Mon travail pourrait vous fournir des éléments permettant d'encourager l'enseignement de la laïcité et de l'égalité des sexes. Je vous présenterai le bilan de mes recherches dans ce domaine, puis mes conclusions de citoyenne, féministe et historienne. À titre personnel, je suis très défavorable à l'adoption de lois coercitives interdisant, par exemple, le port du voile au sein de l'université.
J'ai commencé à réfléchir à cette question avant que celle-ci ne se pose de façon prégnante. En effet, l'articulation entre la laïcité et l'égalité des sexes constitue une question récente dans le débat public. Cependant, elle apparaît déjà au XIXe siècle, les féministes réclamant une laïcité plus inclusive à l'égard des femmes ainsi qu'une société plus égalitaire.
Pour autant, l'articulation entre laïcité et égalité entre hommes et femmes ne paraît pas évidente. Le premier avis du Conseil d'État, en 1989, ne portait pas sur l'égalité des sexes : la question du voile à l'école a été traitée à travers les aspects religieux et scolaire. Le débat qui a suivi opposait deux positions très polarisées : d'une part, la laïcité a été évoquée comme un principe indispensable à la préservation des libertés et indissociable de l'émancipation des femmes ; d'autre part, des spécialistes de la laïcité ont lancé des alertes contre le danger d'amalgame. Dans cette logique, on mettait en avant l'argument selon lequel l'articulation entre laïcité et égalité des sexes avait été élaborée a posteriori, la laïcité ne devant pas être indépendante de toute préoccupation relative à l'émancipation des femmes. Seule la dimension juridique de la laïcité était alors retenue, concernant la régulation du religieux dans l'espace public.
En tant qu'historienne travaillant à la fois sur la laïcité et sur l'histoire des féminismes, des femmes et du genre, je me trouvais en porte-à-faux par rapport à ces deux positions, d'autant plus que j'avais mis en oeuvre depuis plusieurs années une réflexion historique en vue d'introduire une histoire des femmes et du genre dans l'histoire de la laïcité, à l'époque abordée à l'aune d'une neutralité masculine. Par conséquent, j'ai souhaité interroger l'histoire de la laïcité à partir de l'histoire des féminismes et des droits des femmes.
Toutefois, il convient de rappeler la différence entre mes conclusions d'historienne et le débat actuel. L'histoire ne constitue pas une leçon directe dans le domaine qui nous réunit aujourd'hui car la problématique de la laïcité est devenue beaucoup plus complexe. En revanche, les liens entre laïcité et égalité des sexes sont certains, la première jouant un rôle important dans l'accès à la deuxième. Pour autant, ces liens ne sont pas univoques. La laïcité et l'égalité des sexes sont deux processus qui ne se réduisent pas l'un à l'autre : ils se croisent, s'ignorent ou s'opposent, convergent ou divergent, selon les moments, les contextes et les thèmes. Quelques exemples historiques illustreront cette complexité et donneront quelques jalons susceptibles de contribuer à une réflexion portant sur la situation contemporaine.
D'un point de vue historique, le terme de laïcité désigne à la fois des régimes juridiques, des options philosophiques, des principes idéologiques et des idéaux. De plus, la laïcité n'est pas un principe donné, mais la conséquence d'un processus socio-historique complexe et de multiples rapports de force ayant abouti, d'une part, à une certaine définition consensuelle, et d'autre part, à un panel d'options plus ou moins divergentes. Elle s'est inventée à la fois contre et avec le catholicisme. Elle se pense désormais dans un paysage religieux pluriel. De ce fait, elle se redéfinira probablement à l'avenir contre et avec l'islam. Quoi qu'il en soit, la laïcité vise à créer un lien social inclusif et une communauté civique. À ce titre, les deux principes fondamentaux que sont la citoyenneté et l'éducation sont liés à la laïcité.
