Nous poursuivons nos réunions sur le projet de loi relatif à la santé, déposé en premier lieu à l'Assemblée nationale, en recevant le Docteur Bernard Guillon, gynécologue, fondateur de l'Association pour le développement de la santé des femmes, qui permet notamment un suivi médical des femmes enceintes en situation de grande précarité.
Je voudrais d'abord vous féliciter d'avoir pris l'initiative de créer cette association et je vous remercie d'avoir pris le temps de venir jusqu'à nous pour témoigner de ses actions.
Je précise que notre délégation a souhaité élargir le champ de ses recherches par rapport aux dispositions du projet de loi concernant spécifiquement les femmes en travaillant sur l'ensemble des questions de santé qui peuvent affecter les femmes aujourd'hui.
Dans le domaine de la santé sexuelle et reproductive, nous avons déjà tenu une table ronde sur l'interruption volontaire de grossesse (IVG), particulièrement intéressante. Nous avons également eu des réunions sur le thème du VIH, sur les risques environnementaux et sur les avancées actuelles en matière de contraception.
Votre intervention complétera donc très utilement les travaux que nous avons déjà conduits sur ce projet de loi et nous allons vous écouter avec beaucoup d'intérêt.
Docteur, vous avez la parole, puis nous vous poserons quelques questions.
Dr. Bernard Guillon, gynécologue-obstétricien, président fondateur de l'Association pour le développement de la santé des femmes (ADSF). - Je suis très heureux d'avoir l'opportunité d'apporter ma contribution aux travaux de votre délégation.
En matière de santé des femmes, la question de la précarité est une question particulière. En situation de précarité, la discrimination dans l'accès aux soins est très marquée, particulièrement à l'égard des femmes et ce, même en France. Un rapport de l'Institut national de veille sanitaire (InVS) publié en 2009 révélait ainsi que, par rapport à la population globale, l'accès aux soins des hommes en précarité était cinq fois moindre et celui des femmes en précarité, neuf fois moindre. Cette discrimination supplémentaire à l'égard des femmes s'explique par les caractéristiques mêmes de la précarité.
Dans son rapport au Conseil économique et social de 1987, Joseph Wresinski définissait la précarité comme « l'absence d'une ou plusieurs des sécurités permettant aux personnes d'assurer leurs responsabilités élémentaires et de jouir de leurs droits fondamentaux ». Cette définition très vaste recouvre de nombreuses situations. Il existe en effet différents types de précarité. La précarité dans les cités minières du nord de la France n'est pas celle que l'on rencontre dans les petits villages de l'Ardèche. De même, la précarité des migrants que nous retrouvons dans les hôtels sociaux ne suit pas les mêmes logiques que celle des populations Rom dans les bidonvilles. Les dynamiques et les structures sociales diffèrent, ainsi que les réponses des femmes à leurs problèmes de santé.
Au-delà de l'exclusion économique et de l'absence de reconnaissance de droits, la précarité s'accompagne bien souvent d'une rupture du lien social, un facteur essentiel de la perte d'accès aux soins. Dans une étude que nous avons réalisée en 2005 pour la Direction générale de la santé sur les femmes en grande précarité, nous avons mis en évidence une corrélation négative entre la rupture du lien social et le niveau de santé. Cette exclusion sociale se répercute par ailleurs directement sur la perception qu'ont les personnes de leur propre santé.
La précarité se traduit, entre autres conséquences, en une morbi-mortalité supérieure à celle de la population générale, pour les hommes comme pour les femmes. Cependant, cet écart est encore plus important pour ces dernières.
Lorsque j'ai commencé à défendre l'idée, auprès de mes confrères de Médecins sans Frontières ou de représentants d'autres organisations non gouvernementales, d'une prise en charge spécifique des femmes en situation de grande précarité, je me suis souvent entendu dire que dans la précarité, les femmes étaient « des hommes comme les autres ». Or, tel n'est pas le cas, pour plusieurs raisons. Tout d'abord, les femmes assument la reproduction, qui affecte de multiples manières leur santé, qu'il s'agisse de la contraception, de l'IVG, du suivi des grossesses, de l'accouchement ou du post-partum. Par ailleurs, la position des femmes dans la société les rend plus vulnérables que les hommes dans la précarité. Je pense en particulier aux violences, auxquelles les femmes sont beaucoup plus exposées que les hommes.
