Intervention de Bruno Tertrais

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 25 mars 2015 à 9h30
Iran — Audition de M. Bruno Tertrais maître de recherche à la fondation pour la recherche stratégique frs

Bruno Tertrais, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique :

Je crois qu'il est essentiel de mettre en perspective la question du dossier nucléaire, même si les négociations en cours sont exclusivement consacrées à ce dossier.

Le régime iranien actuel se caractérise, à mes yeux, par son caractère révolutionnaire et révisionniste.

Il s'agit d'un régime révolutionnaire du fait de sa naissance même. Son acte fondateur, en 1979, n'est d'ailleurs pas tant le retour à Téhéran de Khomeini que la prise d'otages américains. Régime né anti-occidental, je crois qu'il reste anti-occidental ; la révolution est en quelque sorte dans son « ADN » politique. Ceux qui maîtrisent les principaux leviers du pouvoir iranien sont aujourd'hui les radicaux religieux et les Pasdarans, les « Gardiens de la révolution islamique » - tous, au demeurant, grands affairistes, les religieux comme les combattants.

Il s'agit aussi d'un régime révisionniste, dans la mesure où l'Iran actuel se perçoit et se présente comme la grande puissance du Moyen-Orient et même, le cas échéant, ambitionne de se doter d'un statut mondial. À cet égard, son point de référence est sans doute davantage l'Inde que les pays arabes.

L'expansion politique de l'Iran, par le canal de milices, de groupes terroristes, d'assistance financière et armée, a été particulièrement importante au cours de la dernière décennie. Il y a quinze ans, on pouvait encore parler du relatif échec de l'exportation de la révolution islamique, le Hezbollah, au Liban, représentant son seul véritable « succès » international. Les choses ont beaucoup changé ces quinze dernières années, et notamment ces deux dernières années, avec l'implication extrêmement forte de l'Iran en Syrie, son implantation très importante en Irak, en particulier depuis le retrait américain, le soutien avéré, même s'il n'est pas massif, qu'il apporte aux Houthis au Yémen et, peut-être, son influence sur les communautés chiites de Bahreïn.

Sur tous les plans, ce régime s'avère en complet décalage par rapport à la classe moyenne urbaine et éduquée iranienne, désireuse d'ouverture sur le monde, dont il faut espérer qu'elle incarne l'avenir du pays. Il est déconnecté de la vision et des attentes de cette classe moyenne éduquée, qui est d'ailleurs largement devenue apolitique depuis l'échec des manifestations contestataires postélectorales auxquelles on a assisté, à Téhéran et dans d'autres villes, en 2009.

Aujourd'hui, l'Iran et l'Occident, en particulier la France, ont un intérêt commun : la lutte contre Daech. Néanmoins, quel est l'intérêt de la France, l'intérêt de l'Occident, de coopérer avec l'Iran ?

Je vais être très clair : nous n'avons pas besoin de l'Iran. À cet égard, les arguments du type « l'Europe s'est alliée à Staline contre Hitler » ou « Nixon s'est rapproché de la Chine pendant la guerre froide » ne sont nullement pertinents. D'abord, les enjeux et les adversaires, ici et là, ne sont pas de même nature. Ensuite, durant la dernière décennie, très certainement, même si le chiffre est difficile à établir, plus de 1 000 soldats américains ont été tués en Irak par des Iraniens : les Américains, du moins le Pentagone, ne sont pas prêts à oublier ce fait.

Le Guide suprême lui-même, Ali Khamenei, comme il l'a expressément dit, estime que Daech est une créature de l'Occident. Je crois que ce propos est en grande partie sincère ; il reflète à la fois une méconnaissance de l'extérieur, conséquence d'une fermeture intellectuelle, et la véritable paranoïa de l'Occident qui anime Ali Khamenei. Il a également dit que, dans la lutte contre Daech, l'Iran et l'Occident ont des intérêts opposés. J'ai donc un doute - c'est un euphémisme - quant à la collaboration naturelle qui pourrait s'établir en ce domaine entre les pays occidentaux et l'Iran.

J'ajoute que les autres intérêts de l'Iran dans la région sont diamétralement contraires à ceux de l'Europe. J'en veux pour preuve le soutien donné à la branche militaire du Hezbollah et celui, désormais massif, qu'apportent la force Al-Qods et les Pasdarans au régime de Bachar El-Assad. Ce ne sont pas là les intérêts européens !

Je suis donc extrêmement sceptique quant l'utilité, a fortiori la nécessité, de coopérer avec l'Iran.

Ce tableau étant brossé, j'en viens au dossier nucléaire.

D'abord, un point de précision. On entend souvent dire que l'élection de Hassan Rohani en juin 2013 à la présidence de la république a permis la négociation et la levée partielle des sanctions internationales contre l'Iran. Mais c'est inverser l'ordre de causalité ! Il faut au contraire considérer que les sanctions, du fait de leur impact, certes malheureux, sur la population iranienne, ont eu pour effet de rendre possible une candidature comme celle de Hassan Rohani et, devant la nécessité de faire lever ces sanctions, d'amener Ali Khamenei à autoriser cette élection.

