Intervention de Yves Pozzo di Borgo

Réunion du 25 mars 2015 à 16h15
Débat sur l'influence de la france à l'étranger

Photo de Yves Pozzo di BorgoYves Pozzo di Borgo :

Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, les puissances occidentales jouent un rôle important dans la sécurité collective. Cela est vrai aussi bien dans l’enceinte du Conseil de sécurité de l’ONU que lors d’interventions unilatérales. Nous devons nous adapter aux réalités d’un monde multipolaire, vous l’avez souvent dit, monsieur le ministre, où l’emploi de la force n’est plus un gage de réussite. Les stratégies d’influence et la diplomatie ont repris leurs droits dans un monde où les équilibres sont multiples.

Dans le cas de la France, son influence s’apprécie différemment selon les pays concernés, les crises en cours et la politique étrangère menée par le Président de la République et par vous-même.

J’évoquerai ainsi successivement la question de notre influence en Libye, en Syrie, et dans le monde arabo-musulman en général, et, enfin, en Ukraine.

Concernant la Libye, la Syrie et le monde arabo-musulman, nous devons cesser de considérer, comme certains semblent parfois encore le croire, que nous détenons toujours un mandat de la Société des Nations au Proche-Orient.

Pour nous adapter et être de nouveau influents, nous devons apprendre à connaître les dynamiques propres à ces aires géographiques.

Pendant trop longtemps, nous avons refusé de voir la réalité en face. Nous avons trop voulu croire à la spontanéité de la transition démocratique dans les pays musulmans à la suite des printemps arabes.

À cet égard, je me contenterai de citer les propos que m’a tenus un jour en aparté M. Lakhdar Brahimi, ancien représentant spécial conjoint des Nations Unies et de la Ligue des États arabes pour la Syrie : « Vous, les Français, vous avez mis beaucoup d’années à découvrir la démocratie. Laissez donc au monde arabe et au monde musulman le temps d’y arriver ! »

Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, la CIA a découvert en 2011, à la suite de l’exécution d’Oussama Ben Laden, des écrits qui attestent d’une vision construite et réfléchie du djihadisme comme idéologie. Celle-ci prospère en raison à la fois des problèmes de développement économique et social propres à ces pays et du ressentiment que suscite l’interventionnisme occidental depuis plus de deux décennies.

À trop croire que nous pouvions faire du monde arabe un pré carré occidental, nous avons fini par surestimer la portée de notre interventionnisme armé. Cette erreur de diagnostic nous a fait perdre de vue la réalité du terrain, ainsi que nos relais d’influence et d’information dans ces pays.

En Libye, si nous avons eu raison de protéger la population de Benghazi, il ne faut pas se cacher les conséquences de cette intervention. Je regrette que celle-ci ait été limitée au renversement du pouvoir en place.

En effet, ce pays tend à devenir un foyer terroriste à mesure que nous y intervenons. L’État islamique s’y est implanté, comme en témoigne l’horrible massacre de vingt et un Égyptiens coptes. Plus récemment, les attentats du musée du Bardo à Tunis, revendiqués par Daech, illustrent aussi les conséquences indirectes des opérations extérieures décidées sous le coup de l’émotion et de l’urgence.

La situation est d’autant plus sensible que ce pays nous fournissait avant 2011 près de 10 % de notre pétrole et qu’il jugulait les flux migratoires à destination de l’Europe. De fait, en 2015, la Libye est une véritable bombe migratoire à retardement.

Lors d’une rencontre avec la Commission européenne hier à Bruxelles, cette dernière a indiqué que l’immigration clandestine en provenance de ce pays double pratiquement chaque année et pourrait concerner plus de 500 000 personnes à l’horizon 2016-2017.

Face à cette situation, monsieur le ministre – si ce n’est pas vous qui fixez la politique de l’Union européenne, votre rôle n’en est pas moins important, comme on l’a bien constaté sur le dossier ukrainien – Frontex, l’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l’Union européenne, n’est dotée que de 80 millions d’euros pour protéger les frontières de l’Europe, alors même que 9 milliards d’euros sont consacrés à l’aide au développement. Il faudrait sans doute s’interroger sur ces chiffres.

Peut-être nous faut-il changer d’approche pour être efficaces ? Prenons l’exemple de la Syrie.

Étant donné l’évolution de la guerre civile, nous n’avons pas vu venir le péril que représente désormais l’État islamique. L’évacuation complète de notre personnel diplomatique sur place au mois de février 2012 nous a privés de nos relais habituels d’influence et d’information, alors que nous disposions de relations anciennes et privilégiées avec la Syrie.

Le terrible bilan de la guerre civile est ce qu’il est, le sort des rebelles syriens est également regrettable, mais nous devons apprécier les choses telles qu’elles sont en 2015.

Nous le savons très bien, le président Bachar al-Assad est un assassin ; il est en grande partie responsable de la situation actuelle sur le terrain, mais aussi des 200 000 victimes estimées du conflit, ce qui représente un bilan humain très lourd.

Cela étant rappelé, je voudrais citer les propos de Mgr Sleiman, archevêque de Bagdad et de nationalité libanaise, récemment rencontré : « Nous autres, Libanais, nous a-t-il dit, nous connaissons bien la Syrie. Quand elle occupait le Liban, c’était très dur, les assassinats ciblés étaient réguliers. Mais, aujourd’hui, 90 % des chrétiens d’Irak ont disparu ou ont fui le pays, et c’est la Syrie de Bachar al-Assad qui nous protège. »

Nous vous avons plusieurs fois interrogé sur le drame syrien, monsieur le ministre. Vous nous avez répondu, et c’est le bon sens, que, avec les Russes, vous cherchiez une solution qui passerait éventuellement par le maintien du régime en place, mais en tout cas sans Bachar al-Assad. Mais la réalité, c’est que Bachar al-Assad est et reste le président de la Syrie. Certes, comparaison n’est pas raison, mais un pays pourrait-il dire aux autorités françaises : « Je veux traiter avec M. Fabius, et non pas avec M. Hollande » ?

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