Le mot laïcité n'apparaît qu'au milieu du XIXe siècle, mais le projet d'établir un espace politique, civil et social indépendant de l'emprise du religieux a précédé l'émergence de ce terme. L'état civil a d'ailleurs été créé pour rendre la gestion de la naissance, de la mort et du mariage indépendante du religieux et pour supprimer le monopole du religieux sur la société civile. Quant au terme de laïcisation, il renvoie davantage au processus socio-historique qu'à une définition préétablie. Plusieurs points de vue philosophiques se sont d'ailleurs confrontés sur cette dernière.
Des auteurs ont souligné la différence entre laïcisation et sécularisation. Or, en anglais, les deux termes s'utilisent de manière indifférenciée. À ce titre, des chercheurs américains tentent d'introduire le terme de laïcité en anglais, celui-ci étant entendu sous une acception négative. Dans les pays latins, le terme de laïcisation désigne un processus politique passant par le recours à la loi pour organiser l'espace civique et social, alors que celui de sécularisation évoque un processus de long terme amorcé dès la Renaissance et ayant mené à la création d'un espace cognitif autonome par rapport à l'emprise religieuse. Ce dernier processus serait encore à l'oeuvre dans les domaines culturel et social. Par exemple, les querelles autour du genre générées par la question du mariage pour tous représentaient un moment de sécularisation de la pensée portant sur la différence entre les sexes. Deux conceptions du savoir se sont ainsi confrontées à travers le concept de genre.
En outre, la sécularisation interne est un concept utile issu de la sociologie des religions. Il permet de nommer le processus d'adaptation des mondes religieux à la modernité, à la culture des droits de l'homme - mais c'est plus difficile - à celle des droits des femmes. Cependant, mon travail sur les mouvements féminins catholiques et protestants a mis en exergue une adaptation de ces deux religions à la problématique du droit. Alors qu'elles ont d'abord résisté, la question du droit dans le domaine religieux ne pouvant être posée en raison de la prédominance de la notion de devoir, elles se sont finalement adaptées à l'idée de droit. Une minorité protestante s'est ainsi positionnée en faveur d'un féminisme laïque. Actuellement, convient-il de rétrécir le féminisme sur la base de conceptions très étroites ou de l'élargir, afin, par exemple, d'être plus nombreux à réagir contre le terrorisme ?
De plus, l'usage du concept de genre me paraît nécessaire en ce qu'il permet d'associer des réflexions sur le féminin et le masculin, la féminité et la masculinité, les rôles sexués et la hiérarchie des genres. Il permet aussi de réintroduire la problématique du masculin, les hommes n'étant pas épargnés par la construction sociale et politique qu'est le genre, qui peut aussi caractériser des moments historiques. Par exemple, au moment de la Révolution française, nous sommes passés d'un régime dans lequel les femmes étaient indiscutablement inférieures aux hommes à un régime d'inégalité, dans lequel l'égalité de tous devant la loi était amoindrie par l'instauration d'une inégalité de fait dans le cadre du code civil.
Par la suite s'est installé un régime d'égalité dans la différence entre hommes et femmes, dans lequel les femmes ont accédé à l'égalité parallèlement à la reconnaissance de leur différence. Désormais, nous vivons dans un régime d'égalité des chances et de lutte contre les discriminations. L'acceptation du principe d'égalité a ainsi atteint un autre degré.
En quoi l'influence religieuse perdure-t-elle dans le cadre laïque ? Quelles convergences et divergences existent, et sur quels thèmes ? Il convient parfois de valoriser les convergences, afin de mieux résoudre d'éventuels conflits.
Par ailleurs, des tendances politiques et religieuses s'opposent à l'égalité des sexes. La recomposition des forces pour l'égalité des sexes s'est nourrie de l'appui de minorités religieuses contre des majorités plus ou moins fortes, laïcisatrices et hostiles à l'égalité des sexes. Par conséquent, nous serons toujours contraints de réfléchir en tenant compte de la diversité religieuse.
