Intervention de Gilbert Bouchet

Délégation sénatoriale aux entreprises — Réunion du 12 février 2015 : 1ère réunion
Compte rendu de la réunion de la délégation aux entreprises du 12 février 2015

Photo de Gilbert BouchetGilbert Bouchet :

Madame la Présidente, mes chers collègues, la délégation aux entreprises s'est rendue dans la Drôme pour son deuxième déplacement il y a une semaine, sur ma suggestion. Comme nous l'a fait valoir le conseil général, où le président Didier Guillaume nous a très aimablement accueillis, la Drôme est un département riche de 50 000 entreprises, réparties dans des secteurs très variés, de l'agriculture à l'industrie. C'est bien sûr une terre de vignobles : nous avons pu l'apprécier grâce à la dégustation offerte par la maison Jaboulet pour agrémenter notre déjeuner au conseil général avec les autorités consulaires, patronales et préfectorales. Mais la Drôme, c'est aussi le premier département « bio » français en surfaces cultivées. Par ailleurs, son socle industriel repose aussi bien sur la métallurgie, le nucléaire et l'agroalimentaire que sur le cuir ou la mécanique.

Les deux entreprises que nous avons visitées sont une parfaite illustration de cette diversité : Valrhona, chocolatier d'excellence, fournit les plus grands chefs et artisans alors que Vignal Artru, spécialisé en mécanique de haute précision, a concouru à l'élaboration du premier coeur totalement artificiel, implanté en 2014.

La chocolaterie Valrhona est la parfaite illustration d'une « success story » qui a débuté en 1922 et a connu un grand essor depuis les années 1990. Elle fait aujourd'hui presque 60 % de son chiffre d'affaires à l'export ; ses clients sont satisfaits à 70 % ; les 800 salariés aussi sont heureux, puisque c'est sur leur jugement que Valrhona est classée 11ème au fameux classement « Great place to work ».

M. Grisot, son charismatique directeur général, nous a confié le secret de cette réussite : un processus d'amélioration permanente, une remise en cause de tous les jours, qui fait de l'excellence le socle de son schéma organisationnel. Il nous a rapidement présenté les huit concepts fondamentaux de ce modèle fondé sur un management de qualité. Je les cite brièvement. L'essentiel est de diriger en s'appuyant sur une vision. Pour mieux nous l'expliquer, M. Grisot a cité cette phrase de Saint-Exupéry : « Si tu veux construire un bateau, ne rassemble pas tes hommes et femmes pour leur donner des ordres, pour expliquer chaque détail, pour leur dire où trouver chaque chose... Si tu veux construire un bateau, fais naître dans le coeur de tes hommes et femmes le désir de la mer ». Mais il faut également savoir« manager » avec souplesse, développer les capacités organisationnelles, soutenir des résultats équilibrés, apporter de la valeur à ses clients, réussir grâce au talent de ses collaborateurs, favoriser la créativité et l'innovation. Enfin, il faut savoir créer un avenir durable. C'est pourquoi Valrhona investit par exemple dans des plantations en Afrique pour s'assurer un approvisionnement de qualité et assumer sa responsabilité sociale et environnementale.

M. Grisot nous a ensuite expliqué que le profit n'était que la conséquence d'une telle organisation de qualité. Il a souligné que la pratique de l'excellence était explicitement prônée tant par l'industrie allemande que par ses dirigeants, sans tabou. C'est pourquoi ce dernier nous a appelés, nous parlementaires, à mieux valoriser les entreprises qui réussissent grâce à des processus fondés sur la qualité. J'espère, Madame la Présidente, que nous saurons répondre à cet appel.

Le dirigeant de Valrhona a également insisté sur la nécessité d'en finir avec l'angélisme en matière d'ouverture commerciale. Sans se plaindre de la mise en place du compte pénibilité en France, il a simplement désiré que les exigences administratives soient harmonisées entre les entreprises nationales et les entreprises étrangères concurrentes. Alors que les entreprises françaises sont confrontées à de nombreuses barrières à l'export et doivent se plier à des exigences normatives de plus en plus complexes, pourquoi ne pas imposer aux produits importés des règles s'alignant sur les standards européens dans les domaines d'éthique sociale ou environnementale par exemple ? Je pense qu'il y a en effet matière à rendre plus intelligente notre politique commerciale européenne, en exigeant une forme de réciprocité en termes d'ouverture et de normes.

