Mon Général, c'est un honneur de vous accueillir dans notre commission, vous qui avez été commandant en chef de l'opération Serval, au Mali, et qui vous trouvez à présent à la tête du COS, le commandement des opérations spéciales. C'est aussi un plaisir personnel de vous retrouver, près d'un an après la publication du rapport d'information que Daniel Reiner et moi-même avons co-signé, avec le Président Larcher, sur les forces spéciales.
« Agir autrement » : telle est la devise des forces spéciales, qui emploient, comme on le sait, des méthodes originales. Aptes à la fulgurance, capables de se projeter dans la profondeur, de réaliser des « coups de poing » au coeur des centres névralgiques et de conférer un effet de levier aux autres opérations, les forces spéciales agissent avec des équipes réduites, intensivement entraînées, fort bien préparées. Elles offrent une faible empreinte au sol, pour des opérations aisément réversibles - ce qui fait d'elles un outil très précieux, pour les responsables militaires bien sûr, mais aussi pour les décideurs politiques.
Au-delà des hommes, essentiels, il faut aux forces spéciales des équipements performants, adaptés au type d'opérations en cause et aux différents théâtres sur lesquels elles sont menées. Il leur faut aussi un environnement de renseignement, humain et technologique, particulièrement dense ; une capacité d'aéromobilité, indispensable - il n'y a pas de forces spéciales sans troisième dimension ; enfin, une boucle courte de décision, qui leur permette la plus grande efficacité.
Dès le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2013, le besoin d'un renforcement des effectifs du COS a été identifié. D'où l'objectif « COS+1000 », qui vise à renforcer les effectifs, en les faisant passer de 3 000 à 4 000 agents, tel qu'il a été inscrit dans la loi de programmation militaire (LPM) pour les années 2014 à 2019. Cependant, la nécessité d'une montée en puissance des équipements des forces spéciales a également été soulignée.
Le ministre de la défense, lors de sa conférence de presse du 11 mars dernier, en indiquant les grands points sur lesquels devrait porter la révision de la LPM annoncée par le Gouvernement avant l'été prochain, a mentionné le développement des forces spéciales, le renseignement et la cyber-défense. Face aux menaces dites « hybrides » qui se font jour, les forces spéciales apparaissent en effet comme la réponse militaire la mieux adaptée. Mais vous ne découvrez pas, mon Général, tout le bien que je pense de ces forces ! Je vous laisse la parole.
Général Grégoire de Saint-Quentin, commandant du COS. - Merci, Monsieur le président, pour cet accueil et pour votre présentation, qui résume fort bien les choses. Merci, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, de me faire l'honneur de cette audition qui, un peu moins d'un an après la sortie de votre rapport d'information, et au moment où s'ouvre le chantier de l'actualisation de la LPM, va me permettre de faire le point sur ce jeune outil que sont les forces spéciales. Le COS a été créé il y a 22 ans, et il est encore en pleine croissance, en pleine transformation, tant il offre une réponse singulière, même si elle n'est pas omnipotente, à l'émergence croissante des menaces asymétriques, des zones grises et des réseaux terroristes.
J'ai l'honneur de commander les opérations spéciales depuis le 1er août 2013, juste après avoir quitté le commandement de l'opération Serval. Le COS est un commandement interarmées, placé sous l'autorité du chef d'état-major des armées (CEMA) ; il a une vocation essentiellement opérationnelle, pour laquelle il met sur pied des détachements fédérant des forces spéciales des trois armées et opérant à l'extérieur du territoire national.
Le COS n'est pas en charge de la préparation organique et opérationnelle des forces, qui reste du ressort des chefs d'état-major d'armée. Néanmoins, à mesure que le niveau d'emploi et d'interopérabilité de nos forces spéciales s'affirme, il joue un rôle croissant, et de plus en plus déterminant, de garant de leur cohérence interarmées : en matière de relations internationales, d'entrainement, et surtout de préparation de l'avenir : définition, conduite et coordination des programmes d'équipement intéressant les forces spéciales des trois armées. Le COS est, en la matière, l'interlocuteur privilégié de l'Etat-major des Armées (EMA) et de la direction générale de l'armement (DGA).