Le moment fondateur audacieux qu'a été la Révolution française a permis la création d'un espace de laïcisation à travers des cadres institutionnels non religieux et l'affirmation des principes de liberté de conscience, d'égalité de tous les citoyens et du pluralisme religieux. Cependant, il s'est aussi caractérisé par la mise en place d'une politique anticatholique, le catholicisme étant alors considéré comme un ennemi politique.
L'espace civil a rapidement posé la question de la place des femmes : doivent-elles être des citoyennes ? Comment les intégrer à la nation ? Comment les arracher à l'influence cléricale ? Alors que l'inclusion des femmes pouvait être envisagée comme susceptible de contrebalancer l'influence cléricale, leur cantonnement dans la sphère privée pouvait également être justifié en raison de cette influence. Le débat opposant les deux stratégies est alors réellement posé : les droits politiques des femmes sont discutés au moment de la Révolution, de même que l'on s'interroge sur leur éducation. L'idée fondatrice d'une éducation nationale émerge alors, même si elle ne sera pas mise en place, le moment révolutionnaire ne durant que peu de temps. Toutefois, dès lors qu'il est décidé de régénérer et d'éduquer le peuple afin de former les citoyens, la question de l'éducation des filles, au même titre que celle des garçons, est posée.
Par ailleurs, la création de l'état civil et du mariage civil entraîne une politique familiale très audacieuse, les femmes acquérant la pleine égalité civile en 1792. Mais cette égalité n'a pas duré ! Le mariage civil étant un contrat, il permet alors le divorce par la volonté d'un seul des époux. Or, la majorité des personnes qui réclament le divorce sont des femmes. Le divorce a été supprimé en 1816 sous l'influence de la réaction catholique. Il a été rétabli en 1884 selon des modalités moins favorables à l'égalité des sexes.
Rapidement, le débat portant sur la création d'un espace de communauté citoyenne s'accompagne d'une rupture forte avec les normes de genre du christianisme et les principes politiques de l'absolutisme. La hiérarchie familiale est alors remise en question. Les dimensions politiques et religieuses des mesures prises en la matière s'articulent avec l'imbrication des sphères privée et publique.
Néanmoins, la politique mise en oeuvre au moment de la Révolution a été ambivalente. En témoignent l'extrême frilosité à l'égard de l'éducation des filles, le refus, finalement, d'accorder des droits politiques aux femmes et le maintien ambigu d'une idéologie en termes de genres. En effet, s'émanciper d'une grille de lecture chrétienne du genre consistait à valoriser le rôle charnel et affectif de la maternité, conformément à la pensée rousseauiste. Or, la valorisation du rôle d'épouse et de mère exclut la possibilité de penser les femmes autrement que dans ce rôle, alors même que la valorisation de la chair et du corps contraste avec l'idée de péché et culpabilité liée à la chair. L'apport des femmes à la communauté civique se limite à un rôle d'éducatrice et d'épouse de futur citoyen. Une citoyenneté propre leur est ainsi refusée.
En outre, ces ambivalences ont été considérées par les acteurs de la laïcité du XIXe siècle comme un acquis laïque incontestable. Le Code civil, qui remettait en cause les avancées révolutionnaires, notamment les droits civils des femmes mariées, était par exemple toujours présenté comme un monument laïque qu'il convenait de ne pas modifier, sous peine de mettre en péril la laïcité. L'argument laïque joue alors contre l'égalité des sexes, en dépit de la prudence des féministes laïques prêtes à tous les accommodements pour préserver la laïcité.
Certaines personnalités ont eu un rôle considérable, à l'instar de Condorcet. Très connu pour le rôle qu'il a joué dans la Révolution, Condorcet l'est moins pour ses propositions sur l'égalité politique et l'éducation publique mixte. Son projet n'a pas été retenu, mais comportait des arguments qui prouvent l'existence d'un courant de pensée articulant émancipation à l'égard du religieux et égalité des sexes.
