Mais revenons à la Syrie. Daesh est un groupe terroriste totalitaire. Comme nous le disions ce matin avec ceux d’entre vous qui étaient présents à la réunion que j’ai animée sur les chrétiens d’Orient, cette organisation ne laisse aux populations que trois solutions : soit vous êtes avec nous, soit vous partez, soit nous vous tuons. Ils ne sortent pas de cette mécanique.
Il est donc tout à fait normal, logique, nécessaire, de participer à la lutte contre Daesh. Encore faut-il le faire dans des conditions efficaces. En Irak, c’est le cas, mais, en Syrie, la situation est plus complexe, car nous considérons qu’il n’y a pas un péril, mais deux. Si nous décidions, comme certains le proposent, de soutenir M. Bachar El-Assad, nous rendrions un signalé service au groupe Daesh.
Pourquoi ?
Il y a d’abord des raisons morales, que, pas plus qu’aucun d’entre vous, je n’écarterai d’un revers de la main, même s’agissant de politique internationale. Non pas que la morale puisse dicter tous nos choix : si nous ne devions discuter qu’avec les grands démocrates, le ministre des affaires étrangères aurait beaucoup de loisirs…
Mais il y a aussi des limites à soutenir un dirigeant qualifié par le secrétaire général des Nations unies, homme mesuré s’il en est, de « criminel contre l’humanité », un dirigeant qui, ne l’oublions pas, à partir d’une révolte de quelques jeunes en Syrie, a agi de telle manière qu’aujourd’hui il y a plus de 200 000 morts et des millions de personnes déplacées, un dirigeant, enfin, qui a utilisé l’arme chimique et qui est à l’origine de la création de Daesh, puisque c’est en libérant des prisonniers qu’il a favorisé le terrorisme.
Indépendamment donc de la morale, soyons pragmatiques et recherchons l’efficacité. Qui peut croire que, si nous mettions sur le pavois M. Bachar El-Assad en personne, la population syrienne, dans sa majorité, se rallierait à celui qui est le premier assassin de son peuple ?
Je le répète, une telle solution serait un signalé service à l’égard des groupes terroristes. Vous me répondrez : si ce n’est ni Bachar El-Asssad ni Daesh, qui donc ?
Tel est précisément l’objet de la recherche de la solution diplomatique à laquelle nous travaillons de façon à la fois ouverte et, chacun le comprendra, plus discrète, avec les Russes, avec l’envoyé spécial des Nations unies, M. de Mistura, avec les populations arabes, et aussi, je le dis à cette tribune, avec des éléments du régime de M. Bachar El-Assad. Nous voulons en effet éviter, et les représentants des chrétiens partagent ce sentiment, que l’État syrien, ou ce qu’il en reste, ne s’effondre, comme ce fut le cas dans le passé avec l’Irak, situation catastrophique à laquelle nous ne souhaitons pas aboutir.
Nous tentons donc d’établir une distinction, ce qui n’est pas facile, d’autant que nous ne pouvons pas parler de manière ouverte. En effet, si nous avouons négocier avec M. X ou avec M. Y, peu de jours s’écouleront avant que la personne n’ait disparu. Mais c’est bien la direction que nous empruntons, sur la base de Genève I, pour une formule incluant des éléments de l’opposition et des éléments du régime, ce que l’opposition modérée reconnaît dorénavant, étant observé que le point commun de tous les interlocuteurs doit être la reconnaissance de la diversité des communautés et de la nécessité de garanties pour chacune d’entre elles.
C’est évidemment très compliqué, mais il nous semble que c’est le chemin, indépendamment de l’aspect moral, qui permettra, nous l’espérons, d’aboutir.
Je ne veux pas être plus long, même si ce qu’a dit M. Pozzo di Borgo mériterait bien d’autres développements. Je voulais reprendre ce point, car j’entends bien l’argument qui monte dans l’opinion publique : Daesh et Bachar El-Assad sont horribles, mais prenons le moins horrible. Non ! L’un et l’autre sont l’avers et le revers d’une même médaille.
Monsieur Duvernois, vous avez également abordé beaucoup de sujets, et je vous en remercie. À mon sens, vous avez dessiné les contours du concept de « diplomatie globale ». Quand je regarde ce que nous essayons de faire, c’est ce concept qui me vient à l’esprit.