Ce point est important car, si le COS a consacré les vingt premières années de son existence à fédérer les forces spéciales pour en promouvoir l'emploi, le prolongement naturel de cette dynamique opérationnelle le conduit aujourd'hui à être le promoteur ardent d'une réponse organique en rapport avec un environnement conflictuel de plus en plus exigeant.
Quelques mots sur l'accélérateur stratégique que vivent aujourd'hui les forces spéciales. Il est encore trop tôt pour dire, et ce sera aux historiens d'en faire l'analyse, si nous vivons une période de basculement stratégique du fait de la forte poussée de ce qu'on appelle les nouvelles menaces, en particulier le terrorisme. Ce qui est certain, c'est que, sur la multiplication des zones grises et des foyers de tensions, prospère un terrorisme enraciné localement, mais à vocation transnationale, bien décidé à se tailler des sanctuaires et à les préserver par la constitution d'un outil militaire suffisamment robuste et militarisé pour imposer sa loi localement face, souvent, à des États défaillants. En revanche, ces bandes armées sont suffisamment fluides et furtives pour préserver leur impunité face aux organisations militaires classiques dont elles esquivent les coups et qu'elles cherchent à déstabiliser, à user, par une répétition continue d'actions asymétriques, interdisant la sortie de crise et nourrissant au passage leur légitimité. Tel est le défi stratégique d'aujourd'hui.
Seules, les forces spéciales seraient bien insuffisantes pour répondre à ce défi. Mais elles sont devenues nécessaires, pour ne pas dire indispensables, face à un adversaire qui tire sa force de sa fugacité plus que de sa puissance brute, car elles offrent un outil extrêmement réactif, capable de contester la zone d'impunité de l'adversaire. Celle-ci est multidimensionnelle, dans l'espace et dans le temps ; elle conjugue des sanctuaires géographiques, comme l'immensité des déserts du nord Mali, et des fenêtres temporelles de vulnérabilité très courtes, lorsque l'adversaire se dévoile, souvent juste avant de frapper les forces dédiées à la stabilisation, locales ou internationales. Dès lors, il est indispensable de disposer d'une organisation spéciale aussi agile que lui, capable de le détecter dans son sanctuaire et d'agir en temps réel, avant qu'il n'esquive notre riposte.
Tout l'enjeu de notre projet de transformation est de mettre sur pied, plus que des forces spéciales, un véritable système de forces spéciales, qui s'appuie sur plusieurs facteurs. Certains sont des invariants depuis que les unités spéciales existent, d'autres sont plus caractéristiques des évolutions récentes dans l'art de la guerre.
Le premier de ces facteurs, central à ce système, est justement un invariant : ce sont les hommes. Des hommes bien formés, bien entrainés, bien équipés, évoluant dans une culture particulière, faite à la fois d'audace et de maitrise de la force, d'initiative individuelle et de sens très fort du collectif, mais aussi, et surtout, d'endurance mentale et physique face à l'isolement et à l'hostilité, pour ne pas dire l'agressivité, permanente, que l'on rencontre en zone de combat. Ces qualités ne s'improvisent pas.
Un autre facteur essentiel consiste dans une capacité très forte de mobilité, d'infiltration terrestre, aérienne - avec avions et hélicoptères - et maritime. Nous ne pouvons pas avoir la fulgurance requise, la maitrise de l'action en temps réel, si nos différents vecteurs ne sont pas robustes, capables d'appuyer, d'opérer par tous les temps, par nuit noire, et parfaitement interopérables entre eux. C'est sur cette caractéristique que je vais maintenant m'attarder, car c'est le véritable facteur émergent.
Le système de forces spéciales que nous mettons sur pied est fondé sur une très forte capacité d'intégration, qui permet de recueillir de l'information de plusieurs capteurs techniques ou humains, ne relevant pas forcément du COS, de la traiter et de provoquer des décisions opérationnelles en boucle courte puis de conduire les opérations. Elle requiert des réseaux informatiques dédiés, de la bande passante, une capacité de conception et d'exécution capables d'associer de multiples acteurs pouvant appuyer son action, interarmées, inter-agences et le cas échéant interalliés.