Quoi qu'il en soit, l'hostilité à l'égalité est étayée à la fois par des oppositions religieuses et des oppositions laïques. Les féministes constituent donc des dissidences dans chaque camp. L'égalité des sexes inclut des composantes religieuses, de même que ces dernières ont été parties prenantes de l'histoire de la laïcisation. À travers la pluralité idéologique s'ébauchèrent des consensus visant l'affirmation de l'égalité des sexes.
Par conséquent, le féminisme inclut une forme de laïcité consistant à chercher des alliances avec des courants et des options religieux divers. Au cours du XIXe siècle, il a souvent été décidé d'exclure la religion des débats, le tabou de la question religieuse s'installant au sein du féminisme. Dans le cadre de congrès internationaux où les Américaines inscrivaient à l'ordre du jour l'accès des femmes au pastorat, les Françaises refusaient d'aborder le sujet. Or, ce tabou me semble toujours d'actualité : l'évocation de la religion est considérée comme pouvant mettre en danger l'ensemble de la laïcité, nos perceptions des pratiques ou des signes religieux étant exacerbées. J'en ai d'ailleurs rencontré diverses expressions à des époques et sur des enjeux différents.
De plus, la composante laïque féministe devrait être réactivée. Par exemple, au moment de l'élaboration de sa loi sur l'enseignement primaire, Jules Ferry ne distingue pas l'enseignement des filles de celui des garçons, ce qui est exceptionnel en Europe et en Occident. Dans le grand discours sur l'égalité d'éducation qu'il prononça en avril 1870 avant son arrivée au pouvoir, il fit d'ailleurs référence à Condorcet et à John Stuart Mills. Cela est peu connu, mais il était également membre d'un groupe féministe à la fin du Second Empire. En dépit de l'absence d'éducation mixte et malgré les cours de couture pour les filles, la politique de Jules Ferry est égalitaire et laïque. Le mouvement mixte qu'est le féminisme joue le rôle d'aiguillon et de pourvoyeur d'un idéal égalitaire, la laïcité ne générant pas automatiquement de dimension égalitaire. Il serait d'ailleurs essentiel actuellement de mettre en avant des figures masculines et féministes.
J'ai tenté d'analyser l'ensemble des débats portant sur l'égalité des sexes, afin de mettre en exergue les oppositions de parlementaires engagés dans des mouvements catholiques et les sujets sur lesquels l'engagement religieux ne joue pas. Mon travail consiste aussi à montrer que la chronologie de l'articulation entre laïcité et égalité des sexes diffère de celle d'une histoire plus restrictive de la laïcité. Par exemple, la loi de 1905 est très souvent présentée comme absolument déterminante de l'histoire de la laïcité, car elle régit le religieux dans l'espace public.
Toutefois, le volet égalitaire de la laïcisation a émergé bien avant cette loi. De plus, la séparation des Églises et de l'État n'était pas essentielle, mais s'est imposée à un moment donné. La loi prévoit le désengagement de l'État de la gestion du religieux, l'État ne finançant plus aucun culte. La laïcisation, en tant que très profonde transformation de la médecine, de l'éducation et de l'espace civil, s'est instituée bien avant la séparation des Églises et de l'État. Cette dernière représente un degré supplémentaire de désengagement de l'État du religieux, mais ne fonde pas la laïcisation de l'espace culturel.
Cela explique que des pays ne connaissant pas une telle séparation peuvent être bien plus avancés sur la question des droits des femmes. En effet, dès lors que le religieux est traversé par une dynamique de sécularisation interne, il peut être un acteur favorable aux droits de l'homme et des femmes. À ce titre, la séparation des Églises et de l'État est un moyen, non un objectif. Or, elle souvent présentée dans le débat social comme un principe intangible dont découleraient de nombreuses conséquences.
