Lors des précédentes auditions, je ne doute pas que vous ayez déjà mesuré le consensus créé contre les propositions de Mme Julia Reda, ainsi que la surprise de voir la seule députée pirate du Parlement européen se voir confier un travail sur le droit d'auteur ! La Commission Barroso s'était déjà distinguée en revenant sur l'engagement de ne pas inclure la culture dans les négociations sur le nouveau traité transatlantique, elle avait monnayé l'exception culturelle contre une ouverture des Américains sur un autre sujet ; et voici que la nouvelle Commission Juncker inscrit la réforme du droit d'auteur en deuxième priorité, devant l'harmonisation fiscale, comme si la question des droits d'auteur était aussi importante que l'emploi, par exemple.
En matière de droit d'auteur, du reste, la Commission européenne ne varie guère : en 1982-1983, lors de la directive « Télévision sans frontières », on nous présentait déjà le droit d'auteur comme un obstacle à la liberté de circulation et la Commission avait déjà voulu exproprier les auteurs de leurs droits. Jack Lang avait alors obtenu que les droits d'auteur soient traités séparément et l'on a assisté ensuite à un retournement, avec une directive « satellite et câble » qui a protégé les auteurs, interdisant explicitement l'expropriation des droits d'auteur et obligeant au passage les producteurs à la gestion collective de leurs droits.
Le système a bien fonctionné depuis, mais, tout comme il y a trente ans des fonctionnaires britanniques pressaient une réforme parce qu'ils trouvaient insupportable de ne pas pouvoir regarder à Bruxelles leur programme sur Channel 4, des commissaires d'États baltes trouvent aujourd'hui injustifiable de ne pas pouvoir suivre leur championnat de football et leurs épouses se plaignent d'être privées de leur série télévisée turque favorite - et c'est pour cela qu'on en arrive à dire que l'Europe entière a un problème... avec le droit d'auteur !
Que nous proposent ceux qui réclament une réforme, et avec eux Julia Reda ?
Ils nous proposent d'abord d'en finir avec la territorialisation du droit d'auteur et de considérer que l'Europe ne fait plus qu'un seul territoire, doté d'un titre européen de droit d'auteur. C'est très grave, parce que cela compromettrait frontalement le financement de notre cinéma, fondé sur la territorialité des droits, sur l'exclusivité de l'exploitation en salles pendant une certaine durée, ou encore sur les droits prioritaires des télévisions qui ont investi dans la production des films. C'est très grave également parce que cette obligation de vendre à l'échelle européenne privilégierait les entreprises qui disposent d'un réseau couvrant toute l'Europe, c'est-à-dire les grands groupes dominant la diffusion sur Internet... et qui sont tous américains ! Nous parviendrions ainsi à ce résultat ahurissant qu'au nom de l'Europe, de la création européenne, la Commission européenne ferait en fait la promotion de grands groupes américains...
Il faut voir qu'à Bruxelles, c'est tapis rouge pour ces grands groupes, pour leurs lobbyistes, ils ont davantage l'écoute du législateur européen que bien des entreprises européennes, que les auteurs européens eux-mêmes, alors qu'inversement, les Européens n'ont pas leurs entrées au Congrès américain quand il s'agit de voter la loi américaine... Qui plus est, la situation institutionnelle est complexe à Bruxelles, puisque la réforme du droit d'auteur est entre les mains de Günther Oettinger, commissaire à l'économie numérique, qui a su écouter les professionnels, mais que la réforme dépend aussi d'Andrus Ansip, commissaire au marché unique numérique, lequel tient des propos pour le moins surprenants. Je le cite : « Imaginez que je veuille acheter une cravate à Paris et qu'on me le refuse parce que je suis estonien : c'est la même chose pour les films que je ne peux pas voir dans un autre pays que le mien ! ». Non seulement les films sont mis au rang de cravate, mais il est faux de dire qu'on ne peut pas acheter sur Internet des films à la demande, ce qui ne se confond pas avec la question de la portabilité des abonnements : il y a un vrai sujet sur le « géoblocage », des solutions techniques existent, Canal+ avance par exemple que ses abonnements pourraient être « transportés » d'un pays à l'autre ; ces solutions règleraient peut-être les problèmes que disent rencontrer les fonctionnaires et commissaires en poste à Bruxelles - en tout cas, ces problèmes de commercialisation n'ont rien à voir avec le droit d'auteur.
Le droit d'auteur, faut-il le rappeler, est une conquête de la Révolution française, c'est un droit de l'homme attaché à la liberté de la création, n'en déplaise à certains groupes constitués qui ne s'intéressent qu'au consommateur, à sa liberté d'accéder à tout et gratuitement autant que possible.
