Excellente question. J'y répondrai.
Nos enfants vivent dans un monde qui est déjà celui du marché unique du numérique. Les biens culturels n'ont jamais autant circulé. Il y a quinze ans, j'étais conseiller du Premier ministre pour l'Internet. Moins de 30 % des citoyens européens y avaient accès et moins de 20 % des Français. Un consommateur, s'il avait la chance de vivre dans une grande ville, pouvait trouver, chez un grand distributeur comme la FNAC, 2 000 à 3 000 références culturelles ; s'il vivait dans une ville moyenne, il pouvait trouver, dans une grande librairie, 1 000 à 2 000 livres et, chez un bon disquaire, 500 à 1 000 disques ; s'il habitait une petite commune rurale, il lui fallait se contenter de ce qu'offrait la maison de la presse. S'il était expatrié, enfin, le seul moyen d'avoir accès à un contenu culturel dans sa langue était de rentrer chez soi. On était alors loin de l'obsession de l'« expatrié de l'intérieur » que l'on ne cesse de nous citer à Bruxelles, qui n'est pas loin de considérer que c'est une atteinte aux droits de l'homme que de ne pouvoir regarder le match Marseille-Guingamp à Varsovie. En tant qu'ancien président de Canal+ en Pologne, je puis vous expliquer que si nous n'achetions pas les droits des matchs de Ligue 1, c'est que cela n'intéressait pas les 38 millions de clients polonais de la chaîne.
Aujourd'hui, n'importe quel consommateur peut acheter des millions de livres, de disques, de films en tout point de l'Union européenne. Le Balte si cher à M. Ansi, qu'il soit en vacances sur les plages françaises ou qu'il vive en Irlande, peut avoir accès à tout instant, grâce à des sites de commerce électronique, à des milliers de produits culturels. Jamais les oeuvres n'ont autant circulé en Europe.
J'ajoute que plus de 95 % des livres, des séries, des films qui sont achetés le sont encore sous un format physique. Et dans les domaines, limités, qui s'ouvrent au numérique, les plateformes se multiplient : Netflix est en train de s'implanter en Europe et dans la musique, le problème de la portabilité des abonnements a été réglé. Autrement dit, on brandit contre le droit d'auteur des problèmes inexistants.
Il y a, dans la façon de faire de la Commission, un vrai problème de méthode. Mme Reda n'a procédé à aucune étude d'impact. Je n'ai pu la rencontrer que le jour de la remise de son rapport. Chaque fois, outre cette occasion, elle s'est employée à m'éviter. Ce fut le cas lorsque je me suis rendu à Bruxelles, le 11 novembre, pour une audition sur la copyright modernisation. Les mots ont leur importance. Alors que tous les pays de l'Union européenne, à l'exception de l'Irlande et du Royaume-Uni, vivent sous le régime du droit d'auteur, qui a été inventé pour défendre les auteurs, et non les oeuvres - author right et non pas copyright - la Commission ne jure que par le copyright. C'est une erreur de droit. C'est surtout pour elle le moyen d'évacuer le terme d'auteur.
Le deuxième point de mon intervention porte sur la symbolique du choix, parmi 751 parlementaires européens, de Mme Julia Reda, unique représentante du parti Pirate, qui prône dans son programme la suppression de la propriété intellectuelle, pour présenter un rapport relatif au droit d'auteur. Imaginez un député du parti UK Independence Party (UKIP) chargé d'une étude sur l'euro. Pourtant, UKIP a recueilli 26 % des voix au Royaume-Uni. En France, seul 0,4 % des électeurs, soit 39 000 personnes, se sont portées en faveur du parti Pirate : une représentativité infime au regard des 250 000 créateurs regroupés au sein des quatre sociétés de gestion que vous avez invitées. Ce processus n'est pas démocratique ; il est normal qu'il provoque une réaction véhémente des acteurs de la culture.