Pendant très longtemps, la diplomatie a été essentiellement stratégique. Sans remonter même à Talleyrand, si nous prenons les grands et moins grands ministres des affaires étrangères de la Ve République, nous constatons que l’essentiel tenait dans la stratégie. C’est ce qui était demandé à la fois aux ministres et aux ambassadeurs.
Aujourd’hui, le contexte est différent. Bien sûr, l’aspect stratégique compte toujours, mais n’est pas Metternich qui veut…
Alors, certes, vous l’avez suffisamment souligné, la France n’est pas la première puissance du monde. En passant, je vous conseille de ne pas trop insister sur le classement actuel de la France, notamment en matière économique, car, de toutes les manières, si vous vous projetez dans le temps, l’Inde, le Brésil, ou d’autres pays, ne resteront pas à la place où ils se trouvent aujourd’hui. Le classement évoluera donc certainement.
Cependant, la France est singulière, car elle peut, elle, jouer sur l’ensemble de la palette.
Il y a d’abord la dimension stratégique. À cet égard, nous pouvons remercier le général de Gaulle d’avoir fait de notre pays un membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. Sur 195 pays, il n’y en a que cinq dans ce cas, qui peuvent lever ou baisser le pouce. On peut trouver cela injuste, mais c’est ce qui a été décidé à l’issue de la guerre.
Nous sommes donc une puissance singulière, avec des moyens militaires que, comme vous l’avez rappelé, nous n’hésitons pas à utiliser, le cas échéant, alors que les théories à la mode actuellement sont que la politique extérieure n’a pas besoin de défense, laquelle n’a pas besoin de moyens militaires. Ce n’est évidemment pas la théorie de la France, ni sa pratique.
Nous avons aussi une langue, des principes, une histoire, une économie, des sciences. Nous avons beaucoup entendu parler du déclin français l’an dernier – c’est moins le cas aujourd’hui. Lorsque je m’adressais à des compatriotes à l’étranger, je disais avec humour qu’ils ne devaient pas oublier que la France avait obtenu le prix Nobel de littérature, la médaille Fields de mathématiques et le prix Nobel d’économie. Pour une nation en déclin…
Je le disais d’autant plus volontiers que le Gouvernement, reconnaissons-le, n’a qu’une faible responsabilité dans l’obtention de ces prix.
Nous sommes donc une puissance globale, avec des atouts nouveaux, auxquels nous n’aurions pas pensé autrefois, et qui peuvent faire sourire. Ainsi, plusieurs d’entre vous ont parlé du tourisme et de la cuisine, ce en quoi ils ont eu tout à fait raison. La gastronomie est un élément important de notre rayonnement.
Nous pourrions également parler du sport : les jeux Olympiques et les grandes compétitions internationales sont des éléments de puissance universelle.
Vous le voyez, nous avons la totalité de la palette à notre disposition, et je demande à nos diplomates d’en jouer. Il n’y a pas beaucoup de pays qui peuvent en faire autant.
Pourquoi, en ce moment, la France a-t-elle une influence peut-être plus grande qu’elle même, si je puis dire ? Il y a à cela des raisons structurelles et d’autres qui le sont moins.
Pour ce qui est des raisons structurelles, je vais me référer à un concept, avec lequel j’ai déjà ennuyé beaucoup d’entre vous. Il est, certes, un peu schématique, mais il permet de clarifier la pensée.
À l’issue de la guerre, le monde est bipolaire, avec l’URSS et les États-Unis : ce sont eux qui font la loi, et, lorsqu’il y a une crise, ils la règlent entre eux, même s’ils sont ennemis ; ils sont adversaires et en même temps amis.
Ensuite, pendant quelques années après la chute du mur de Berlin, le monde est unipolaire : les États-Unis font la loi, car ils sont la seule grande puissance sur le plan technologique, culturel, militaire, etc.
Aujourd’hui, en schématisant un peu, je dirai que nous sommes dans un monde apolaire ou « zéropolaire », c’est-à-dire qu’aucune puissance, ni à elle seule ni en s’alliant avec une autre, ne peut résoudre toutes les crises.