Ce qui est regrettable, c'est qu'à chaque fois, avec l'Europe, nous soyons sur la défensive : l'Europe ne signifie jamais un élan pour la création, l'Europe ce n'est pas la possibilité d'investissements nouveaux qui seraient rendus possibles par un prélèvement sur les fournisseurs d'Internet ; non, c'est toujours moins pour les auteurs, moins pour la création, moins pour l'activité et je crois que cette réalité n'est pas pour rien dans les progrès du sentiment anti-européen.
Autre événement significatif : la seule représentante du parti pirate au Parlement européen se voit confier le rapport d'initiative sur le droit d'auteur. Et voici qu'il lui faut deux mois à peine pour évaluer l'ensemble des questions posées par la réforme de la directive de 2001 : c'est un record, nous avons là une personnalité hors du commun, chapeau ! Julia Reda dit s'être appuyée sur les travaux de la Commission européenne : drôle de conception de la séparation des pouvoirs, où le législatif, pour se faire une opinion, se contente du diagnostic établi par l'exécutif ...
Que nous propose encore Julia Reda, en plus du titre européen ? De rendre obligatoire les 21 exceptions prévues par la directive de 2001, de ne pas les rémunérer, d'harmoniser les critères de rémunération de la copie privée, et, encore, d'abaisser à 50 ans, contre 70 ans aujourd'hui, le délai avant que les oeuvres n'entrent dans le domaine public. C'est, à peu de chose près, le programme des grandes entreprises du net qui veulent éradiquer le droit d'auteur...
Ces propositions me paraissent le symptôme d'un mouvement de fond. Jack Lang avait voulu harmoniser les droits d'auteur « sur la base de l'auteur le plus favorisé », disait-il ; c'est l'inverse ici, nous assistons à une volonté de faire reculer le droit d'auteur, ce qu'un éminent professeur de droit a désigné comme « une entreprise de destruction de la propriété intellectuelle ».
Heureusement, les consciences s'éveillent, plus de cinq cents amendements ont été déposés sur le rapport Reda ; nous espérons que le texte en deviendra... un outil de promotion du droit d'auteur sur le continent européen : il faut retrouver le chemin de la raison, car nous sommes face à des positions tout à fait déraisonnables, qui vont contre l'intérêt des Européens.
Nous ne manquons pas de propositions pour améliorer la situation. Le problème principal, Fleur Pellerin l'a dit, c'est que le droit d'auteur n'est pas respecté en Europe, c'est qu'on assiste sans rien faire au vol, par les pirates, des auteurs et des investisseurs. Le problème, c'est ce que j'appelle la piraterie mafieuse, celle des sites qui gagnent de l'argent en utilisant des oeuvres sans les payer : l'Europe doit réagir vigoureusement contre ces pratiques !
Ensuite, comme le dit le professeur Pierre Sirinelli, il faut revoir les règles du e-commerce et de la responsabilité des hébergeurs : la directive en vigueur a établi l'irresponsabilité de l'hébergeur à une époque où l'hébergeur se contentait d'accueillir les pages personnelles des internautes ; aujourd'hui, les grands hébergeurs sont des diffuseurs de contenus, ils ont une activité tout à fait comparable à celle des chaînes de télévision, au point qu'ils en sont les concurrents : c'est bien pourquoi les mêmes règles doivent s'appliquer, parce que les chaînes de télévision, elles, paient des impôts et contribuent à financer la création.
Enfin, l'Europe pourrait soutenir le principe d'une rémunération des auteurs proportionnelle aux recettes d'exploitation, comme il est appliqué en France, en Italie, en Espagne, ou encore la gestion collective des droits d'auteur.
Même chose pour le financement de la création : l'Europe doit imposer l'égalité de traitement et faire cesser la concurrence déloyale des géants d'Internet, qui profitent des paradis que sont l'Irlande et même les Pays-Bas pour abriter leur chiffre d'affaires ; la France et l'Allemagne proposent une taxe sur la vidéo à la demande en prenant pour référence le pays de la consultation, nous verrons quel accueil la Commission européenne fait à cette proposition.
La culture n'est pas seulement synonyme d'emplois ; elle représente également des oeuvres, des territoires, des émotions. Elle ne doit pas être réduite aux questions de marché, au risque que les industries culturelles, devenues productrices de marchandises ordinaires, ne se voient appliquer, sans exception, le traité transatlantique ou les règles du marché unique européen. La culture constitue l'âme de l'Europe ; on ne peut laisser impunément la Commission européenne la brader !