Lors des premières consultations gynécologiques que nous avons mises en place au Samu social en 2002, il ne semblait pas utile ou nécessaire à mes confrères de mettre en place une prise en charge spécifique des femmes. Les soins gynécologiques étaient en effet considérés comme des soins « de luxe » pour les femmes en grande précarité. Avec beaucoup d'efforts, nous avons fini par les convaincre de la nécessité d'une prise en charge spécifique de ces aspects de la santé des femmes en grande détresse.
L'étude qualitative que nous avons menée en 2005, pour laquelle nous avons interviewé cinquante femmes rencontrées dans nos consultations et dans les centres d'hébergement du Samu social, nous a permis de mettre en évidence un éloignement progressif des soins en fonction de la désocialisation. Les femmes qui sont dans la rue depuis peu de temps gardent un lien avec leur santé et conservent des attitudes préventives. Au fur et à mesure de l'accroissement de la détresse et de la rupture du lien social, elles abandonnent cette attitude préventive et n'ont plus qu'un recours curatif aux soins, uniquement en cas de pathologie. Enfin, les femmes ayant vécu de nombreuses années dans la rue, souvent alcoolisées, finissent par ne même plus réagir à leurs propres pathologies. Lorsque nous allons à la rencontre de ces femmes, il nous faut longuement discuter avec elles pour les amener progressivement à reprendre conscience de leur corps et de leur valeur avant même d'envisager une consultation. La précarité s'accompagne en effet d'une perte de l'image de soi.
La population sur laquelle portait cette étude, celle des femmes dans la rue, ne représente finalement que la part visible de la précarité. L'essentiel de la précarité touche en effet des personnes encore quelque peu intégrées, à la limite des minima sociaux. Ces personnes rencontreront des difficultés d'accès aux soins pour des raisons économiques car elles n'ont pas droit à la couverture maladie universelle (CMU). Les femmes sont, encore une fois, les plus vulnérables dans ces situations, notamment parce qu'elles sont plus souvent seules à prendre soin de leurs enfants. Nous observons d'ailleurs que les femmes renonceront généralement à leurs propres soins avant de renoncer aux soins pour leurs enfants.
En matière de santé reproductive, la précarité se manifeste par des grossesses plus compliquées, par un nombre plus important d'IVG et d'accouchements sous X, mais également par un risque majoré de pathologies hypertensives, de prématurité ou encore de retard de croissance. Il s'agit finalement de l'ensemble des conséquences du défaut de suivi des grossesses. Pour éviter les complications de la grossesse, nous menons, à Paris et à Lille, une activité d'accompagnement des femmes enceintes en grande précarité. Notre activité porte également sur la prévention des maladies sexuellement transmissibles et des grossesses non désirées, ainsi que sur le dépistage des cancers. Nous travaillons enfin à améliorer l'accès à l'IVG des femmes en situation de précarité. Dans ce cadre, nous rencontrons de grandes difficultés pour identifier des référents afin d'orienter ces femmes, même en région parisienne où l'offre de soins est pourtant la plus concentrée.
L'une des principales difficultés que rencontrent ces femmes dans l'accès aux soins tient au fait que l'offre de soins n'est pas adaptée à la précarité. C'est, en particulier une question d'horaires : dans les bidonvilles par exemple, quelques services de la Protection maternelle et infantile (PMI), de très bonne volonté, proposent des soins entre 9 heures et 12 heures, puis entre 14 heures et 17 heures. Or, à ces heures-là, les patientes ne sont pas dans leur lieu d'hébergement. Lorsque l'on parvient à prévoir des rendez-vous, souvent loin des lieux d'hébergement, les femmes sont confrontées à des difficultés de déplacement pour s'y rendre. Enfin, les situations de grande précarité, la désocialisation et le chômage s'accompagnent souvent d'une déstructuration du rapport au temps. Les patientes se présentent ainsi rarement à l'heure aux rendez-vous. L'offre de soins doit donc s'adapter pour ne pas avoir à refuser à des femmes des consultations dont elles ont besoin. Dans cette perspective, nous avons choisi de proposer des consultations ouvertes, sans rendez-vous.
