Mon travail m'a conduite à aborder ce sujet tant de manière théorique que de manière pratique. Je me suis interrogée sur l'angle d'analyse à privilégier dans le cadre de cette audition. J'ai finalement choisi de me fonder sur la constatation que même dans un état de droit, les femmes sont quotidiennement aux prises avec deux questions apparemment anecdotiques mais symptomatiques du lien entre « respiration laïque » et droits des femmes.
Premièrement, les femmes doivent pouvoir sortir de l'intimité et se trouver dans un lieu public sans avoir à répondre du motif de leur présence. L'urbanité, c'est le fait de pouvoir être dehors, dans la rue, sans avoir quelque chose de spécial à y faire, être là juste pour être là sans susciter de questions et faire l'objet de soupçons - ce qui va de soi pour les hommes, mais pas pour les femmes.
Deuxièmement, les femmes n'ont pas à être tenues de justifier leur existence par le fait d'avoir un ou plusieurs enfants - question adressée « naturellement » aux femmes et subsidiairement aux hommes.
Ces deux questions renvoient à un point plus profond. Elles posent celle de l'assignation à une extériorité, à une finalité qui prétend vous définir et se substituer à votre intériorité ; c'est un déni d'autonomie et de singularité. Voilà le point d'appui, me semble-t-il, de tout ce qui fait obstacle aux droits des femmes. C'est de cette assignation que la laïcité délivre toute personne, et c'est pourquoi les femmes ont tout particulièrement intérêt à vivre dans une association politique laïque. La notion de « respiration laïque » sera donc centrale dans mon propos.
Je commencerai par un résumé du fonctionnement du concept de laïcité avant d'en déduire une fonction de « respiration », laquelle suppose, a contrario, une définition de l'intégrisme.
L'affaire des signes religieux à l'école publique (Creil) et ses corollaires (accompagnateurs scolaires, université..), le vote de la loi de 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics, l'affaire du gîte d'Épinal, celle du port du masque dans les lieux publics, les tentatives de « toilettage » de la loi de 1905, la législation sur les cimetières, la récupération de la thématique laïque par l'extrême droite, l'affaire de la crèche Baby-Loup : j'ai voulu proposer une construction philosophique du concept de laïcité capable de rendre intelligible cet ensemble d'objets épars et de faire face aux questions d'aujourd'hui.
Paradoxalement, c'est à la fin du XVIIe siècle que j'ai trouvé le noyau conceptuel de cette construction. Je constatai que l'une des attaques les plus efficaces contre la laïcité dite « à la française » consiste à lui opposer - et à lui substituer - le régime de la tolérance à l'anglo-saxonne, réputé plus « ouvert » et « accommodant ». Or, ce régime s'appuie largement sur l'évidence sociale du fait religieux. Le noyau conceptuel est une question de philosophie politique : celle de la nature et de la forme du lien rendant possible l'association politique.
La question de la nature du lien politique fut posée par John Locke, le plus grand théoricien du régime de tolérance ; il la pose en même temps qu'il y répond. Sa réponse n'est pas laïque mais très intéressante. Il faut exclure, dit-il, les athées de l'association politique. Pourquoi ? Parce qu'ils ne sont pas fiables dans leurs serments du fait qu'ils ne croient à rien. Le problème avec les non croyants, c'est qu'ils sont par définition déliés. Le motif avancé par Locke permet de poser la question fondamentale : pour faire la loi, faut-il se régler sur le modèle de la foi ? Le lien politique s'inspire-t-il d'une adhésion préalable dont le modèle est la croyance ? Locke répondait oui, mais ce grand esprit a vu le coeur de la question : il a de ce fait tracé le champ conceptuel sur lequel s'est installée la laïcité.
La question de Locke est structurante. Non, ce n'est pas nécessaire de croire à quoi que ce soit pour construire l'association politique. La loi n'a pas besoin du modèle de la foi, elle ne s'inspire d'aucun lien préexistant et ne suppose aucune forme de croyance ou d'appartenance préalable. C'est un courant de la Révolution française - incarné par Condorcet - qui a opéré ce retournement, alors même que le mot laïcité n'existait pas encore.
