Intervention de Philippe Portier

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 9 avril 2015 : 1ère réunion
Femmes et laïcité — Audition de M. Philippe Portier directeur d'études à l'école pratique des hautes études paris-sorbonne directeur du groupe sociétés religions laïcités grsl

Philippe Portier, religions, laïcités (GRSL) :

directeur d'études à l'École pratique des hautes études (Paris-Sorbonne), directeur du Groupe sociétés, religions, laïcités (GRSL). - Je vous remercie, Madame la Présidente, de votre invitation et suis très heureux d'être parmi vous aujourd'hui. J'ai participé la semaine dernière à une mission en Algérie, où j'ai donné deux conférences dans le cadre des instituts français de Constantine et d'Alger, qui en avaient fixé le thème. On m'avait demandé de parler de la laïcité comme « concept migrateur », en envisageant ses déplacements à travers le temps et l'espace. Le public était parfaitement francophone, de tous âges, manifestement intellectuel, très éloigné des polarités islamisantes de la société algérienne. Il se composait à parts à peu près égales d'hommes et de femmes.

Les mêmes questionnements, nombreux, sont venus à Constantine et à Alger : ils ont porté sur la question de la reconnaissance des arguments religieux dans le débat public français. Plusieurs des auditeurs se sont étonnés du fait que nous attachions, en France, si peu d'importance, dans le débat public, à la réflexion des grandes organisations religieuses. Les uns et les autres faisaient référence à la controverse autour du « mariage pour tous ».

L'auditoire a abordé surtout la question de la reconnaissance des identités religieuses par notre système juridique. De nombreuses interventions ont pointé les différences entre les modèles de sécularité en Europe. L'idée principale était que contrairement à d'autres pays comme l'Angleterre, l'Allemagne, l'Italie et même l'Espagne, nous développions en France une conception quelque peu autoritaire de la laïcité.

Cette remarque faisait référence aux femmes et j'en viens donc par ce point au coeur même de votre sujet. En effet, en contradiction avec ses principes proclamés, la France, à travers sa législation sur les signes religieux, aurait condamné les femmes à adopter des comportements uniformes, sans tenir compte de leurs attachements identitaires. La question suivante m'a été posée : ne se servirait-on pas, en France, de la laïcité, que l'on rattache souvent à un idéal de liberté, pour contrarier l'autonomie, celle des femmes notamment, qu'elle prétend pourtant défendre ? La réponse à cette question n'est pas simple, mais elle peut trouver à s'éclairer, me semble-t-il, par une « remontée rétrospective » dans l'histoire de notre République laïque.

Il me semble que, des années 1880 à aujourd'hui, trois modèles permettent de rendre compte de la relation entre laïcité et droits des femmes. Une première phase, s'étendant de 1880 à l'après Seconde Guerre mondiale, laisse subsister le principe de hiérarchie. Malgré Condorcet, malgré John Stuart Mill, on est encore dans le schéma de la « différence sans égalité » propre aux sociétés traditionnelles.

Une deuxième phase, des années 1960 aux années 1990, consacre en revanche le principe d'égalité et probablement, pour parler comme Camille Froidevaux-Metterie, une politiste qui a publié récemment La Révolution du féminin, le principe de convergence des sexes. On s'appuie alors sur la laïcité pour affirmer le droit des femmes à l'autonomie, sans remettre en cause cependant la possibilité pour elles d'affirmer leurs différences religieuses. C'est le schéma que j'appellerais schéma de « l'égalité dans la différence ».

Puis il y a une troisième phase, sur laquelle, probablement, vous vous interrogez le plus, qui court depuis les années 1990 jusqu'à aujourd'hui, et qui semble avoir modifié la donne, au nom même du principe d'égalité. On en vient, dans le discours public, comme dans les normes juridiques, à vouloir effacer l'identité religieuse lorsqu'elle semble contraire à notre définition sociale de l'autonomie. On fait valoir alors le schéma de « l'égalité sans la différence ».