Notre seconde visite nous a permis de rencontrer le dirigeant actuel de Vignal Artru, Laurent Le Portz, ainsi que l'un des fondateurs de l'entreprise, Jean Artru. Ce groupe, qui compte 120 salariés, fabrique des pièces clés pour l'industrie aéronautique ainsi que pour le secteur médical. C'est à lui que l'on doit le groupe motopompe qui fait fonctionner le premier coeur totalement artificiel implanté chez un patient en 2014. Ainsi, les perspectives de croissance de l'activité sont réelles, mais Vignal Artru nous a confié ne pas trouver auprès des banques les moyens de se financer à moyen terme.

Outre l'enjeu du financement, M. Le Portz a tenu à souligner le défi que constitue l'apprentissage en France, qui ne progresse pas malgré les milliards d'euros que l'on y consacre chaque année. Il a regretté que les métiers auxquels l'apprentissage forme soient si mal considérés, alors qu'ils ouvrent à de belles carrières : M. Le Portz a estimé que les compagnons étaient pour son entreprise aussi précieux que les ingénieurs, si ce n'est plus. Par ailleurs, les règles auxquelles doivent se soumettre les entreprises d'accueil sont très contraignantes et la formation sur les machines de l'entreprise est remplacée par un enseignement en centre d'apprentissage. À titre de comparaison, les apprentis allemands sont formés à utiliser l'outil de travail au sein même de l'entreprise et l'efficacité de leur système d'apprentissage est un ingrédient clef dans la recette de la réussite économique de l'Allemagne. Il a considéré que cette différence majeure tenait à une vision française visant à protéger l'apprenti de l'abus du patron, et a regretté que l'on fasse si peu confiance aux entreprises. Partant, il a réclamé que l'apprentissage soit rendu aux entreprises. Plusieurs autres chefs d'entreprise rencontrés dans la journée ont également insisté sur le rôle que l'apprentissage pourrait tenir pour améliorer l'insertion des jeunes sur le marché de l'emploi. Enfin, M. Le Portz a conclu par une confidence qui nous a laissé un goût amer : fort de ses expériences professionnelles à l'étranger, il a estimé qu'il n'avait jamais autant travaillé qu'en France pour si peu de considération et de résultats...

Comme vous le voyez, ces visites d'entreprises nous ont beaucoup appris et ont été utilement complétées par la table ronde durant laquelle nous avons recueilli d'autres témoignages précieux d'une trentaine d'entrepreneurs drômois. Pour ne pas être trop long, je me contenterai de vous indiquer les points saillants de cette table ronde, sans revenir sur le compte pénibilité ou les difficultés de la transmission qui avaient déjà été évoqués au retour de Vendée.

En toile de fond, nous avons entendu le même appel qu'en Vendée : « Laissez-nous travailler ! ». Cet appel s'est décliné de diverses manières mais les entrepreneurs ont été nombreux à dénoncer les tâches administratives, qui accaparent entre 20 % et 30 % de leur temps. L'instabilité réglementaire a encore été pointée du doigt : l'un des chefs d'entreprise a rappelé que la frilosité des investisseurs s'expliquait en grande partie par l'incertitude quant aux règles fiscales et sociales applicables d'ici deux à trois ans ; il a même parlé de « diarrhée administrative », laquelle s'accompagne d'une « boulimie fiscale » afin de financer cette administration pléthorique. Plusieurs ont regretté la lenteur de parution des décrets d'application mais aussi le pouvoir de nuisance de minorités qui bloquent des projets importants. Comme en Vendée, plusieurs chefs d'entreprises ont manifesté leur crainte de l'embauche, qui est perçue comme un risque, le contentieux aux prud'hommes se profilant à l'horizon. L'un a relevé que le nombre de ruptures conventionnelles avait explosé ces derniers mois, ce qui lui semblait témoigner d'une attente des entreprises comme des salariés. Je me souviens de sa formule pour appeler à plus de flexibilité du marché du travail : « Pour que l'eau puisse rentrer, il faut qu'elle puisse sortir ». L'une des personnes présentes a aussi déploré la perte de compétitivité qu'a provoquée la réduction du temps de travail en France, perte qu'elle a estimée à 10 %, au détriment principalement de l'export.

