-ils contribuer à stimuler un réveil politique ? J'ai été très déçu de constater que ce n'était pas le cas.

Cependant, le fait est là : il faut continuer à réfléchir à la meilleure stratégie politique afin de résoudre le conflit syrien. Si on n'y parvient pas, le pouvoir de Daech continuera à s'étendre, en jouant sur le chaos, mais aussi sur le fait que ce mouvement extrémiste constitue un allié pour la plupart des Sunnites dans leur lutte contre le régime de Bachar al-Assad.

Durant les premiers mois, les choses n'ont pas évolué, à tel point que j'ai fini par me demander s'il resterait encore des Syriens vivants une fois le conflit terminé. Ce livre qui contient les noms de cent mille victimes, que je citais tout à l'heure, devrait en compter bien davantage ! Actuellement, on a déjà atteint le chiffre de deux cent vingt mille morts...

C'est pour moi - comme pour chacun, je pense - un devoir moral de parvenir à réduire la violence et, à partir du communiqué de Genève, de proposer une solution politique, que chacun semble appeler de ses voeux. C'est donc ce que l'on essaye de faire...

Alep, de ce point de vue, est un symbole, où l'on rencontre une mosaïque de cultures et de religions, qui donnent une bonne idée de la réalité syrienne. Beaucoup m'ont dit qu'il ne fallait pas tenter de toucher à Alep, à la situation si complexe. Au contraire ! Il faut mettre Alep en pleine lumière ! C'est une entreprise dans laquelle le gouvernement français m'a beaucoup aidé. Souvenez-vous de Kobané : qui connaissait cette ville ? J'ai essayé de « kobaniser » Alep - mais c'est très complexe.

J'ai demandé à chacun de jouer cartes sur table et de dire si toute cette souffrance était encore acceptable. J'ai considéré que, pour y mettre fin, il fallait intervenir à Alep. Le diable étant dans les détails, les choses se sont bien entendu compliquées. Au début, le régime de Damas était furieux de mon initiative. Le gouvernement syrien m'a reproché d'avoir choisi d'attirer l'attention sur une ville où il était en passe de gagner et voulait m'indiquer où agir. J'ai rappelé que je travaillais pour l'ONU, et que si je considérais la ville en danger, je devais essayer de trouver une solution -même si l'on peut toujours échouer.

J'ai appris une chose importante à l'ONU : certains moments peuvent être difficiles, voire critiques, mais l'ONU ne doit jamais renoncer. Je ne peux oublier ni Srebrenica, ni le Rwanda. J'étais à l'ONU, à l'époque, et toutes ces situations m'ont touché !

L'idée est qu'en attirant l'attention sur Alep, on oblige toutes les parties, le régime comme l'opposition, à répondre à la question très simple que pose l'ONU : peut-on au moins arrêter les bombardements aériens ou les tirs de mortiers, source de 80 % des morts? Ainsi que vous l'avez noté, l'opposition a refusé. Je peux comprendre l'état d'esprit qui règne parmi les combattants : comment accepter de négocier, alors que des familles entières ont été décimées ? Cependant, il faut bien commencer par quelque chose. Intervenir partout revient à ne rien faire - d'autant que la situation est compliquée.

Le régime de Bachar el-Assad a fini par accepter, peut-être avec l'espoir que l'opposition refuserait. C'est le cours normal des choses dans de telles crises. Toutefois, les conditions imposées par le pouvoir étaient impossibles à accepter. L'opposition a donc refusé, mais la communauté internationale doit y demeurer très attentive. Combien de secteurs de la ville ne seront-ils pas bombardés ? S'agira-t-il de ceux qui sont sous le contrôle du gouvernement ou de l'opposition ?

À Kobané, c'est la détermination d'une femme kurde qui a sauvé la ville. C'est ainsi que je me suis pris à espérer qu'Alep devienne un symbole, afin de prouver que Daech ne peut pas toujours gagner. La mission de l'ONU que j'ai envoyée à Alep est donc conduite par deux de mes collègues, deux femmes, qui ont eu le courage de s'y rendre. Je ne me suis pas joint à elles, bien que je l'aurais souhaité. J'ai souvent risqué ma vie, mais j'ai pensé que ma présence risquait d'attirer inutilement l'attention sur cette mission, qui est en ce moment en train d'essayer d'amener les deux parties à accepter l'arrêt des combats les plus importants.

Le rapport de mes deux collègues me permettra de juger si l'on peut ou non poursuivre le dialogue avec chaque partie, prise séparément. Dans le pire des cas, il faut continuer à considérer Alep comme un symbole, et garder ce symbole en pleine lumière médiatique, afin d'empêcher les événements de s'y accélérer.

Cependant, vous avez raison, Monsieur le président : Alep est encerclée et la guerre continue. Les fonctionnaires de l'ONU chargés de l'action humanitaire ont été expulsés, et l'opposition réclame que le cessez-le-feu intervienne dans quatre villes, et non pas seulement à Alep. Tout cela est compréhensible, mais il ne faut toutefois pas abandonner.

Je ne me soucie bien évidemment pas seulement d'Alep... Tout cela reste un test pour arriver à faire que les parties s'asseyent autour d'une table, afin de ne pas en rester à des réunions comme celle de Genève, où les participants quittent tout à coup la conférence en claquant la porte !

La réponse sera connue dans les prochains mois. D'ores et déjà, je crois que quelque chose est en train de changer. Le régime sait qu'il ne peut gagner la guerre - et on doit le lui rappeler. L'opposition ne le peut pas non plus, mais tous les pays engagés dans ce conflit doivent pouvoir s'asseoir à une table de négociation, autour de l'ONU, pour étudier à nouveau la solution politique. Si l'on parvient à sauver ne serait-ce qu'une ville, ou cent mille personnes, je serai déjà très heureux, même si cela peut passer pour une mission impossible.

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