Une fois la laïcité imposée par la loi de 1905, les catholiques s'y sont progressivement ralliés. Leur ralliement a été acquis dès l'entre-deux-guerres. Dès lors, les débats autour des différentes conceptions de genre et les lois en faveur de l'égalité des sexes se sont inscrits dans le cadre laïque, le lien entre laïcité et égalité des sexes devenant de nature démocratique. La laïcité n'a plus été remise en cause. Elle a été investie pleinement par des groupes et courants contradictoires ayant leurs propres conceptions du genre.
Par exemple, la force conservatrice catholique n'est plus focalisée sur le cadre laïque, mais sur les moeurs. Paul Bureau, l'un des premiers catholiques ralliés à la laïcité, se prononça en 1907 en faveur de la séparation des Églises et de l'État et publia un livre important sur le gouvernement des moeurs. Le catholicisme conservateur a investi la laïcité en devenant un acteur politique, de contrôle des moeurs et d'opposition, par exemple à la loi défendant la contraception. Sur le sujet, il a été allié à un courant laïque.
C'est pourquoi l'idée de pacte laïque, à laquelle j'associe l'idée de pacte de genre, me semble importante. Afin d'éviter toute guerre civile ou politico-religieuse, des compromis et des alliances se forment autour de la restriction de l'égalité des sexes. Très souvent, ce principe fait consensus et a permis aux forces politiques et religieuses de travailler ensemble. À ce titre, le conservatisme de genre a joué le rôle de ciment de la laïcité, qui témoigne ainsi de ses effets ambivalents.
De même, au cours de l'entre-deux-guerres, le catholicisme a accepté de façon ambiguë la citoyenneté des femmes et a politisé, massivement et avec succès, une partie des mouvements politiques féminins. Ce fait remonte d'ailleurs à l'affaire Dreyfus. Les féministes laïques demandèrent à leurs partenaires politiques de mettre en oeuvre la même démarche, à travers la création de commissions féminines ou l'éducation politique des femmes, par exemple. Alors que les catholiques ont pris conscience de l'importance de la citoyenneté des femmes, les laïcs n'ont pas avancé dans ce domaine, toute concession en la matière étant considérée comme dangereuse. La mixité politique était jugée impossible, les femmes étant sources de désordre et d'irrationalité en raison d'une nature considérée comme différente. L'association de l'irrationnel, du religieux et des femmes persistait encore !
La concurrence et la convergence entre les différents courants politiques ont un effet paradoxal en France. La majorité laïque se positionnait contre les droits politiques des femmes. En témoigne la peine avec laquelle l'ordonnance d'Alger a été adoptée en 1944. Au contraire, les radicaux ont soutenu les droits civils, qui ont eu davantage d'influence, en fait, sur la vie quotidienne des femmes que l'égalité politique. En effet, ces droits civils concernaient l'autorité de la femme sur ses enfants, le droit de partager les décisions avec le mari, etc. Auparavant, en cas de conflit conjugal, les femmes souffraient lourdement de leur incapacité juridique. C'est pourquoi les droits civils étaient essentiels.
Les féministes ont proposé aux radicaux de progresser sur cette voie et ceux-ci ont accepté des concessions, sans admettre toutefois l'égalité politique. La loi du 18 février 1938 portant modification des textes du code civil relatifs à la capacité de la femme mariée a cependant été édulcorée, les catholiques imposant la notion de chef de famille et le partage de l'autorité parentale étant abandonné. Au contraire, les catholiques et les mouvements féminins catholiques se sont mobilisés dans les années 1930 en faveur des droits politiques, mais contre l'égalité civile. En raison de cette concurrence, la situation des femmes n'a pas évolué, ou très lentement. Les différences entre courants politiques étaient surmontées grâce à l'exclusion des femmes. L'anthropologie a d'ailleurs mis en exergue le rôle du bouc émissaire comme ciment négatif d'une société. Aujourd'hui, nous pouvons nous demander à quoi se réfère la figure féminine voilée dans notre imaginaire politique. De même, est-ce utile de nous focaliser sur l'exclusion et de surinterpréter ce signe ? Quelle communauté laïque formons-nous ?