J'ai été invitée à participer à une conférence portant sur la laïcité organisée par l'Université de Princeton. À l'issue de mon intervention, un de mes collègues américains a comparé la laïcité à un système de numération : « Nous, les Anglo-Saxons, nous partons de 1, les Français partent de zéro ». Partir de 1, c'est s'appuyer sur les religions, les courants et les communautés existants pour les fédérer dans ce qu'ils ont de commun. Partir de zéro, c'est ouvrir un espace plus large qui pourra accueillir toutes les positions, y compris celles qui n'existent pas, et qui fait de la liberté des cultes un cas particulier de la liberté de conscience.
La puissance publique est installée sur le moment zéro. Elle ne dit rien sur les croyances et les incroyances, conformément à ce que nous appelons le principe de laïcité. Cette abstention s'applique partout où la constitution des droits est engagée - assemblées nationales et locales, tribunaux, école publique... C'est ce qu'on appelle à strictement parler le principe de laïcité.
Mais ce principe de laïcité rend possible, dans la société civile - dans la rue, dans les lieux publics, les transports, les commerces, etc. - l'application du principe de libre expression, de libre affichage. On peut avoir la croyance ou l'incroyance qu'on veut, la manifester publiquement, pourvu que cela respecte le droit commun.
Ainsi le régime de laïcité combine les deux principes, mais il fait du principe de libre expression un principe subordonné au principe de laïcité, parce que rendu possible par ce dernier : on place un bandeau sur les yeux de la puissance publique pour rendre possible le déploiement des libertés du côté de la société civile.
La laïcité n'est pas contraire aux religions ni aux formations communautaires : elle s'oppose seulement aux religions et aux communautés lorsque celles-ci veulent faire la loi, lorsqu'elles ont des visées politiques.
On peut déduire de ce point de départ les deux principales déformations de la laïcité, ses deux dérives : la laïcité « adjectivée » et l'extrémisme laïque.
Le régime de laïcité articule donc, d'une part le principe de laïcité au sens strict, qui gouverne la puissance publique et ce qui participe d'elle par l'abstention en matière de croyances et de non croyances, et d'autre part le principe de liberté d'expression qui s'étend à tout le reste, à l'infinité de la société civile, dans le respect du droit commun.
Les fluctuations politiques que nous observons en matière de laïcité sont intelligibles à la lumière de cette dualité, ou plutôt à la lumière de sa méconnaissance.
La première dérive a pris des noms variés : je l'appellerai la laïcité adjectivée (laïcité « plurielle », « ouverte », « positive », « raisonnable », « apaisée », etc.). Elle consiste à vouloir étendre au domaine de l'autorité publique ou à une de ses portions le principe qui régit la société civile. Autrement dit, elle récuse le caractère neutre et minimaliste de la puissance publique républicaine, faisant de l'opinion religieuse une norme, autorisant les propos religieux au sein de l'État lui-même, et aboutissant à légitimer la communautarisation religieuse du corps politique. Elle a été notamment désavouée par le vote de la loi de mars 2004 dont je parlais tout à l'heure.
La seconde dérive, l'extrémisme laïque, consiste symétriquement et inversement à vouloir durcir le domaine de la société civile en exigeant qu'il se soumette à l'abstention qui devrait régner dans le domaine de l'autorité publique. Elle a refait surface récemment dans le cadre d'une réaction à la première dérive, et la déplorable affaire dite du gîte d'Épinal, fin 2007, lui a donné son moment critique. Je rappelle que la propriétaire d'un gîte à Épinal avait demandé à deux de ses clientes d'ôter leur voile dans les parties publiques de son établissement. Elle a été poursuivie pour « discrimination religieuse » et condamnée à une amende.
Ces deux courants se sont relayés et ont offert la laïcité à l'extrême droite, l'un en désertant le terrain laïque pendant de longues décennies, au prétexte de l'assouplir et de le moderniser, l'autre en l'investissant avec des propositions durcies et réactives, les deux en épousant le fonds de commerce des politiques d'extrême-droite, à savoir la constitution fantasmatique de « communautés » - en l'occurrence « les musulmans » - que les premiers révèrent en criant à la « stigmatisation » et que les seconds abhorrent en criant à l'« invasion ».
Il me semble que les élus, et plus généralement le personnel politique, sont très sensibles - à juste titre - à la seconde dérive. Mais ils sont très perméables à la première qui se présente sous forme de « pensée naturelle » et ils ne voient pas que ces deux mouvements s'autorisent mutuellement et sont structurellement de même nature.
