Intervention de Jean-Marie Bockel

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 15 avril 2015 à 9h33
Prévention des conflits dans le golfe de guinée — Examen du rapport d'information

Photo de Jean-Marie BockelJean-Marie Bockel :

Nous avons choisi de nous limiter à une approche géographiquement limitée du Golfe de Guinée, c'est-à-dire aux pays voisins ou proches du Nigeria.

Cette région dispose de ressources naturelles très importantes. Elle offre de grandes superficies en terres arables, d'abondantes ressources en eau et des conditions climatiques favorables à l'agriculture. Ce potentiel agricole, aujourd'hui sous-exploité, est convoité comme le révèlent certains investissements en provenance d'Asie ou du Moyen-Orient. Les ressources halieutiques pourraient également être importantes mais la production de pétrole, sur la côte et off-shore, entraîne une pollution qui en limite fortement le développement.

Les ressources minières sont diversifiées et stratégiques, en particulier si l'on inclut les pays « de l'intérieur » qui ont besoin d'un accès à la mer pour exporter : on trouve par exemple du cuivre ou du cobalt mais quatre minerais sont susceptibles d'avoir un effet sur les marchés mondiaux, le fer, la bauxite, le manganèse et l'uranium.

Ce tableau ne serait pas complet sans les ressources en hydrocarbures, qui présentent un caractère éminemment stratégique pour les pays de la zone et pour le reste du monde. Environ 10 % du pétrole importé en Europe provient de cette région. Premier producteur d'Afrique, le Nigeria assure, à lui seul, 2,6 % de la production pétrolière mondiale et possède environ le même pourcentage des réserves prouvées.

Au total, il est donc essentiel, pour ces pays, mais aussi pour la France, l'Europe et le reste du monde, de sécuriser les voies de communications, notamment maritimes. Elles permettent à ces pays d'exporter leurs ressources et aux autres pays d'importer des ressources naturelles importantes.

La situation est, de ce point de vue, différente de celle que nous avons connue - et connaissons encore - au large de la Somalie, dans le Golfe d'Aden, où il est principalement question de sécuriser le transit international. Dans le Golfe de Guinée, il y a peu de transit de ce type, les navires passant nettement au large du Golfe.

Or dans cette région, les menaces sont multiples et pèsent déjà fortement sur le développement. Le Golfe de Guinée connait une criminalité maritime endémique, qui a longtemps plus relevé d'un phénomène de subsistance des populations locales que d'un trafic organisé de portée plus large. Cette zone représente l'une des trois zones de piraterie dans le monde, avec le Golfe d'Aden et le Sud-Est asiatique.

Toutes les attaques ne sont pas répertoriées et il n'existe donc pas de consensus sur les chiffres. Le ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian, indiquait, début 2014, que 154 attaques de navires avaient été officiellement déclarées par les armateurs en 2013 mais que ses services estimaient leur nombre réel à trois fois plus. Selon le Bureau maritime international, la piraterie en Afrique de l'Ouest représentait 19 % des attaques dans le monde en 2013, les pirates nigérians étant responsables des deux tiers des attaques répertoriées dans la région. Les autorités nigérianes ont reconnu en décembre dernier que la recrudescence de la piraterie avait atteint « une dimension inquiétante ».

Alors que ces attaques s'apparentaient pendant longtemps à du simple vol auquel s'était en fait habituées les compagnies internationales, elles sont depuis quelques années nettement plus sérieuses et violentes et sont susceptibles de toucher l'ensemble du trafic maritime. Au-delà des vols de toute nature, il faut mentionner deux manifestations particulières de la piraterie :

- le « siphonnage » (ou « bunkering ») qui consiste à arraisonner des pétroliers par la force dans le but de dérober leur cargaison. Elle nécessite d'importants moyens et servent souvent à alimenter le marché noir au Nigeria lui-même ;

- les prises d'otages, qui peuvent être préméditées ou d'opportunité à l'occasion d'un vol ou de l'arraisonnement d'un navire. Trente prises d'otages ont été recensées en 2013. Lors de l'attaque en juin 2013 du pétrolier L'Adour, deux Français ont été pris en otage, puis relâchés six jours plus tard.

Dans la région du Golfe de Guinée, notamment au Nigeria, ces différentes attaques se caractérisent par un niveau de violence particulièrement élevé. Elles ont longtemps été cantonnées aux côtes du Nigeria mais elles se sont étendues aux pays voisins, le Nigeria en restant l'épicentre. En outre, il arrive fréquemment que les navires capturés soient « relâchés » assez loin du lieu de l'attaque initiale. Par exemple, en janvier 2014, un pétrolier a été détourné aux abords de Luanda en Angola et « relâché » au large du Nigeria neuf jours plus tard, délesté de 13 000 tonnes de gazole et de diverses marchandises qui étaient à son bord.

Cette piraterie fait peser une pression sécuritaire et économique sur les Etats de la région. On estime qu'au Nigeria, 5 % de la production officielle de pétrole est ainsi « perdue »... Ces activités privent les Gouvernements de recettes ; elles augmentent les coûts commerciaux en raison des besoins accrus de sécurité, du paiement des rançons et de la hausse des assurances ; elles découragent de nouveaux investissements et tendent à dégrader l'environnement du fait de déversements accidentels d'hydrocarbures.