Ce système permet une distribution plus fluide de la puissance, pour être en mesure d'appliquer des effets au moment et à l'endroit nécessaires, en s'affranchissant d'organisations trop pesantes et donc insuffisamment agiles pour rivaliser avec la furtivité de nos adversaires. Il repose sur la mise à disposition de systèmes de transmissions sophistiqués jusqu'au plus bas niveau, celui de l'unité de quelques hommes embarqués à bord d'un hélicoptère, d'un vecteur nautique ou d'un véhicule, capable de les interconnecter à la demande à d'autres acteurs pour coordonner ou démultiplier leur action, y compris sur de grandes distances. Ce besoin de réseaux embarqués fiables, cryptés et redondants n'est ni exorbitant, ni exprimé dans une optique du « toujours plus », c'est simplement la clé de voûte de tout le système.
La mise sur pied d'une organisation aussi intégrée, est novatrice pour nos armées, y compris pour nos forces spéciales, qui ont néanmoins déjà largement entamé cette révolution. C'est pourquoi je parlais tout à l'heure de transformation. Il s'agit d'une transformation dans les modes opératoires, mais également d'une transformation du socle organique, qui permet de les nourrir et de les faire évoluer. Cette transformation s'exprime à travers un plan de modernisation que nous appelons « FS 2017 ».
En effet, pour répondre aux orientations du Livre blanc, le COS a entamé la mise en oeuvre d'un projet qui vise à améliorer le système existant, partant du constat qu'il offre déjà une bonne qualité de service mais souffre de certains maux structurels, auxquels il faut remédier. Ce projet a reçu le soutien des trois armées et de l'Etat-major des armées (EMA). Il porte sur trois grands chantiers.
Le premier chantier est l'augmentation des moyens de commandement, afin d'être en mesure de mener sur plusieurs zones simultanément des actions d'anticipation, de planification et de conduite d'opérations spéciales. Dans un monde globalisé avec des menaces transnationales, évolutives, et des intérêts français disséminés, la capacité d'anticipation et de planification sont l'assurance de la réactivité requise par les autorités politiques. Elles sont le gage de l'effet de surprise tactique, qui permet de combler le déficit dans le rapport de forces, conséquence de nos actions à faible empreinte. Par ailleurs, la globalisation des menaces implique le renforcement des relations avec nos alliés et partenaires stratégiques.
Le deuxième chantier est la densification de l'existant ; il consiste à améliorer et fiabiliser les capacités déjà détenues, afin de répondre avec justesse aux contrats opérationnels. Cela suppose une attention particulière aux points les plus faibles de notre système : en matière de ressources humaines, par exemple les maintenanciers d'hélicoptères ; en matière d'équipements de mobilité, par exemple les véhicules de forces spéciales ou l'aérotransport d'assaut, qui souffre du retrait des Transall et de l'arrivée différée des A400M ; en matière de préparation opérationnelle enfin, notamment pour ce qui concerne la composante hélicoptères, qui pâtit de la faible disponibilité des machines.
Le troisième chantier vise l'identification des besoins capacitaires indispensables aux opérations spéciales, ne relevant pas du COS mais de leur armée d'origine. Ce travail est achevé et des partenariats prometteurs avec les armées ont été établis, notamment en matière de drones, de systèmes d'information et de communications (SIC), de risques nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques (NRBC), etc.
Au-delà de cette intention initiale, où en sommes-nous actuellement dans l'exécution ? Voici un point d'étape.
En matière d'équipements, il faut noter les progrès faits depuis la publication de votre rapport, en mai 2014. Les deux programmes à effet majeur « Mobilité tactique VFS » et « Rénovation C130 » sont en voie d'être abondés à la hauteur nécessaire, et les processus de choix des candidats respectent le tempo établi. La fin de cette année sera critique, avec la passation de contrat de ces deux programmes.
En ce qui concerne le programme « Modernisation C130 », les travaux menés actuellement font effort pour équilibrer les deux volets du programme : d'une part, la mise aux normes de l'Organisation de l'aviation civile internationale (OACI) intéressant l'ensemble des quatorze C130 et, d'autre part, l'intégration des fonctions tactiques sur huit C130 destinés aux unités spéciales. Le nouveau calendrier vise un flux régulier annuel de deux avions à compter de 2019. Cela va dans le bon sens, mais il faut conserver un haut degré de vigilance tant les paramètres conditionnant la bonne réalisation de ce programme sont complexes. Par ailleurs, compte tenu des retards sur les standards tactiques de l'A400M et de la réduction de la cible initiale, le renforcement de la flotte C130 d'au moins quatre appareils aurait tout son sens.