Cette analyse permet de définir très simplement l'intégrisme ; elle souligne combien la laïcité est favorable aux droits des femmes.
Les femmes sont particulièrement visées par tous les intégrismes. Pourquoi ? Parce que l'intégrisme, quelle que soit son origine, par définition, prétend à une vision intégrale qui unifie tous les espaces de la vie : politique, civile, intime. Il exige une uniformisation, il ne connaît pas de distinction. Et, s'agissant des femmes, il exerce cette uniformisation en rabattant l'ensemble de la vie et des moeurs sur leur assignation à la fonction d'épouses et de mères, à une extériorité qui prétend les définir et épuiser leur existence. Il n'y a pas de répit, pas de respiration.
La laïcité offre, à cet égard, deux points de résistance qui permettent aux femmes de lutter pour leurs droits et de les faire respecter.
Elle suppose un régime politique où le droit des individus a toujours priorité sur les droits collectifs. En régime laïque, l'appartenance préalable à une communauté n'est pas nécessairement contraire au lien politique, mais elle n'est jamais requise par lui : il n'y a pas d'obligation d'appartenance. Et si une appartenance entend priver ses « membres » des droits ou les exempter des devoirs de chacun, l'association politique la combat - on parle alors de communautarisme. On voit alors que, si l'intégrisme peut encore s'accommoder d'une association politique « moléculaire » où les communautés en tant que telles sont politiquement reconnues, il ne peut que haïr celle qui réunit des individus, qui accorde aux communautés un statut juridique jouissant d'une grande liberté mais leur refuse celui d'agent politique ès qualités. Or, chaque fois que le droit des femmes est bafoué ou dénié, c'est sur un fondement qui leur refuse la pleine singularité, une par une, comme sujet du droit et/ou comme sujet moral. Il faut parler ici de la vertu émancipatrice de la laïcité. Je donnerai l'exemple du mariage civil : ses propriétés sont de plus en plus évidemment disjointes de tout mariage religieux ou coutumier et à chaque moment de distinction, la question du droit des femmes est décisive (le consentement libre, le droit d'échapper au mariage arrangé, le droit à l'administration des biens, le droit unilatéral à la contraception, le droit à l'avortement).
La dualité installée par le régime laïque traverse la vie de chacun et rend concrète une respiration redoutée par l'intégrisme. D'une part, le principe de laïcité proprement dit applique le minimalisme à la puissance publique et à ce qui participe d'elle : on s'y abstient de toute manifestation, caution ou reconnaissance en matière de cultes, de croyances et d'incroyances. D'autre part ce principe d'abstention, ce « moment zéro », n'a de sens qu'à libérer tout ce qu'il ne gouverne pas : l'infinité de la société civile, y compris les lieux accessibles au public, jouit de la liberté d'expression et d'affichage dans le cadre du droit commun.
Chacun vit cette distinction concrètement : l'élève qui ôte ses signes religieux en entrant à l'école publique et qui les remet en sortant fait l'expérience de la respiration laïque, il échappe par cette dualité aussi bien à la pression sociale de son milieu qu'à une uniformisation officielle d'État. C'est cette alternance (savoir quand on doit s'abstenir, savoir quand la liberté la plus large s'exerce) qui constitue la respiration laïque, un peu comme une partition musicale. Croire qu'une femme voilée serait incapable de comprendre cette articulation, la renvoyer sans cesse à l'uniformité d'une vie de « maman voilée », c'est la mépriser et la reléguer dans un statut d'intouchable ; c'est aussi désarmer celle qui entend échapper au lissage de sa vie.
