Le Nigeria est caractérisé par une très grande diversité ethnique, religieuse, culturelle ou linguistique (plus de 500 langues sont ainsi utilisées dans le pays). Il est parcouru, depuis l'indépendance en 1960, par des forces centrifuges puissantes qui vont bien au-delà des clivages frustes entre Chrétiens et Musulmans, entre Sud et Nord ou encore entre Haoussas, Yorubas et Ibos, les trois principaux groupes ethniques.
Dans la région du delta du Niger, les autorités ont longtemps été confrontées à l'insécurité maritime, à des prises d'otages, à des actes de sabotage contre les installations pétrolières, à la montée en puissance de groupes criminels et aux revendications des communautés locales pour une meilleure redistribution des richesses issues de leur sous-sol. Les revenus de l'extraction pétrolière sont mal redistribués, alors qu'elle entraîne une dégradation de l'environnement qui diminue les rendements agricoles et de la pêche. Un processus d'amnistie a été décidé en 2009 mais n'a pas entièrement rétabli le calme et il doit se clore cette année.
L'ancien Président Goodluck Jonathan est originaire de cette région. Alors que la situation s'était relativement stabilisée depuis plusieurs années, sa défaite le 28 mars dernier pourrait faire resurgir certaines tensions. En effet, les différents partis qui l'ont emporté sont plutôt implantés dans le Nord du pays, d'où est originaire le nouveau Président Muhammadu Buhari, et dans la région de Lagos.
Autre zone qui reflète la disparité du pays, le Nord-Est éprouvé par un très haut niveau de violence, notamment en raison des agissements de Boko Haram. Créée à la fin des années 1990 par un leader charismatique, Mohammed Yusuf, cette secte qui revendique une application plus stricte de la Charia déjà en vigueur dans les Etats du Nord du Nigeria, s'inscrit d'abord dans une certaine continuité « philosophique », puisque cette région a déjà connu divers mouvements de protestation islamique.
Au début des années 2000, Mohammed Yusuf, qui ne rejetait pas complètement la modernité, a d'ailleurs participé au système politique en nouant une alliance avec le Gouverneur du Borno, l'Etat le plus au Nord-Est et qui borde le lac Tchad. Son discours se basait sur une logique de désobéissance et de confrontation avec les représentants d'un Etat considéré comme laïc. Il considérait surtout que l'école occidentale détruisait la culture islamique et conquérait plus sûrement la communauté musulmane que les croisades.
La secte se caractérise dès le début par son intransigeance religieuse, son culte du chef, ses techniques d'endoctrinement, son intolérance à l'égard des autres musulmans et son fonctionnement en vase clos qui incite les fidèles à se marier exclusivement entre eux, notamment avec les veuves des «martyrs ». Boko Haram relève plus d'une révolte religieuse que politique mais le mouvement recrute beaucoup parmi les exclus de la croissance, ce qui évoque aussi une révolte sociale basée sur une sorte de théologie de la libération.
Au milieu des années 2000, la secte mène des attaques, principalement contre des représentants des forces de l'ordre, et dérive peu à peu vers le terrorisme, en recourant par exemple à des attentats suicides. Dans ce contexte quasi-insurrectionnel, Mohammed Yusuf est arrêté et tué en juillet 2009. Les circonstances de son décès sont mal connues mais, selon Marc-Antoine Pérouse de Montclos, l'élimination du leader de la secte est probablement due à un coup de sang des unités anti-émeutes de la police qui ont voulu venger leur chef qui avait été égorgé peu auparavant par des militants de Boko Haram.
Involontaire ou non, cette exécution constitue un tournant ; elle a entraîné l'entrée en clandestinité de la secte, sa radicalisation et un puissant ressentiment contre les autorités et leurs symboles. Elle révèle aussi la brutalité de la répression contre la secte et la férocité des forces de l'ordre du pays, souvent désemparées, mal payées, mal équipées et mal entraînées.
La situation actuelle provient donc d'une multitude de facteurs, dont la religion est peut-être la cristallisation, mais le résultat est effrayant : entre 1998 et mi-2014, au moins 29 600 Nigerians ont été tués à l'occasion de plus de 2 300 incidents. Et le conflit s'intensifie puisque 7 000 personnes sont mortes entre juillet 2013 et juin 2014. Il y aurait entre 1 et 1,5 million de déplacés. La secte a commencé à enlever massivement des habitants et à massacrer des villages entiers pour dissuader les habitants de rejoindre les rangs des milices que le Gouvernement a créées et armées pour pallier les déficiences des forces de l'ordre officielles.
La communauté internationale s'est tardivement mobilisée, en fait à partir du moment où l'enlèvement de presque 300 lycéennes à Chibok a eu un retentissement médiatique mondial avec le mouvement « Bring back our girls » sur les réseaux sociaux. L'activisme de la secte n'a fait qu'augmenter durant l'année 2014 et a touché les pays voisins. Au début du mois de janvier 2015, Boko Haram a notamment pris la ville nigeriane de Baga sur les bords du lac Tchad, là où devait justement s'installer une force commune entre le Nigeria, le Tchad et le Niger destinée à lutter contre Boko Haram...
