Nous examinons le projet de loi n° 675 autorisant la ratification du protocole n°15 portant amendement à la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales. Inspirée de la Convention universelle des droits de l'Homme adoptée en 1948 par l'Organisation des Nations unies, cette Convention, plus connue sous le nom de Convention européenne des droits de l'Homme, fut signée à Rome le 4 novembre 1950 et entra en vigueur le 3 septembre 1953. Elle a été ratifiée par quarante-sept États membres du Conseil de l'Europe, seuls autorisés à signer et à ratifier cette convention.
La Convention européenne des droits de l'Homme a créé une juridiction internationale, la CEDH, chargée de condamner les États qui l'ont ratifiée et se rendraient coupables de violation des droits et libertés qu'elle énonce. Située à Strasbourg, la CEDH se compose d'autant de juges qu'il y a d'Etats parties à la Convention. Ces juges sont élus par l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, à partir de la liste de 3 noms proposée par chaque État. Ils sont indépendants et ne représentent pas leur État d'origine.
La CEDH a fait l'objet de deux grandes réformes. En 1998, le protocole n° 11 a remplacé le mécanisme originel comprenant une Cour et une Commission des droits de l'Homme siégeant quelques jours par mois par une Cour unique siégeant en permanence. En 2010, le Protocole n° 14 a instauré de nouvelles formations judiciaires pour les affaires les plus simples et a établi un nouveau critère de recevabilité, l'existence d'un « préjudice important » pour le requérant ; il a aussi porté le mandat des juges à neuf ans et l'a rendu non renouvelable.
La quasi-totalité des requêtes dont la CEDH est saisie sont des requêtes individuelles, introduites par une victime personnelle et directe d'une violation commise par un État membre du Conseil de l'Europe et ayant ratifié la Convention. Les requêtes interétatiques sont très rares. Victime de son succès, la CEDH fait face à un afflux considérable de requêtes individuelles, qui l'engorge. Suite aux élargissements, elle peut désormais être saisie par quelque 800 millions de justiciables ! On compte en moyenne 65 000 nouvelles requêtes individuelles par an, et ce chiffre est en croissance continue. Au 31 décembre 2013, environ 99 900 affaires étaient pendantes. Au cours de l'année 2013, 916 arrêts ont été rendus, correspondant à 3 659 requêtes. Le délai moyen de jugement des affaires était de 21 mois et 7 jours, et de 5 ans pour les affaires non prioritaires.
Plusieurs démarches ont été entreprises pour alléger la charge de travail de la Cour. La procédure de l'arrêt pilote, introduite dans le règlement de la Cour en février 2011, concerne les afflux de requêtes portant sur des problèmes similaires, appelés aussi problèmes systémiques. Elle consiste à examiner une ou quelques-unes de ces requêtes et à reporter l'examen de la série d'affaires similaires. Lorsqu'elle rend son arrêt dans une affaire pilote, la Cour appelle le Gouvernement concerné à mettre sa législation en conformité avec la Convention et lui indique les mesures générales à prendre. Elle traite par la suite les affaires similaires ajournées sur le modèle de l'arrêt pilote. Le premier arrêt pilote de la CEDH, siégeant en Grande Chambre, date de 2004 et porte sur une question d'atteinte au droit à la protection de la propriété, en Pologne, qui concernait 80 000 personnes.
Une autre modification du règlement, en 2009, a instauré une politique de priorisation : désormais, la CEDH tient compte de l'importance et de l'urgence des questions soulevées pour décider de l'ordre de traitement des requêtes. Comme 90 % des requêtes sont irrecevables, la CEDH a créé au sein du greffe, en janvier 2011, une nouvelle section de filtrage chargée de centraliser le traitement des affaires provenant de Russie, de Turquie, de Roumanie, d'Ukraine et de Pologne, car plus de la moitié des affaires pendantes concernent ces pays.
Le contenu du protocole n° 15, adopté en 2013, reflète les travaux de trois conférences de haut niveau sur l'avenir de la CEDH : la Conférence de Brighton, en avril 2012, celle d'Izmir, en avril 2011, et celle d'Interlaken en février 2010. Son objectif est de désencombrer la Cour pour renforcer son efficacité. Ses stipulations sont essentiellement procédurales. Outre la modification apportée au préambule, il encadre davantage les conditions de recevabilité des requêtes individuelles et renforce la cohérence de la jurisprudence. À la fin du préambule, il ajoute un paragraphe qui fait référence, d'une part, au principe de subsidiarité selon lequel il incombe en premier lieu aux Etats parties de garantir les droits et libertés définis par la Convention et, d'autre part, à la doctrine selon laquelle les États parties jouissent d'une certaine marge d'appréciation, sous le contrôle de la CEDH.
La Commission nationale consultative des droits de l'Homme, que j'ai auditionnée, a souligné que le principe de subsidiarité - qui suscitait à l'origine des inquiétudes de certaines ONG - établit finalement un partage équilibré des rôles entre le juge national et la CEDH, puisqu'il doit naturellement être interprété au regard du principe jurisprudentiel de l'effectivité des droits et notamment du droit de recours. Cette commission a également rappelé que la marge d'appréciation laissée aux tribunaux nationaux, qui sont en effet les mieux à même d'évaluer les situations locales, doit être définie en se référant à la pratique jurisprudentielle constante de la Cour : elle n'est pas absolue et elle varie en fonction du droit concerné. En particulier, elle ne s'applique pas aux droits indérogeables comme l'interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants.