Par ailleurs, le mouvement d'émancipation et de libération des femmes des années 1970 ne s'est pas créé au nom de la laïcité. Si un anticléricalisme est parfois revendiqué, la religion n'est que très peu évoquée. Par exemple, Le Deuxième sexe remet en cause les fondements de la misogynie et de l'inégalité à travers la dénonciation du patriarcat. Ce dernier se fonde sur une histoire extrêmement longue : s'il englobe le patriarcat religieux, il n'en est pas exclusif. En revanche, les observateurs religieux ont considéré l'essai de Simone de Beauvoir comme une attaque frontale.
Or, le mouvement d'émancipation des femmes a visé essentiellement à faire adopter des lois favorables aux droits des femmes à partir d'une formulation politique d'une domination considérée comme relevant de la sphère privée. Des confrontations avec des courants religieux sont de ce fait survenues. Lors de la découverte de la pilule du lendemain, le Vatican est intervenu pour la faire interdire, alors que son utilisation s'appuie sur une préoccupation de santé publique.
Ainsi, la laïcité constitue un recours contre une injonction religieuse. Le débat sur la clause de conscience en matière d'IVG illustre ce point. À ce sujet, des options religieuses et des options laïques s'opposent frontalement. Dans ce cas, la laïcité soutient le droit des femmes, l'idée d'égalité et contribue à une forme de sécularisation de la pensée et du savoir. En effet, elle permet de formuler autrement certaines questions, afin de les extraire d'une conception de la vie que l'on peut considérer comme univoque.
Par ailleurs, j'ai découvert l'importance des théologies féministes. Dans les années 1980, des courants féministes chrétiens, juifs et musulmans ont émergé pour devenir parties prenantes du changement égalitaire. Ils sont acteurs du féminisme, à la fois de l'intérieur, pour réformer la théologie ou s'en dissocier, et de l'extérieur, à travers le soutien apporté à certaines lois. De nombreuses dissidences religieuses féministes sont issues du monde protestant. Des catholiques féministes américaines furent pourtant pionnières en matière de théologie féministe, dès la fin des années 1960.
La question du voile n'a pas été immédiatement reliée à celle de l'égalité des sexes. Cependant, la population féminine étant exclusivement concernée, interdire le voile revient à interdire aux filles voilées d'aller à l'école. Ce point doit être pensé dans un souci d'égalité des sexes.
Le voile a été analysé comme une menace contre la République et contre ses principes émancipateurs. Dès lors, la problématique de la laïcité a été revisitée de façon multiple et contradictoire. Le courant représentant une laïcité plus ferme et souhaitant évacuer un aspect religieux trop affirmé dans l'espace scolaire et dans l'espace public l'a emporté. Ce courant souhaite étendre encore cette interdiction, sous couvert d'égalité des sexes, point qui me paraît discutable.
En effet, plusieurs travaux ont démontré la polysémie du voile. De même, la focalisation sur un signe religieux exclusivement féminin est problématique et repose sur l'idée selon laquelle le religieux féminin serait plus dangereux que le religieux masculin. Or, la militarisation religieuse est essentiellement masculine, bien que des femmes y soient parfois associées. De plus, la laïcité coercitive pourrait jouer contre les autres objectifs de la laïcité que sont la protection du lien social et du facteur de cohésion, l'intégration, le pluralisme et la diversité.
La polysémie du voile a largement été démontrée. Elle renvoie aux changements internes de l'islam dont elle est l'un des marqueurs et qui s'observent au niveau mondial, dans un contexte de mondialisation et de reconfiguration des rapports Nord-Sud. Des signes découlant d'une volonté de reconnaissance émergent, les pays occidentaux n'étant plus les seuls maîtres du monde et le caractère universel de la pensée occidentale étant remis en cause.