Le Tchad est menacé d'un point de vue militaire par les actions de la secte mais aussi d'un point de vue économique : le Nord du Nigeria constitue un débouché commercial traditionnel ; en outre, la route qui relie N'Djamena au port camerounais de Douala, qui est essentielle pour l'économie tchadienne, est devenue peu sûre et fragile.
La région de Diffa, au Sud-Est du Niger, est directement concernée par cette crise du fait d'une proximité culturelle, religieuse et géographique avec les Etats du Nord-Est du Nigeria, dont le Borno. Les pouvoirs publics nigériens y sont particulièrement absents et les divers courants qui traversent l'Islam au Nigeria y sont présents. Les très graves manifestations qui ont eu lieu à Zinder et à Niamey à la suite de la participation - courageuse - du Président du Niger à la manifestation du 11 janvier à Paris doivent nous alerter et nous mobiliser sur un contexte où la crise peut aisément se propager du Nigeria au Niger. Dans ces circonstances, nous devons être particulièrement attentifs à la situation très fragile du Niger, enchâssé entre la Lybie, le Mali et le Nigeria, trois zones où les groupes terroristes sont très actifs.
Le Nord du Cameroun est confronté depuis de nombreuses années au grand banditisme transfrontalier, à de nombreux trafics et au braconnage. Comme au Niger, les frontières sont poreuses et les proximités culturelles et ethniques sont anciennes. D'ailleurs, on sait aujourd'hui que des villages côté camerounais ont servi de bases arrière aux fidèles de Boko Haram, en particulier pour se ravitailler. Mais l'intensification des actions de la secte et le développement des prises d'otages ont contraint l'Etat central à réagir.
Piraterie dans les eaux du Golfe de Guinée, forces centrifuges dans l'ensemble du Nigeria, violences de Boko Haram dans le Nord qui déstabilisent les pays de la région, déjà fragiles. A partir de ce tableau rapide des menaces, quelles leçons pouvons-nous tirer de ces crises et comment la communauté internationale peut s'organiser pour prévenir la dégénérescence d'une crise en conflit ?
Tout d'abord, nous sommes tous bien conscients que, comme le rappelle la résolution adoptée par le Conseil de sécurité des Nations unies le 21 août 2014, la prévention des conflits demeure une responsabilité première des Etats.
Or contrairement au Golfe d'Aden, nous ne sommes pas, dans le Golfe de Guinée, devant des Etats réellement « faillis ». Il n'est donc pas envisageable de « monter » de toute pièce une opération militaire du type Atalante. La coopération avec les autorités nationales est primordiale pour trouver des solutions ; celles-ci ne pourront pas être imposées par la communauté internationale. Il s'agit bien évidemment du problème le plus aigu ayant toujours entravé les différents efforts de prévention des conflits, partout dans le monde.
C'est en particulier le cas avec le Nigeria, pays très sourcilleux sur les questions de souveraineté et sur ses propres prérogatives. Le pays a été profondément marqué par la guerre du Biafra, entre 1967 et 1970, pendant laquelle le pont aérien mis en place pour secourir les populations locales a pu apparaître, aux yeux des responsables nigérians, comme une ingérence internationale.
Dans le même temps, les structures administratives y sont gangrenées par la corruption - les analystes appellent cela pudiquement un « déficit de gouvernance »... -, ce qui limite en pratique les capacités de coopération. On nous a par exemple rapporté que, dans certaines opérations de sauvetage de navires piratés, les pays occidentaux préféraient ne pas interagir avec les garde-côtes de peur qu'ils ne préviennent les preneurs d'otages... Une bonne part du budget du ministère de la défense « s'évapore » et n'arrive jamais jusqu'aux soldats.
Il est clair que Boko Haram n'a pu atteindre un tel point de menace que par la faiblesse de l'Etat nigerian et son incapacité à construire un gouvernement pleinement légitime aux yeux de tous. Pour autant, on a bien vu en ce début d'année, que le Nigeria évolue puisqu'il a accepté l'intervention sur son sol de troupes étrangères, en particulier tchadiennes, ce qui est loin d'être anodin pour l'avenir. Rappelons-nous que les tensions frontalières ont été importantes entre le Nigeria et ses voisins et qu'elles ont parfois donné lieu à des affrontements armés, comme avec le Cameroun au sujet de la péninsule de Bakassi.
En outre, le processus de transition en cours à la suite des élections du 28 mars est, à ce jour, encourageant. Nul ne peut dire si le nouveau Président sera plus efficace que son prédécesseur mais le processus en lui-même montre une société plus moderne et moins divisée que l'on ne pouvait le craindre. Il est cependant encore beaucoup trop tôt pour se réjouir pleinement.
Il est en effet incroyablement difficile de « défaire » un système gangrené par la corruption, d'autant que le niveau actuel du prix du pétrole ne laisse aucune marge de manoeuvre budgétaire.