La systématisation du tiers payant ne suffit pas à lever l'obstacle financier à l'accès aux soins. Cet obstacle est partiellement levé par la CMU, mais uniquement pour les personnes allocataires des minima sociaux. C'est le cas des populations que nous rencontrons dans les centres d'hébergement, dans les hôtels sociaux, les squats ou les bidonvilles. Pour ces personnes, la difficulté tient essentiellement aux aspects administratifs de l'obtention de la CMU, qui nécessitent un accompagnement de travailleurs sociaux qui soit aussi souple que celui que nous proposons dans le cadre de nos consultations. Le rôle des associations et des bénévoles est ici essentiel.
Pour autant, dans un État tel que le nôtre, il est étonnant que l'offre de santé institutionnalisée ne soit pas à même de répondre aux besoins des populations précaires et que leur accès aux soins requière l'action des associations. Une enquête réalisée en 2003 sur les maternités en région parisienne soulignait qu'environ 1 500 femmes accouchaient alors chaque année sans jamais avoir bénéficié de suivi durant leur grossesse. Nous avons alors alerté la PMI, en lui proposant l'appui de nos équipes mobiles. Celle-ci a décliné cette proposition, convaincue qu'il s'agissait de son travail et qu'elle s'en chargeait très bien. Malgré toute la bonne volonté des services institutionnels, force est de constater que les résultats ne sont pas satisfaisants. La raison en est simple : l'offre de soins institutionnalisée n'est pas adaptée aux besoins particuliers des populations en situation de précarité.
Nous relevons par ailleurs des obstacles psychologiques à l'accès aux soins. De nombreuses migrantes en situation irrégulière n'osent pas se faire soigner, de peur d'être repérées et stigmatisées. Dans ce contexte, elles hésiteront à rencontrer les institutions et préféreront se tourner vers les associations.
L'ADSF propose des consultations dans des centres d'hébergement d'urgence du Samu social à Paris et à Lille et dispose d'équipes mobiles, pour aller au plus près des femmes. En effet, même si l'offre de soins fixe est ouverte, elle ne suffit pas à améliorer la santé des femmes en grande précarité qui souvent ne se déplacent pas pour aller en consultation. Les raisons en sont diverses : économiques, pratiques - je parlais des horaires à l'instant - et également psychologiques.
Pour améliorer l'accès aux soins, il est important de favoriser l'autonomie des femmes. L'une des particularités des femmes en situation de précarité tient en effet à la dépendance affective, que l'on peut constater en particulier dans les situations de violence. La vulnérabilité liée à la précarité fait que les femmes ont tendance à se raccrocher à des partenaires dont certains exerceront des violences. Or la violence a des conséquences sur la santé. Au-delà de ses effets psychologiques et physiques directs, elle atteint profondément le métabolisme et l'organisme. Pour les médecins, ces conséquences peuvent d'ailleurs permettre de détecter les violences faites aux femmes. Lorsque nous rencontrons certaines pathologies, il est donc important de penser à demander aux patientes si elles ont déjà été victimes d'une agression, physique, sexuelle ou morale.
Comme l'a déclaré une intervenante lors d'une réunion à laquelle j'ai participé, les femmes ne sont pas que des « ventres féconds ». La santé des femmes et le besoin de prise en charge ne se limitent pas aux questions de santé sexuelle et reproductive, comme l'illustre la problématique des violences, en lien avec la place des femmes dans la société.
Toutefois, la prise en charge des femmes victimes de violence est encore plus difficile dans la précarité. En effet, les femmes peuvent être réticentes à parler des violences qu'elles subissent lorsque celles-ci sont le fait d'un compagnon qui, souvent, représente leur « planche de survie », leur unique moyen de se réinsérer et de conserver un semblant de vie normale, dans un contexte difficile. Cette « normalité » est bien entendu un leurre, car de telles relations détruisent ces femmes encore davantage.
Je vous remercie pour cette présentation. Je suis certaine que mes collègues ont des questions à vous poser.