Cela posé, une première erreur consisterait à penser que des concessions sur le dossier nucléaire, en faveur de l'Iran, permettraient aux Occidentaux d'obtenir le soutien du pays dans d'autres dossiers concernant la région. C'est une illusion, notamment américaine. Ce que je viens d'exposer de la politique iranienne indique clairement qu'il n'en serait rien.

Une seconde erreur serait de croire qu'un accord sur le programme nucléaire iranien engendrerait une situation géopolitique et diplomatique nouvelle, favorable à l'Occident. Cela encouragerait les modérés, entend-on... Mais, aujourd'hui, le gouvernement du pays ne comprend pas de modérés ! Il n'y a que des conservateurs, plus ou moins conservateurs, plus ou moins pragmatiques.

Avant la crise née de la question nucléaire, l'Occident n'avait déjà pas de très bons rapports avec l'Iran, dont le soutien à des actions terroristes était parfaitement avéré. À présent, à supposer qu'un accord sur le programme nucléaire soit trouvé, la dernière chose que souhaiterait Ali Khamenei serait de voir la progression de forces politiques qui ne seraient pas conformes à ses options idéologiques ; lui-même étant un idéologue, il n'acceptera aucune diminution de son pouvoir au profit d'orientations pragmatiques.

Par ailleurs, les États-Unis sont obligés de compter avec leurs alliés dans la région, Israël et l'Arabie saoudite. Si un accord sur le nucléaire iranien est trouvé, je pense que les États-Unis s'emploieront à rassurer ces alliés en leur montrant que cet accord ne change rien.

Dans ces conditions, il m'apparaît bien qu'un accord sur le nucléaire ne changerait effectivement rien pour les autres dossiers internationaux. Le mandat donné à Mohammad Javad Zarif et aux négociateurs iraniens à Genève consiste d'ailleurs à dissocier le sujet du nucléaire des autres dossiers de politique étrangère.

En tout état de cause, je pense qu'on est loin d'un accord, car je suis sceptique sur la capacité du régime à accepter un compromis tel que les Européens le souhaitent, qui interdirait à l'Iran d'accéder rapidement à l'arme nucléaire.

Au surplus, un accord intérimaire ne présume pas de la rapidité de l'accord final. Les accords d'Oslo de 1993 et les « paramètres » présentés par le Président Clinton à la fin de l'an 2000 n'ont pas débouché sur la paix au Proche-Orient... Les dernières étapes de semblables négociations sont infiniment plus difficiles à franchir que les premières : on butte sur des questions de principe, d'essence politique.

Fondamentalement, Ali Khamenei ne veut pas d'un accord qui ne permettrait plus à l'Iran de devenir une puissance nucléaire. Or, en Iran, c'est le Guide suprême qui compte ; sur les grands dossiers, dont le dossier nucléaire, le Président Rohani n'a aucune marge de manoeuvre, il n'est qu'un exécutant des décisions prises par le Guide.

Pour conclure ce propos liminaire, je voudrais présenter trois scénarios possibles de ce qui va se passer.

Première hypothèse : les négociations en cours débouchent, avant la date-butoir fixée à la fin du mois de mars, sur un accord-cadre de principe puis, avant celle de la fin du mois de juin, sur un accord final complet. Je n'y crois guère. Il me semble que les Américains, en la matière, se font beaucoup d'illusions. C'est un scénario qui a, disons, 30 % de chances de se réaliser. Il serait davantage possible dans quelques mois, peut-être ; nous verrons. Selon moi, même si un accord de principe est trouvé fin mars, il ne sera pas possible d'obtenir un accord final détaillé pour l'été prochain.

Deuxième hypothèse : un accord se fait pour reconduire l'accord intérimaire de novembre 2013 et donc maintenir la levée temporaire des sanctions contre l'Iran. C'est un scénario plus probable, je le créditerais de 50 % de chances de réalisation, car personne - ni les États-Unis, ni l'Europe, ni l'Iran - ne souhaite mettre fin à la situation actuelle de cette levée partielle des sanctions et rompre totalement les négociations sur le programme nucléaire iranien. Ce serait pourtant une stratégie possible. Mais je pense que le plus probable est que, devant l'impossibilité d'aboutir à un accord au 30 juin prochain, un nouvel accord intérimaire sera conclu.

Enfin, un troisième scénario peut être envisagé, celui que je qualifierais du « saut dans l'inconnu » : la disparition du Guide suprême. Compte tenu des rumeurs qui circulent sur l'état de santé d'Ali Khamenei, qui n'est pas très âgé mais qu'on sait malade, c'est une hypothèse qu'on ne peut exclure. Le cas échéant, il n'est pas certain que la négociation soit facilitée par cette disparition. En tout cas, compte tenu de l'importance du rôle que le Guide y tient, ce serait nécessairement une nouvelle donne.

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