La différence de statuts entre le secteur privé et le secteur public a également été l'objet de discussions. Outre la sécurité de l'emploi, les fonctionnaires bénéficient d'horaires de travail moins lourds que les salariés du privé. L'un des chefs d'entreprise s'est dit accablé par le poids des charges et tenté, à l'instar de tant de jeunes, de se tourner vers l'étranger. Faute de s'attaquer à ce sujet, « ne resteront que les fonctionnaires et les chômeurs, mais qui va les payer ? », s'est-il inquiété.

Concernant les relations entre PME et grands groupes, certaines PME déplorent que les grands groupes se tournent de plus en plus vers la Chine pour se fournir, nonobstant la signature du pacte PME. Surtout, plusieurs petites entreprises ont dénoncé l'allongement des délais de paiement qui pèse sur leur modèle de financement.

Les représentants d'établissements bancaires qui étaient présents ont pour leur part souligné que la banque ne pouvait pas se substituer au capital-risque, même s'ils ont admis que ce dernier n'était pas assez développé dans notre pays. Ils ont aussi insisté sur la profonde transformation que connaît le modèle économique des banques depuis la crise et ont estimé que la baisse du produit net bancaire (PNB) ne leur permettrait pas de financer la reprise à venir. Trois raisons expliqueraient ce phénomène : des taux réglementés français désynchronisés de la réalité économique, une fiscalité jugée confiscatoire, sans oublier les nouvelles exigences plus strictes en matière de fonds propres.

Quelques anecdotes révélatrices du carcan administratif que ressentent les entreprises méritent d'être rapportées : l'une a dû surélever de 50 cm son bâtiment, soi-disant en zone inondable ; l'autre a indiqué avoir passé 24 heures avec la DGCCRF pour avoir oublié un « s » sur une étiquette ; la même indiquait qu'un de ses jeunes salariés, embauché en septembre dernier, venait seulement d'obtenir sa carte vitale, soit 5 mois plus tard. Enfin, l'une des participantes, seule employée de son entreprise qui produit des aliments sans gluten, nous a décrit la complexité du dispositif de remboursement accessible aux patients munis d'une prescription médicale. Le patient doit justifier chaque achat de produit sans gluten et adresser à la CPAM l'original de ses tickets de caisse, ainsi que les étiquettes que l'entreprise productrice a l'obligation d'accoler sur chacun des produits. On peut se demander si le montant remboursé, plafonné à 45 euros, couvre les frais engagés par l'entreprise productrice qui doit coller une étiquette sur chaque produit, peu importe qu'il s'agisse d'une entreprise unipersonnelle, comme c'était le cas en l'espèce, ou d'une entreprise industrielle avec des moyens d'automatiser le processus ; le patient doit créer un nouveau dossier chaque mois ; la CPAM pour sa part subit des frais de traitement desdits dossiers, outre les frais bancaires inhérents au remboursement lui-même. On le voit, la complexité du système heurte le bon sens et pénalise au premier chef les TPE.

En guise de conclusion, je crois que nous devons veiller à faire simple. Pour reprendre l'idée soutenue par notre collègue Olivier Cadic devant les entrepreneurs, il est temps que le législateur s'inspire de la culture du résultat qui règne dans l'entreprise et qu'il adopte des indicateurs pertinents afin d'étudier l'impact d'une loi en amont d'une part, et d'en évaluer le résultat en aval d'autre part. Notre délégation aux entreprises ne pourrait-elle pas promouvoir ce nouveau regard au sein du Sénat ?

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