Voilà les trois phases que je voudrais explorer en m'arrêtant tout d'abord sur le premier modèle, celui du schéma de la « différence sans égalité », marqué par la survivance du principe de hiérarchie. À propos de la survivance du principe de hiérarchie, je vais rappeler une chose toute simple : les républicains, lorsqu'ils arrivent aux affaires à la fin des années 1870, établissent d'emblée un nouveau contrat social fondé sur le principe de laïcité. Celui-ci repose tout d'abord sur une structure axiologique des valeurs. Il s'agit, pour Gambetta, de terminer la Révolution française en promouvant la laïcité qui vise à déconstruire la civilisation de l'hétéronomie, la civilisation de la dépendance que les régimes du XIXe siècle ont maintenu (c'est en tout cas ce que disent Gambetta et Ferry), pour instaurer une cité de l'émancipation dans laquelle chacun vivrait à distance des énoncés dogmatiques, sur le fondement de la seule loi de la raison autonome.

À cette composante axiologique, primat donc de la raison sur le dogme, et très inspirée par l'universalisme de Kant, s'ajoute une composante institutionnelle. Comment se dissocier du dogme des religions établies - surtout d'ailleurs du dogme de la religion catholique, de plus en plus enfermé dans son intransigeance au XIXe siècle ? Tout simplement en séparant : le grand thème de la séparation vient de là. Placer les institutions publiques à part des institutions religieuses. On le voit très vite dans le cadre de la législation scolaire des années 1880, mais aussi dans le cadre de la législation plus globale qui introduit la séparation des églises et de l'État en 1905.

Quelques précisions s'imposent pour fixer les idées, car nous allons voir que notre laïcité actuelle n'est plus celle de 1905, contrairement à ce que l'on dit souvent.

La loi de 1905 est conçue fondamentalement comme une loi de liberté, qui prolonge la loi de 1881 sur la liberté de presse, la loi de 1884 sur les syndicats et la loi de 1901 sur les associations. Cette loi repose sur deux grands principes, à partir desquels nous organisons généralement notre pensée sur la laïcité :

- le premier point, c'est l'affirmation de la liberté du sujet dans l'ordre des convictions et des croyances : liberté du sujet qui s'incarne dans la liberté de conscience, elle-même prolongée par la liberté de religion ;

- le second point, très important dans le cadre de note système laïque, est l'affirmation de neutralité de l'État : l'État ne doit reconnaître, au sens philosophique comme au sens juridique du terme, aucun culte et donc ne favoriser, dans la société, explicitement, aucune communauté de croyance. L'égalité est au coeur de notre principe laïque.

Il faut préciser d'emblée - comme je le disais tout à l'heure - que cette loi s'impose contre des visions beaucoup plus restrictives de la laïcité. Deux écoles font obstacle à cette loi de 1905 tout en acceptant la séparation : une école de l'irréligion marquée souvent par des socialistes d'origine blanquiste, et puis une école du contrôle de la religion, du contrôle de l'Église, qui vise non son éradication mais sa contention. C'est l'école de Combes, qui n'est pas, contrairement à ce que l'on peut entendre, en contradiction avec les principes de la loi de 1905, même s'il en a été l'un des adversaires souvent les plus résolus. Notre loi de 1905 est donc une loi de liberté qui trouve à s'inspirer d'Aristide Briand, de la pensée de Jean Jaurès et qui défend une conception large et ouverte de l'accueil des religions dans la société politique.

Ce modèle, et j'en viens à notre question centrale, vise donc à détacher l'être politique de la norme religieuse. On aurait pu en attendre une remise en cause du statut de minorité dans lequel les gouvernements précédents, en lien avec la culture religieuse dominante, avaient fixé les femmes. Ce n'est pas en fait ce qui va se passer. Tout en faisant référence, contre la civilisation aristocratique, aux progrès de l'égalité, les républicains vont maintenir globalement le contrat sexuel antécédent fondé sur l'affirmation de la différence des sexes, sans reconnaître en droit leur égalité. Certains droits, assez inédits bien sûr, sont reconnus aux femmes, mais dans certaines limites. D'autres, en revanche, leurs sont totalement refusés.