Or nous voulons aller vers un monde multipolaire organisé, objectif que nous avons en commun avec beaucoup d’autres nations. Pour le moment, ce n’est pas le cas, et c’est la raison pour laquelle les crises ont tant de mal à se résoudre. Voilà deux ou trois décennies, la crise syrienne n’aurait pas duré quatre ans, et nous n’aurions pas à constater une évolution qui tourne, comme au Yémen, à l’affrontement sunnites-chiites, Iran-Arabie Saoudite, Al-Qaida - Daesh, ou que sais-je encore…
Dans ce monde apolaire, la France, puissance globale, a donc une influence plus forte qu’elle-même.
Monsieur Duvernois, vous avez exprimé cela d’une autre manière, tout en rappelant qu’une loi de 2010 avait créé l’Institut français, ce qui est tout à fait exact.
À ce sujet, je voudrais vous présenter en passant un des objectifs que nous sommes en train d’atteindre : je souhaite que, dans chaque domaine de la compétence extérieure de l’État, et lorsque c’est nécessaire, il y ait un seul opérateur.
C’est ce que nous avons fait avec Business France. Il y avait avant plusieurs opérateurs, l’un pour l’exportation des PME, l’autre pour les investissements étrangers, l’AFII. Nous avons tout regroupé, et, avec les dirigeants que nous avons nommés, qui peuvent compter sur la détermination des leurs collaborateurs, nous commençons à enregistrer des progrès, notamment s’agissant du nombre d’exportateurs.
Nous pouvons faire les mêmes constats pour l’Institut français et pour l’expertise. Avant, chaque ministère avait sa petite expertise, ce que certains d’entre vous ont connu. C’était commode, à divers égards, mais, lorsque nous avions à faire face à l’expertise allemande, nous ne faisions pas le poids. Ce n’est plus le cas : grâce à vous, et je vous en remercie, nous avons créé au 1er janvier une expertise, au travers de Campus France.
Donc, pour chaque domaine d’action, nous avons dorénavant un opérateur, ce qui permet de clarifier les choses.
Madame Pérol-Dumont, vous avez été assez incisive, suscitant quelques remarques sur telle ou telle travée. Je ne dirai pas, comme l’autre, du passé faisons table rase, car il ne faut jamais procéder ainsi, mais je reconnais qu’il y a eu des évolutions.
Prenons un exemple qui n’est pas polémique : la façon dont le Président de la République parle de l’Afrique et agit sur ce continent n’est pas la copie conforme de celle de son prédécesseur… En même temps, ce n’est pas non plus le jour et la nuit sur tous les plans.
En ce qui nous concerne – le Président de la République, le Premier ministre et moi-même –, nous nous fixons quatre objectifs, et, à chaque fois que nous avons une décision à prendre, nous essayons de la rapporter à ces objectifs. Sinon, face aux nombreuses crises internationales, nous risquerions, dans notre politique étrangère, de tomber dans l’anecdote ou dans le pointillisme.
Nous devons adopter une vision d’ensemble et, à cette fin, nous assignons quatre objectifs principaux à notre action. Permettez-moi de les rappeler.
Premier objectif : la paix et la sécurité. La paix n’est pas le pacifisme, car il faut parfois recourir à la force, malheureusement. Cela étant, chaque fois qu’un conflit se présente, nous nous demandons ce que la France doit faire pour aller dans le sens de la paix et de la sécurité.
C’est cette considération qui nous a déterminés dans le cas de l’Ukraine, ce qui ne veut pas dire que la solution ait été trouvée, car la situation reste très fragile, notamment ces derniers jours. Nous avons pensé, alors que la Russie et l’Ukraine ne se parlaient plus, qu’il incombait à la France d’essayer, avec l’Allemagne, de rétablir le lien entre ces deux pays. Les accords de Minsk 2 n’auraient évidemment pas été conclus sans cette médiation.
Deuxième objectif : la planète, envisagée à la fois sous l’angle de son organisation – globale, avec l’ONU, mais aussi régionale, avec l’Union africaine, par exemple – et de sa préservation. Deux d’entre vous ont abordé ce sujet en évoquant la COP 21, qui va être la grande affaire diplomatique de ce quinquennat.
Pour le moment, cette conférence semble encore lointaine, puisqu’elle doit se tenir à la fin de l’année. Nous travaillons tous à son succès, que je ne peux pas actuellement vous garantir, puisqu’il faudrait, sur un sujet aussi difficile, obtenir que les 196 parties lèvent ensemble la main pour dire « oui » à l’issue de leurs travaux ! Personne ne pourrait le garantir, mais cette unanimité reste notre objectif, vraisemblablement le plus important au regard de l’histoire, parce que la question qui est posée, sans employer de grands mots, consiste à savoir si l’humanité va encore pouvoir vivre correctement sur la planète.