S'agissant des véhicules de forces spéciales (VFS), nous devrions recevoir les 25 premiers en 2016, pour redonner un peu d'air à un parc qui s'avère aujourd'hui à bout de souffle. Les autres véhicules sont attendus à partir de 2018 et jusqu'en 2025.
Enfin, nous avons de nombreux autres projets : le programme « Écume » ; les embarcations des commandos Marine ; les propulseurs sous-marins ; le renouvellement de nos drones tactiques ; un plan de rattrapage pour la dotation en optronique de nos équipages et de nos commandos ; l'amélioration de nos réseaux de transmissions... Il faut être attentif à que ces demandes, qui répondent presque toutes à un besoin opérationnel urgent, ne soient pas noyées dans des expressions de besoin plus vastes, émanant d'autres entités, lorsqu'elles risquent d'en dénaturer les spécifications ou d'en ralentir le calendrier d'acquisition.
En matière de ressources humaines, nous devrions atteindre la cible prévue des « + 1000 » en fin de loi de programmation militaire (LPM). À ce jour, la marche franchie est d'environ + 150 ; ces renforts ont essentiellement bénéficié aux différents états-majors et servi à combler les déficits créés par les déflations de la précédente LPM.
Enfin, un troisième pilier est venu s'ajouter aux deux premiers, portant sur les ressources humaines et matérielles ; c'est celui des procédures d'acquisition, d'homologation et d'harmonisation des équipements. Une réflexion est menée au sein du ministère de la défense pour accélérer ces procédures, les simplifier partout où c'est possible, notamment par le levier des mesures de confiance entre les services techniques des trois armées et d'harmonisation des plans d'équipements entre les unités. Certaines pesanteurs seront néanmoins difficiles à dépasser, le commandant du COS (GCOS) n'ayant pas d'autonomie budgétaire en matière d'équipements, ni de pouvoir réglementaire en matière de mise en service opérationnel des matériels.
De son côté, le COS va consentir un effort particulier pour s'inscrire très en amont dans la définition des futurs matériels qui équiperont ses forces. L'idée est que ces matériels soient nativement adaptés aux forces spéciales, alors que le modèle de fonctionnement précédent consistait à adapter a posteriori des matériels conventionnels pour un usage spécial, ce qui entraînait des délais d'adaptation d'équipements spécifiques, notamment en armement et en SIC, extrêmement longs et coûteux.
Ce troisième pilier est beaucoup plus fondamental qu'il n'y parait pour le succès de nos forces, car leur réactivité est une condition du succès et celle-ci passe par un socle organique adapté et des procédures fluidifiées et simplifiées.
Pour conclure, je souhaiterais que vous reteniez de cet exposé que les forces spéciales sont devenues un élément structurant de notre outil de défense, normatif de notre rang militaire ; elles offrent au couple traditionnel « dissuasion-puissance » un complément « influence-agilité » bien adapté à la conflictualité moderne. Tous les États occidentaux suivent le même raisonnement. Or cet outil se caractérise par son rapport coût/efficacité extrêmement favorable : dans la LPM actuelle, les équipements dédiés aux forces spéciales pèsent pour 2 %, et la masse salariale de ces forces pour 1,2 % seulement.
Par notre dimension interarmées très intégrée, l'éventail de nos savoir-faire, la richesse de notre expérience opérationnelle, nous nous situons aujourd'hui au tout premier plan. Ceci est le produit de vingt ans d'efforts des forces spéciales, et de tous ceux qui les ont soutenues dans les armées. La LPM cherche aujourd'hui à amplifier ces efforts. Pour arriver à maturité, pour réussir sa transformation, cet outil a besoin de prendre définitivement sa place dans un environnement organique qui s'est construit historiquement sans lui. Pour peu qu'on libère les énergies, il possède un formidable potentiel d'innovation et de dynamisme - ainsi que va encore le montrer, prochainement, comme je l'espère, la deuxième édition du salon « SOFINS », salon de défense dédié aux forces spéciales. Les retombées seront bénéfiques pour tous.
Merci, mon Général pour cet exposé très clair. Je retiens notamment que les forces spéciales sont une priorité, mais que les équipements prévus pour elles tardent à être livrés...