Les droits reconnus aux femmes touchent principalement le domaine de l'éducation, sans qu'il faille d'ailleurs exagérer la part innovante de la République dans cette affaire car déjà Guizot, Falloux, Duruy avaient ouvert la possibilité d'une éducation féminine. Des textes très importants sont adoptés : les lois Jules Ferry, en 1882, rendant obligatoires l'instruction et l'enseignement public laïque mais aussi la proposition de loi de Camille Sée, adoptée le 21 décembre 1880, qui ouvre l'enseignement secondaire, et non plus seulement l'enseignement primaire, aux jeunes filles.

On pourrait trouver cela formidable, penser que c'est l'égalité qui se profile ! En réalité, lorsqu'on lit les textes des pédagogues de l'époque, on s'aperçoit que le modèle idéal de la femme tel qu'il est promu par le système éducatif de la IIIe République reste finalement un modèle très traditionnel : il s'agit de former des femmes modèle de vertu, de probité, de sérieux, destinées au service du foyer, des enfants, du mari. On évite soigneusement de les positionner dans la perspective de l'insertion professionnelle, et encore moins dans la perspective de l'insertion politique. Il s'agit d'assurer les bases de la République à partir du foyer familial organisé autour du rôle traditionnel de l'épouse.

Si ces droits-là sont reconnus aux femmes, d'autres leur sont en revanche refusés. On pourrait parler des droits civils - la République ne remet pas en cause l'incapacité juridique des femmes, héritée du code Napoléon, des droits politiques - les femmes n'accèdent pas au suffrage. Il faudrait aussi évoquer, c'est un point particulièrement important aujourd'hui, les droits sexuels et reproductifs. On ignore souvent qu'à la fin du XIXe siècle, il y a toute une école néo-malthusienne qui préconise la libre maternité.

Les républicains refusent de faire droit à cette revendication en estimant qu'elle conduirait, si elle se traduisait en normes juridiques, à fixer les femmes dans une sorte d'immoralité coupable et qu'elle pourrait porter atteinte - c'est le grand thème de la Nation - à la démographie de notre patrie, ce qui affaiblirait donc la place de la France dans le concert des puissances internationales.

Au total, la laïcité, dans la première phase de son histoire, laisse donc les femmes à l'écart du projet d'émancipation porté par la République. On continue - c'est je crois un point très important - de déléguer au catholicisme, dans une sorte de « catho-laïcité », la gestion de nos existences intimes, et en particulier le discours sur la distribution des qualités et des fonctions de « genre ».

Cette idée du partage entre le privé - délégué à l'empire de la religion - et le public - laissé finalement à l'empire de la raison - marque de manière très nette l'imaginaire social et la réalité juridique de la IIIe République jusqu'aux années 1940.

Ce modèle va bientôt s'effacer. Tâchons d'en comprendre les causes : nous allons voir apparaître, après la « survivance du principe de hiérarchie », une deuxième phase que je qualifierai de phase de la « consécration du principe d'égalité ».

La république laïque change alors de régime et on entre, de manière très nette, à partir des années 1945-1950, avec une accélération dans les années 1960, dans un mouvement général de restriction des contraintes, d'affirmation des autonomies, sans remise en cause cependant de la liberté de choix des femmes attachées à leurs normes religieuses. L'égalité s'affirme alors, comme je le disais - c'est un second modèle - dans le respect de la différence, et notamment de la différence religieuse : égalité « et » différence.

