Intervention de Catherine Kintzler

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 19 mars 2015 : 1ère réunion
Femmes et laïcité — Audition de Mme Catherine Kintzler philosophe professeure émérite de philosophie à l'université lille iii

Catherine Kintzler, professeure émérite de philosophie à l'Université Lille III :

Les manifestations au sujet du mariage étendu aux personnes de même sexe ont réuni des personnes se battant seulement pour que d'autres personnes n'aient pas de droits, sans que leurs droits propres ne s'en trouvent réduits. Il est possible de pratiquer le mariage de manière religieuse et d'aligner son propre mariage civil sur sa conception religieuse, la loi ne l'interdisant pas.

Nous pouvons raisonner de la même manière avec l'exemple de l'IVG. Moi qui écris au neutre, j'ai été très choquée de l'introduction de la différence entre hommes et femmes dans la Constitution via la question de la parité. Il s'agit là encore d'une assignation à double tranchant. En faisant la loi, nous devrions garder à l'esprit que nous aurions pu avoir le bonheur et le malheur de naître avec l'autre sexe. Par le biais de cette fiction, nous comprenons que le droit d'avoir des enfants et de protéger la maternité dans sa chair et sa pénibilité est aussi le droit des hommes.

Le droit à disposer de son corps est celui des femmes comme celui des hommes. Les hommes accepteraient-ils de ne pas disposer de leur corps s'ils étaient eux-mêmes des femmes ? Accepteraient-ils l'assignation découlant de l'inclusion de leurs gamètes dans leur corps ? Alors que les hommes vivent leur sexuation sous forme d'extériorité, les femmes la vivent sous forme d'inclusion. L'inclusion a coûté très cher aux femmes car elle a été transformée en phénomène moral. Les femmes doivent avoir le droit de ne pas vivre cette inclusion comme telle, même lorsqu'elles sont mères et qu'elles portent un enfant.

À ce titre, il serait intéressant d'interroger des médecins, des policiers et des avocats qui en savent beaucoup sur le sujet. Le déni de grossesse existe mais n'est jamais évoqué. Des infanticides ont toujours été commis. Je travaille également sur l'esthétique, puisque je suis spécialiste de l'opéra français des XVIIe et XVIIIe siècles. Or, l'opéra français comprend plusieurs mythes. De grandes pièces ont par exemple été écrites sur le mythe de Médée, figure maternelle de l'infanticide. Médée tue ses enfants en raison de la haute idée qu'elle se fait d'elle-même, considérant ses enfants comme des obstacles. Elle n'aurait probablement pas pratiqué l'IVG car le fait d'avoir des enfants lui procure un pouvoir sur Jason. Quant aux mythes de Thésée et d'Agamemnon, ils mettent en scène la figure paternelle de l'infanticide : Thésée et Agamemnon tuent leurs enfants en raison de la très mauvaise idée qu'ils ont d'eux-mêmes. Thésée livre Hippolyte à la mort car il lui ressemble. Une extraordinaire pièce de Corneille, Rodogune, met en scène la reine de Syrie, Cléopâtre, qui projette de tuer ses deux fils afin de garder son trône.

Corneille affirme que toutes les mères sont sensibles au mythe de Médée car elles portent toutes en elles le principe qui pousse ces grandes figures à l'extrémité. Nous allons au théâtre pour voir des personnes oser vivre ce que nous n'osons pas nous avouer.

Quoi qu'il en soit, accepter l'IVG signifie accorder à une femme le droit de ne pas être contrainte d'aller jusqu'au déni. L'enjeu de l'IVG réside aussi dans ce droit. Si le sujet du déni de grossesse était porté au théâtre par un auteur du calibre de Corneille, il mènerait à l'infanticide. Il s'agit d'ailleurs davantage d'un évitement. Le droit à l'IVG renvoie une femme à sa singularité et affirme qu'elle n'est pas uniquement une reproductrice. Lorsqu'une femme est autre chose que sa fonction de reproductrice, elle peut assumer celle-ci d'autant mieux.

Les Femmes savantes est également une très grande pièce. Le personnage d'Armande y est confronté à tous les obstacles possibles. Elle voudrait vivre sa vie comme une singularité, mais doit devenir épouse et mère. La figure gagnante de la pièce est la mère, Philaminte, qui crée une académie. Il faut rappeler que dans de nombreuses sociétés anciennes, les femmes ménopausées avaient un statut viril.

Les femmes sont d'autant mieux mères qu'elles vivent l'inclusion de leurs gamètes non sous forme d'intériorité mais de fonction, de devoir et de don, de la même manière que les hommes. Une telle conception serait également positive pour les hommes.

Par ailleurs, l'université est un espace critique. L'école est un espace critique différent, dans lequel il est nécessaire de protéger les enfants. À l'université, on considère que les étudiants sont majeurs et émancipés. De même, l'école n'est pas confrontée à la même circulation des personnes que l'université. Quoi qu'il en soit, j'ai changé d'avis sur l'université. Auparavant, je pensais qu'il n'y avait pas lieu d'y intervenir, l'université étant un espace critique devant être extrêmement libre et soumis au droit commun. De nombreux arguments vont dans ce sens : les étudiants sont majeurs, l'université n'est pas gratuite, même si l'université française est la moins chère parmi les nations ayant une grande tradition universitaire.

Toutefois, des problèmes très graves se posent à l'université, notamment à l'Université de Saint-Denis. Dans le cadre de mon travail au sein de la commission Laïcité du défunt Haut Conseil à l'Intégration, j'ai entendu des témoignages faisant état de menaces de mort, de remise en cause d'une professeure en raison de son sexe, d'interruptions de cours par des personnes souhaitant prier, d'ouverture de salles de prière, etc. Or, il existe un arsenal réglementaire dont les présidents d'université pourraient se saisir pour empêcher les comportements perturbant la sérénité critique du travail. Un professeur ne peut pas, par exemple, corriger une dissertation commençant par « Dieu tout puissant ». Nous revivons le scénario de 1989, où nous avions éludé les problèmes alors que des solutions étaient à notre portée.

Par conséquent, nous sommes contraints de renforcer la réglementation. Je me suis ainsi ralliée à la proposition de réglementer la présence des étudiants en cours et en situation de travail en présence d'un enseignant-chercheur. Cependant, il serait absurde à mon avis d'interdire les signes religieux sur les campus. Les affichages politiques devraient alors également être interdits ! La proposition que je soutiens n'affecte pas la vie universitaire dans toute sa diversité. Elle viserait à assurer la sérénité de l'espace critique et donc la circulation de la parole critique et non pas son assujettissement à un seul livre et à une seule parole, quelle qu'en soit la nature. Toutefois, j'avais également changé d'avis en 2003, pensant à l'époque que la réactivation des circulaires Jean Zay réglerait le problème.

1 commentaire :

Le 05/05/2022 à 12:27, aristide a dit :

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"Un professeur ne peut pas, par exemple, corriger une dissertation commençant par « Dieu tout puissant"

Il peut la corriger, il mettra juste un "hors sujet" dans la marge..

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

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