Par ailleurs, et ce sera mon troisième point, le projet de réouverture de la directive de 2001 n'a fait l'objet d'aucun débat contradictoire : les quatre-vingt questions, disponibles exclusivement en langue anglaise, proposées par la commission pour la consultation publique étaient toutes sous-tendues par un objectif de réduction des droits actuels. En outre, deux rapports ont été publiés simultanément en vue de convaincre du type de réponses qu'il convenait d'apporter à ce questionnaire. 5 000 mels ont été reçus - à comparer aux 505 millions de citoyens européens - et les réponses ont été traitées sans même que ne soit vérifiée leur provenance. Des salariés de Mountain View, le siège de Google en Californie, auraient pu aussi bien participer à la consultation publique. Les méthodes choisies donnent l'impression d'une farce dont les résultats pourraient s'avérer dangereux.
Enfin, et quatrièmement, M. Jean-Claude Juncker a confié à M. Frans Timmermans, son premier vice-président, le soin de réaliser une simplification administrative au niveau communautaire et de veiller à limiter les excès de réglementation. Il serait inspiré, dans le cadre de cette mission, d'éviter que les services de la Commission et du Parlement européen ne travaillent inutilement à une réforme du droit d'auteur qui ne présente aucun caractère d'urgence.
Quels sont les risques d'une réouverture de la directive de 2001 ? Essentiellement, un effet domino sur les industries culturelles et, plus largement, sur l'économie européenne. La célèbre lettre d'information mondiale sur le secteur de la musique, Music Confidential, créée par la journaliste et ancienne avocate de renom Susan Butler a publié un numéro spécial au mois de février s'interrogeant sur le sens du projet européen en matière de droit d'auteur. Il y est indiqué que le système américain du copyright est particulièrement mal organisé, notamment pour les diffuseurs, en raison de l'existence de multiples sociétés concurrentes de gestion des droits rien que pour le seul secteur musical. A contrario, le dispositif européen y est présenté comme équilibré en matière de protection des auteurs comme d'accès des oeuvres à un large public. Susan Butler conclut son analyse en estimant que ce serait folie, pour l'Europe, de modifier un tel système comme le propose le rapport de Mme Julia Reda.
Souvent nos détracteurs font état des principes du Traité de Rome et des règles du droit de la concurrence pour défendre leur projet de réforme. De fait, la directive de 2014 relative à la gestion collective des droits, dont la philosophie peut être qualifiée d'hyper-régulation, a été justifiée par le pouvoir de marché que détiendraient les sociétés de gestion collective, organisées sous forme de coopératives à but non lucratif. Soit ! Pourtant nul ne semble gêné qu'une entreprise qui possède 90 % du marché dans chacun des vingt-huit États de l'Union européenne ne fasse l'objet d'aucune régulation. L'Europe a empêché avec constance des entreprises de se regrouper alors que leur pouvoir de marché, même pour celles qui représentaient des monopoles nationaux, n'excédaient pas 20 %. Mais le système de non-droit, dont profitent des sociétés comme Google, qui tue progressivement nos industries, apparaît moins urgent à réformer que le droit d'auteur. La Sacem est membre, avec deux cents entreprises européennes appartenant à des secteurs aussi variés que la culture, l'hôtellerie ou le tourisme, de l'Open Internet Project qui se mobilise contre le laxisme légal et fiscal de Bruxelles au bénéfice des géants américains de l'Internet et au détriment des industries continentales.
En conclusion, errare humanum est, perseverare diabolicum. Je témoignerai ici de vingt-cinq ans de carrière dans les télécoms et l'industrie informatique, autrefois fierté de l'Europe. Avec de mauvaises décisions de régulation, elle a laissé se détruire ses fleurons. Exemple : la téléphonie mobile, en 2002, sur les dix marques les plus vendues par Orange, une seule, Motorola, était extérieure à l'Union européenne ; cinq ans plus tard, Nokia demeurait l'unique référence européenne de ce classement. Elle a depuis été vendue à Microsoft. Les décisions de régulation des autorités européennes ont largement contribué à cet effondrement. Le chômage qui s'en est suivi dans ces industries, comme dans d'autres, représente à mon sens une cause majeure du succès de partis populistes dans de nombreux États membres. Je crains un avenir similaire pour les industries culturelles si de mauvaises décisions devaient à nouveau être prises. Nous pourrions pourtant créer des millions d'emplois. Inversement, une destruction de la propriété intellectuelle ne conduirait qu'à de drastiques réductions d'effectifs dans l'ensemble de nos secteurs d'activité. Pourquoi la Commission prend-elle le risque d'une crise économique, culturelle et politique en voulant rouvrir la directive de 2001 ?