Qui plus est, cette piraterie « primaire » peut aussi constituer le ferment de trafics beaucoup plus importants et beaucoup plus déstabilisants : il peut s'agir de trafic d'armes par exemple, assez peu présent pour le moment, mais aussi d'êtres humains, de migrants, de déchets, de diamants ou encore de stupéfiants. L'une des grandes voies d'accès de la drogue en Europe passe par l'Afrique, principalement via des pays plus à l'Ouest que le coeur du Golfe de Guinée. L'Office des Nations unies contre la drogue et le crime estime que 20 à 40 tonnes de cocaïne, pour un coût de 600 millions de dollars, transitent chaque année par le Golfe de Guinée à destination de l'Europe. Ce type de trafic charrie de telles sommes d'argent que le risque de déstabilisation (on le voit en Guinée Bissau) est particulièrement élevé.

Au final, les menaces sont diverses, transnationales et peuvent constituer le terreau d'activités criminelles et terroristes susceptibles de compromettre la stabilité, le développement et le commerce.

A ce stade de notre présentation, il nous semble important de réaliser un focus particulier sur le Nigeria. On l'a vu, l'épicentre de la piraterie reste au Nigeria, mais au-delà de ce seul phénomène, l'évolution globale de ce pays est primordiale pour la stabilité, la sécurité régionale et la prévention des conflits. Sa place est parfois sous-estimée en France où ce pays, ancienne colonie britannique, est plutôt mal connu. Il constitue pourtant un véritable « poids lourd » de la région et de l'Afrique toute entière.

Avec plus de 170 millions d'habitants, il s'agit du pays le plus peuplé d'Afrique et le 7ème au monde. Sa population est jeune et croît encore de manière importante (2,8 % de croissance démographique en 2012). Avec une croissance économique moyenne d'environ 7-8 % par an ces dix dernières années, le Nigeria est devenu la première puissance économique du continent, devant l'Afrique de Sud. Les investissements directs étrangers, très élevés (autour de 6 milliards de dollars par an en 2012 et 2013), sont la marque de la confiance dans cette économie et la bourse de Lagos est d'ailleurs devenue la deuxième du continent.

Le pays est doté d'un potentiel économique et humain exceptionnel. Il est le premier producteur africain de pétrole, talonné - parfois devancé selon les années - par l'Angola. Il dispose des deuxièmes réserves prouvées d'Afrique pour le pétrole (derrière la Libye) et des premières réserves pour le gaz (devant l'Algérie). Le secteur des hydrocarbures est historiquement important dans l'économie mais son poids a beaucoup baissé : il ne représente plus que 14,4 % du PIB, soit 20 points de moins qu'en 2003. Le secteur des services représente aujourd'hui un peu plus de la moitié du PIB. L'économie nigériane s'est donc profondément diversifiée et il existe un véritable marché intérieur.

On estime ainsi que la classe moyenne représente environ 20 millions de personnes. Simple illustration, 47 millions de personnes utilisaient régulièrement internet en 2011, ce chiffre ayant dû progresser sensiblement depuis lors. Les télécommunications représentent 8,7 % du PIB et l'industrie cinématographique et musicale 1,4 %. Cette importance du cinéma peut paraître anecdotique mais elle révèle un dynamisme réel du pays et un certain rayonnement en Afrique ; on parle même aujourd'hui d'un cinéma « Nollywood » à côté de ceux d'Hollywood et de Bollywood...

Ces chiffres économiques globaux ne doivent cependant pas masquer les profonds déséquilibres que connaît le pays. Si les hydrocarbures ne représentent plus qu'une part relativement faible du PIB, ils alimentent encore le budget de l'Etat à hauteur de 80 %. L'Etat reste donc de son côté extrêmement dépendant de la rente pétrolière.

En outre, si une certaine classe moyenne est apparue, notamment à Lagos, mégalopole incroyablement dynamique dont la population est estimée entre 12 et 18 millions d'habitants, la pauvreté reste massive et les inégalités dans la répartition des richesses abyssales. Parmi les cinquante premiers milliardaires africains en dollars, presque la moitié sont nigérians dont la première fortune du continent. Mais dans le même temps, 61 % de la population vivait avec moins d'un dollar par jour en 2012 ; ce chiffre, qui est en augmentation malgré le taux de croissance global, est révélateur des profondes inégalités que les autorités ne parviennent pas à corriger.

Ces inégalités sont sociales ; elles sont aussi territoriales. Si le Sud connait une croissance économique presque explosive, principalement au Sud-Ouest autour de Lagos, moins au Sud-Est (région de Port-Harcourt), le Nord stagne. Le taux d'alphabétisation et le niveau de pauvreté connaissent des disparités gigantesques entre les trente-six Etats de ce pays fédéral. Dans le Borno par exemple, Etat dont nous reparlerons en évoquant Boko Haram, le taux de scolarisation primaire ne s'élevait qu'à 21 % en 2010, alors qu'il est supérieur à 90 % à Lagos.

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