Certaines ONG et la Commission nationale consultative des droits de l'Homme auraient souhaité que ces principes de jurisprudence figurent dans une déclaration interprétative écrite accompagnant le protocole. Malheureusement, ils n'ont pas formulé de demande expresse en ce sens auprès du Gouvernement avant la fin de la négociation. Les auditions que j'ai conduites montrent que les craintes initiales se sont apaisées : la primauté des États dans le contrôle juridictionnel se trouve renforcée sans qu'il soit réellement porté atteinte au droit de recours individuel. D'ailleurs, la Commission nationale consultative des droits de l'Homme est favorable à l'adoption du protocole.
Celui-ci encadre également les conditions de recevabilité des requêtes individuelles, de deux façons. D'abord, il fait passer de six à quatre mois le délai dans lequel une requête peut être introduite devant la CEDH, en justifiant cette réduction par le développement de technologies de communication plus rapides, d'une part, et par l'évolution des délais de recours en vigueur dans les États membres d'autre part. Cette disposition doit toutefois entrer en vigueur de manière différée, après un délai de six mois, afin de laisser le temps aux requérants potentiels d'en prendre connaissance. Certaines ONG craignaient que cela ne nuise à des personnes sans accès aux nouvelles technologies de communication ou ayant des avocats insuffisamment qualifiés. Mais, en droit interne, la plupart des recours ont des délais de recours égaux ou inférieurs à quatre mois et l'application différée de six mois de cet amendement aidera les justiciables et leurs avocats à s'y adapter. En outre, la CEDH a une politique de communication très active et très claire sur la recevabilité des recours.
La seconde modification porte sur l'article 35 de la Convention et prévoit qu'une requête sera déclarée irrecevable en l'absence de préjudice important, même si l'affaire n'a pas fait l'objet d'un examen préalable par un tribunal interne. Cet amendement devrait toutefois avoir peu d'impact car le critère actuel du préjudice important est peu utilisé : entre juin 2010 et juin 2012, il n'a été évoqué qu'à l'occasion de 42 affaires sur des dizaines de milliers. Dans 26 d'entre elles, la requête a été déclarée irrecevable et dans les 16 autres, l'application du nouveau critère a été rejetée et les requêtes ont été jugées recevables.
Pour plus d'efficacité, le Protocole renforce la cohérence de la jurisprudence de la CEDH de deux manières. D'abord, en conformité avec la déclaration adoptée lors de la Conférence de Brighton d'avril 2012, il assure la stabilité de la composition de la Cour en prévoyant que les candidats figurant sur les listes soumises à l'Assemblée parlementaire par les parties contractantes seront âgés de moins de 65 ans, afin qu'ils puissent effectuer la totalité de leur mandat non renouvelable. Cette nouvelle disposition s'appliquera uniquement aux candidats figurant sur les listes soumises à l'Assemblée parlementaire après l'entrée en vigueur du présent Protocole et remplacera la précédente limite d'âge, qui était fixée à 70 ans et était souvent atteinte en cours de mandat.
La seconde modification supprime la possibilité pour l'auteur d'un recours devant la CEDH de s'opposer au dessaisissement du dossier en Grande Chambre par une chambre de la Cour, possibilité prévue actuellement par l'article 30 dans les cas où l'affaire pendante devant une Chambre soulève une question grave relative à l'interprétation de la Convention ou de ses protocoles, ou si la solution d'une question peut conduire à une contradiction avec un arrêt rendu antérieurement par la Cour. Cette nouvelle règle ne s'appliquera pas aux affaires pendantes. À vrai dire, le dessaisissement d'une chambre au profit de la Grande Chambre est exceptionnel : depuis le 1er novembre 1998, il n'y en a eu que 101. La commission nationale consultative des droits de l'Homme et le Gouvernement sont favorables à cette stipulation, qui renforcera l'uniformité de l'application et de l'interprétation de la Convention dans tous les Etats membres du Conseil de l'Europe.
À l'exception des dispositions spécifiques portant sur les délais de recours, le Protocole entrera en vigueur le premier jour du mois qui suivra l'expiration d'une période de trois mois après que les Parties contractantes l'auront signé et ratifié. Au 18 février 2015, 10 États l'avaient ratifié et 29 autres l'avaient signé. Après un examen attentif, en lien avec la commission nationale consultative des droits de l'Homme, à l'analyse de laquelle je souscris entièrement, je recommande l'adoption de ce projet de loi. D'ailleurs, dans un avis adopté en 2013, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, où siègent plusieurs de nos collègues, « invite instamment toutes les Parties à la Convention, et notamment leurs organes législatifs, à veiller à la signature et à la ratification rapides de cet instrument ». L'efficacité des procédures juridictionnelles est le premier droit des justiciables et la condition de tous les autres.
L'examen de ce texte en séance publique est fixé au jeudi 19 mars 2015. La Conférence des Présidents a proposé son examen en procédure simplifiée.