Gaston Berger était un résistant. Il a même été chef du service d'information du Sud-Ouest, et Defferre l'a fait monter à Paris. Pour revenir à votre question, elle traduit une vraie préoccupation du prospectiviste sur sa réelle capacité d'imagination. L'une de ses craintes, justement, est de rester dans les sentiers battus et de ne pas être capable de voir autrement. Il existe d'ailleurs une méthode prospective spécifique pour casser les représentations, déconstruire les discours tout faits, évacuer les idées reçues, aller sur le terrain du non-dit, mettre les sujets tabous sur la table. C'est le concept, en sciences de gestion, du silence organisationnel. Nombreux sont les sujets qui ne sont jamais débattus soit parce qu'on pense tout savoir, soit parce qu'on refuse de voir.
Un autre aspect est de travailler sur les ruptures. Il est toujours très facile d'en rester au tendanciel. La méthode prospective impose, à un moment donné, de sortir du probable pour rechercher les ruptures possibles et leurs conséquences potentielles. Si l'avenir appartient à ceux qui veulent le construire, il contient aussi une part de hasard, de nécessité ; rien n'est totalement maîtrisé, et cela peut déstabiliser. Mais il importe de reconnaître que la volonté a une place en tant que telle et que cela suppose, en amont, de casser les représentations, dans des proportions parfois considérables. Ma participation à la démarche stratégique entreprise par la Martinique m'a valu d'être traité de sale blanc parce qu'en effet on avait mis sur la table des sujets tabous, liés à l'histoire, en particulier de l'esclavage. Faute de ne pas aller au fond des choses, on reste dans le superficiel et rien ne change.
Néanmoins, qui peut croire qu'une société puisse changer du jour au lendemain ? L'une des difficultés est de se raccorder à la réalité tout en passant du côté de l'action. Ce n'est pas le tout de dire que la prospective sert à prendre des décisions, d'imaginer un futur souhaitable, encore faut-il mettre en place les moyens pour y arriver. Souvent, les marges de manoeuvre existent, mais le changement n'est pas aussi rapide que souhaité, la faute à un trop-plein d'inertie. D'où l'intérêt du temps long, sur le plan tant prospectif que rétrospectif, car savoir qu'on a réussi à faire bouger les lignes en dix ou quinze ans est en soi un motif de satisfaction. La prospective et la rétrospective sont les deux faces d'un même miroir. Regardez à quel point la société a pu changer au cours des quinze-vingt dernières années. Imaginez qu'elle change d'autant à l'avenir.