Pourquoi cette respiration est-elle favorable aux droits des femmes ? Parce que tout simplement c'est un échappement. Ce point de fuite, tout le monde peut en jouir, mais les femmes y sont particulièrement sensibles parce qu'elles sont particulièrement exposées à l'uniformisation de leur vie, que celle-ci soit forcée ou, presque pire, qu'elle soit consentie sous la forme du confort qu'offre la servitude volontaire. J'ai écrit dans mon livre que le déraciné est le paradigme du citoyen. La laïcité invite chacun à sortir : elle fonctionne comme un dépaysement. Pour les hommes, sortir est un acte auquel on ne pense même pas, il va de soi. Pour les femmes, c'est fondamental : pouvoir sortir sans être sommée à chaque instant de rentrer, s'entendre dire qu'on n'a rien à faire là, ou que si on est là sans avoir rien à faire, c'est qu'on se prostitue. C'est aussi simple que cela : le Promeneur solitaire n'est pas possible sans le Contrat social. Certes le régime laïque n'est pas le seul, heureusement, à rendre possible la sortie des femmes, mais il aménage cette sortie jusqu'à son point de fuite fondamental : sortir aussi de sa propre condition, de l'assignation qui vous y fixe. Car l'assignation, à mon avis, est le point central qui fait obstacle aux droits des femmes. Trop souvent être une femme c'est être assujettie à une appartenance d'autant plus féroce qu'elle se prétend « naturelle ». Cela implique un volet moral - puisqu'il faut que chacun soit capable de s'estimer assez pour se soutenir lui-même, et puisse penser ses appartenances comme des décisions révocables et non comme une destinée implacable.
Le 04/05/2022 à 11:50, aristide a dit :
"On peut avoir la croyance ou l'incroyance qu'on veut, la manifester publiquement, pourvu que cela respecte le droit commun.
Vous manifestez quelque chose en portant un foulard ? Vous portez tel foulard, personne ne pourra rien en déduire. Mais si Djamila porte le même foulard, avec son type oriental si caractéristique que dame nature lui a donné, voilà qu'elle portera un foulard islamique caractérisé... C'est de la discrimination raciale sous couvert de religion et de fausse laïcité.
Le 04/05/2022 à 21:33, aristide a dit :
On peut avoir la croyance ou l'incroyance qu'on veut, la manifester publiquement, pourvu que cela respecte le droit commun.
On est habillé "normalement", sans signe supposé religieux, donc on manifeste son athéisme ? On voit à quel abus d'interprétation la fausse laïcité axée sur l'habit peut mener.
Le 04/05/2022 à 21:41, aristide a dit :
"elle souligne combien la laïcité est favorable aux droits des femmes."
Elles ont surtout le droit de se taire dès lors qu'elles veulent défendre la vraie laïcité.
Ce serait d'ailleurs assez cocasse que ce soit une femme voilée qui serait obligée de donner des leçons de laïcité à nos femmes émancipées dans l'objectif de défendre son droit de porter un voile où et quand bon lui semble (mais pas dans les piscines, où il doit être remplacé par le bonnet de bain, au nom du règlement intérieur des piscines).
Le 04/05/2022 à 21:51, aristide a dit :
" l'élève qui ôte ses signes religieux en entrant à l'école publique et qui les remet en sortant fait l'expérience de la respiration laïque"
Elle fait surtout l'expérience du contresens anti-laïque qui ose se prétendre libérateur des femmes, en les asservissant un peu plus à une minorité sectaire, méprisante, pratiquant la censure sans limite dès lors qu'on ose la contredire, bref tout ce que la Nation a d'intellectuellement de plus détestable.
Le 04/05/2022 à 21:57, aristide a dit :
"Croire qu'une femme voilée serait incapable de comprendre cette articulation, la renvoyer sans cesse à l'uniformité d'une vie de « maman voilée », c'est la mépriser"
Si elle ne comprend pas le tissu d'inepties intellectuelles qui amène à lui demander d'ôter son voile au nom de la laïcité, il faudrait plutôt la féliciter, et cela prouverait qu'elle a gardé intact son intelligence et son bon sens face aux sophismes hideux qu'elle doit affronter.
Le 04/05/2022 à 22:00, aristide a dit :
"Pour les femmes, c'est fondamental : pouvoir sortir sans être sommée à chaque instant de rentrer,"
Quand une fille voilée veut rentrer avec son voile au lycée, et qu'elle veut le garder, elle est sommée de rentrer chez elle.
Le 04/05/2022 à 22:04, aristide a dit :
"et puisse penser ses appartenances comme des décisions révocables"
Il faut concevoir l'appartenance à la fausse laïcité comme une décision révocable... Peuple français, sors de l'hypnose médiatique qui refuse la réflexion et entretient à dessein l'erreur intellectuelle intentionnelle.
Le 04/05/2022 à 11:41, aristide a dit :
"L'affaire des signes religieux à l'école publique (Creil) et ses corollaires (accompagnateurs scolaires, université..),"
Depuis quand un voile est-il un signe religieux par lui-même? On est là dans la libre interprétation anti-laïque si la supposition est prise pour information officielle.
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