La mutation de l'islam dans ses différentes composantes s'accompagne d'un processus de re-confessionnalisation d'un « croire » jusque-là resté davantage culturel ou coutumier. Le processus s'opère par différents moyens, notamment le retour à des fondamentaux et le marquage fort de l'appartenance de genre et de la distinction des sexes. Ce phénomène pourrait s'apparenter au réveil protestant du début du XIXe siècle. Le mouvement est mondial et se caractérise notamment par un fort investissement des femmes.
Il affecte aussi les sociétés européennes dans lesquelles des minorités musulmanes se sont installées durablement. Il nécessite des aménagements, afin que le respect de la liberté de leur culte soit effectif. Ces aménagements étant encore en cours, nous sommes dans une période de transition. Or, dans le cadre d'une société démocratique et laïque, il convient de reconnaître que le port du voile ne s'inscrit pas majoritairement dans une perspective hostile à l'égalité des sexes, même si des pratiques de distinction des sexes et de séparation des sphères peuvent être identifiées.
En outre, le religieux constitue une ressource personnelle et une forme d'épanouissement personnel, quelle que soit la confession. Le développement personnel et le souci de soi traversent le religieux, y compris le religieux musulman, beaucoup plus divers et déstructuré que nous ne l'imaginons. D'ailleurs, le port du voile répond au « bricolage religieux » évoqué par la sociologue des religions Danièle Hervieu-Léger. Il ne s'inscrit pas en dehors de notre modernité, mais dans un paysage religieux qui devient de plus en plus complexe. Les personnes concernées ne disposent pas toujours d'un important savoir religieux mais cherchent à réinventer le « croire ». Ce dernier leur procure une force sociale leur permettant de s'intégrer à une communauté plus large.
Par ailleurs, des paroles féministes musulmanes se sont affirmées plus nettement. En témoigne l'arrivée récente du mot « féminisme » dans la langue arabe. Les féministes musulmans étaient minoritaires et s'inscrivaient initialement quasiment exclusivement dans un cadre religieux. Le terme de féminisme n'était de ce fait pas utilisé. Or, depuis dix ans, probablement en réaction à un radicalisme réactionnaire et antiféministe et à force de confrontation avec le féminisme occidental ou non religieux, le discours féministe musulman s'est plutôt radicalisé.
Bien que toutes les femmes voilées ne soient pas féministes, la parole féministe musulmane est importante et doit être entendue. En effet, dans tous les mouvements religieux, les groupes féministes cherchent à concilier égalité des sexes, démocratie et religion. Ils ont ainsi contribué aux transformations des religions. Seul un dialogue entre la laïcité et la dissidence religieuse peut créer des modalités de dialogue avec la population musulmane, le recours à des médiateurs est désormais indispensable. Des groupes féministes musulmans ou des intellectuels peuvent être des médiateurs autour d'un projet de lutte contre le terrorisme, par exemple. Il convient de jouer cette carte, plutôt que de penser qu'une parole s'exprimant au nom de l'islam à propos des femmes serait forcément anti-laïque.
En outre, la laïcité se doit d'exercer une vigilance contre toute offensive cléricale à l'encontre du droit des femmes et de l'égalité des sexes. L'ethos laïque et égalitaire doit être affirmé, permettant ainsi l'étude de nombreuses questions, comme celle de la remise en cause de la clause de conscience dans le cadre de l'IVG ou celle de l'homoparentalité. D'autres façons d'en rendre compte peuvent être envisagées. En témoignent les auditions auxquelles il a été procédé au Sénat dans le cadre de la loi sur le « mariage pour tous », qui sont de grande qualité. Ainsi, différents interlocuteurs se sont exprimés sur cette question. Par exemple, l'audition d'enfants de couples de même sexe était totalement inédite. Bien que notre société estime pouvoir résoudre ce type de problème en excluant l'aspect religieux de l'espace commun, engager un dialogue avec ses différents représentants me semble préférable.