Troisième objectif : l’Europe. Il en a malheureusement été peu question aujourd’hui, et c’est peut-être significatif, mais la relance et la réorientation de l’Europe - car nous ne séparons pas ces deux aspects - sont, certes, un objectif difficile à atteindre, mais restent une préoccupation permanente.
Enfin, le quatrième objectif est le redressement et le rayonnement de la France, notamment dans le domaine économique, mais pas uniquement.
Chaque fois que nous devons prendre une décision, nous essayons de la rapporter à l’un de ces quatre objectifs.
Mme Aïchi a évoqué, en particulier, la COP 21, ce dont je la remercie. En effet, comme je le disais à l’instant, il s’agit de la première tâche de la diplomatie française. Lorsque vous vous rendez à l’étranger, je pense que vous pouvez constater que la préparation de cette conférence est devenue une dimension importante de la mission de nos ambassadeurs.
Si la présidence de la France peut apporter un plus – il n’est pas question d’imposer nos vues, car le rôle de la présidence est d’écouter chacun, susciter des synthèses et des compromis et maintenir un niveau d’ambition suffisant –, c’est grâce à son réseau diplomatique et à son expérience de la négociation, beaucoup de mes interlocuteurs étrangers me le disent. Si la présidence de cette conférence a été confiée au ministre des affaires étrangères, c’est parce que son rôle même consiste à trouver des accords ; en revanche, la position de la France sera défendue, comme le veut la logique, par sa ministre de l’écologie.
Enfin, Mme Aïchi a également souligné, ce dont je la remercie, le caractère nécessaire de notre décision de renforcer notre présence en Asie et en Afrique notamment, parce qu’il a fallu adapter notre réseau diplomatique à la réalité du monde d’aujourd’hui, comme il faudra le faire pour le monde de demain.
M. Billout, dans une intervention très maîtrisée, s’est interrogé sur la notion même d’influence. S’il avait disposé de plus de temps, il aurait sûrement abordé une série d’autres sujets, mais il a centré son intervention sur la question des moyens financiers, qu’il juge insuffisants, ce qui nous renvoie à nos discussions budgétaires.
Sans manquer à la solidarité gouvernementale, mais sans vouloir paraître non plus manquer de lucidité, je me dois de constater que les moyens nous sont mesurés. Compte tenu de nos contraintes budgétaires, l’action devient très difficile dans certains secteurs. Comme on le dit familièrement, on ne peut pas aller « au-delà de l’os » – quand on s’approche de l’os, la situation devient déjà dangereuse !
Quoi qu’il en soit, nous avons les moyens de travailler, mais il faut évidemment rechercher beaucoup plus d’efficacité et améliorer notre organisation. Je reconnais que cette contrainte est forte.
M. Billout a également évoqué la question de l’aide au développement : si nos chiffres n’atteignent pas le niveau qui pourrait être le leur dans une période plus prospère, la France reste malgré tout un des grands apporteurs d’aide, et c’est nécessaire.
Enfin, M. Billout, comme la plupart des autres orateurs, a bien voulu souligner nos efforts en matière de diplomatie économique et de tourisme.
M. Hue a insisté, en particulier, sur la priorité que nous accordons à l’Afrique, et je sais qu’il est très attaché à ce continent. Il nous aidera à développer nos relations économiques avec un pays qu’il connaît très bien, l’Afrique du Sud, ce dont je le remercie. Il a souligné à juste titre tout ce que nous faisions, en Ukraine, au Mali, en Irak et en Centrafrique, et rappelé que les événements dramatiques que nous avons vécus en janvier avaient révélé une solidarité mondiale extraordinaire.
Il est vrai que la France est ce pays singulier qui, touché par un drame tel que celui que nous avons vécu, voit cinquante chefs d’État et de gouvernement répondre présent et se rassembler dans les rues de sa capitale. C’est une singularité de la France - elle n’est pas liée au gouvernement actuel, ce serait absurde de le prétendre -, qui témoigne de la place spécifique de notre pays dans la conscience mondiale.
Mme Garriaud-Maylam a abordé de nombreux sujets, notamment la défense de nos valeurs et le décalage constaté entre la morosité intérieure et l’estime extérieure.