Par ailleurs, la gravité de la situation mondiale et le terrorisme ne pourront être combattus que via une union sacrée des forces combattant le terrorisme et la radicalisation. Je suis d'ailleurs sensible à la proposition de qualifier les terroristes de djihadistes plutôt que d'islamistes radicaux, l'islamisme radical n'étant pas forcément belliqueux. Détourner les jeunes de banlieue de la tentation de rejoindre les rangs de l'État islamique ne peut se faire sans le soutien de leur propre milieu. Plus nous excluons, moins nous pouvons faire porter la parole que nous souhaitons diffuser.
Le temps est venu de comprendre la polysémie des pratiques religieuses et de distinguer le pacifique du belliqueux. Le temps du dialogue est venu, les accommodements n'ayant jamais posé problème ne devant pas être remis en cause.
L'idée que la laïcité serait menacée nous détourne de la réactivation du potentiel de la laïcité comme vecteur de démocratisation et de lien social. Elle est d'ores et déjà forte d'une épaisseur dont les différents groupes religieux se sont accommodés. À ce titre, proposer un repas végétarien ou des menus différents dans les cantines scolaires ne paraît pas anormal. Il convient de dédramatiser et de faire confiance à nos sociétés pour inclure les citoyens. Nous ne sommes pas assiégés à l'intérieur de nos frontières et nous disposons de toutes les réponses nécessaires. Par exemple, si quelqu'un se positionne contre les droits des femmes au nom de son ethos religieux, nous pouvons nous y opposer.
Par conséquent, la laïcité peut être un facteur de dialogue social et d'évitement de la guerre civile que souhaitent nos pires ennemis.
Le 05/05/2022 à 12:52, aristide a dit :
"car la problématique de la laïcité est devenue beaucoup plus complexe."
À force de dire n'importe quoi dessus, c'est devenu une jungle inextricable de contresens, d'erreurs, de mensonges...
Le 05/05/2022 à 13:07, aristide a dit :
"Cependant, la population féminine étant exclusivement concernée, interdire le voile revient à interdire aux filles voilées d'aller à l'école."
En revanche, on ne demande pas aux jeunes musulmans barbus de se raser la barbe (signe de religion évident et ostentatoire...) avant d'aller en cours. La fausse laïcité développe l'inégalité des sexes...
Le 05/05/2022 à 13:16, aristide a dit :
"La polysémie du voile a largement été démontrée. Elle renvoie aux changements internes de l'islam dont elle est l'un des marqueurs et qui s'observent au niveau mondial,"
Une fois, en sortie scolaire, il y avait une accompagnatrice scolaire, d'origine arabe, et de type très oriental, qui ne portait pas de voile. Or, voilà qu'il se mit à pleuvoir. Désirant protéger ses cheveux, la candide sort un foulard et le met le met sur sa tête... On aurait dit qu'une femme portant le foulard islamique était subitement apparue dans le groupe... Je suis sûr qu'elle aurait bien aimé participer au débat sur la polysémie du voile islamique...
Le 08/05/2022 à 12:39, aristide a dit :
"L'idée que la laïcité serait menacée nous détourne de la réactivation du potentiel de la laïcité comme vecteur de démocratisation et de lien social. "
Elle est menacée par ceux-là mêmes qui prétendent la défendre.
Le 08/05/2022 à 12:54, aristide a dit :
"Elle est d'ores et déjà forte d'une épaisseur dont les différents groupes religieux se sont accommodés. À ce titre, proposer un repas végétarien ou des menus différents dans les cantines scolaires ne paraît pas anormal."
Je ne vois pas où est l'épaisseur si vous autorisez les radicaux religieux à imposer leur choix dans les cantines. Pourquoi alors ne pas les autoriser à remettre en cause l'égalité homme/femme ? Ou à interrompre les cours parce que c' est 'heure de la prière ? La laïcité n'est pas négociable, c'est tout ou rien.
Le 05/05/2022 à 12:32, aristide a dit :
"À titre personnel, je suis très défavorable à l'adoption de lois coercitives interdisant, par exemple, le port du voile au sein de l'université."
L'abrogation de la loi anticonstitutionnelle de 2004 est une nécessité légale.
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