Reprenons ici des choses bien connues à partir des rubriques déjà envisagées. S'agissant des droits civils : fin de l'incapacité civile en 1938, puis dans les années 1970, une ouverture très conséquente du droit civil culminant peut-être dans le partage de l'autorité parentale et dans le divorce par consentement mutuel, que la IIIe République avait toujours refusé. Je n'insiste pas sur l'ouverture aux femmes des droits politiques : droit de suffrage et d'éligibilité prolongé par les lois sur la parité. Nous reviendrons tout à l'heure sur les droits sexuels et reproductifs, contraception et avortement, puis sur la dépénalisation de l'homosexualité et sur les lois bioéthique de 1994. S'agissant enfin des droits religieux, on constate là aussi une extension des autonomies avec l'ouverture de l'espace scolaire, qui était fermé depuis les circulaires Zay de 1936-1937, au port des signes religieux en 1989, à la suite de l'avis du Conseil d'État de novembre 1989.

Une question se pose, qui va nous permettre de dégager des généralités : pourquoi n'avons-nous pas pu entrer dans cette logique de l'égalité pendant la première phase, que j'ai qualifiée de « phase du principe de hiérarchie » ? La seconde question qui vient de manière logique est : pourquoi avons-nous pu le faire à partir des années 1960-1970 ?

Je commencerai par le premier point : pourquoi la laïcisation ne s'accompagne-t-elle pas, au tournant des XIXe et XXe siècles, d'une reconnaissance des droits des femmes ?

Il me semble que deux éléments ont joué : tout d'abord des motifs d'ordre stratégique. On estime souvent - ils l'affirment d'ailleurs eux-mêmes - que les républicains entendent maintenir un pacte implicite avec les catholiques, en espérant que cette législation restrictive sur le terrain de la famille contribuera à les enraciner dans la République. C'est le mot fameux de Jules Ferry dans une lettre à sa propre épouse : « Je suis l'élu d'un peuple qui aime ses processions et ses reposoirs ». Il estime précisément qu'il ne faut pas bousculer la conscience commune de la nation. Mais ce serait faire peu de cas de l'imaginaire culturel qui porte alors encore les républicains. La laïcisation française se fait dans le cadre d'une culture qui demeure, en son fond, profondément catholique. Ce n'est d'ailleurs pas simplement la société qui demeure catholique, mais les élites elles-mêmes. La sécularisation de la France n'est pas telle alors qu'on puisse en tout égaliser les statuts, et cela vaut en particulier pour ce qui concerne la question familiale.

Il est tout à fait intéressant de lire les textes de Ferry et de Gambetta sur cette question. On s'aperçoit alors que les catégories kantiennes, qui étaient elles-mêmes le prolongement des catégories thomistes du XIIIe siècle, qui elles-mêmes étaient les catégories d'Aristote au IVe siècle avant Jésus-Christ, se prolongent dans la pensée des républicains français du XIXe siècle. Séparation des sensibilités et des essences - l'homme est d'abord rationnel, la femme est d'abord sensible - correspondant à une séparation des espaces : puisque l'homme est rationnel, il a vocation à s'inscrire dans le cadre de l'espace public ; parce que la femme est sensible, on la maintiendra d'abord dans le cadre du gynécée, dans le cadre d'un espace dédié au service du mari et à l'éducation des enfants. C'est un point qui a été relevé par Hannah Arendt et qu'on voit particulièrement à l'oeuvre quand on lit les textes de nos républicains.

Une seconde question se pose : pourquoi le modèle laïque s'ouvre-t-il à partir des années 1950-1960 à cette évolution égalitaire dont je viens d'évoquer rapidement les traits ? Là encore, deux éléments me semblent jouer : il se produit tout d'abord un tournant lexical et, d'autre part, un tournant culturel que nous avons évoqué au début de cette réunion.

Quel est ce tournant lexical ? Surtout à partir des années 1970, la laïcité en tant que mot trouve une extension sémantique, un enrichissement conceptuel tout à fait inédit. On estime alors que la laïcité ne doit pas se référer simplement à une modalité de la séparation institutionnelle. La laïcité, ce n'est pas simplement la séparation entre un État qui veut s'affirmer dans sa souveraineté, et une Église qui lui contesterait cette autonomie. Lorsqu'on lit les textes des années 1970, on voit que la laïcité excède le thème de la séparation institutionnelle. On s'aperçoit alors que la laïcité prend une autre valeur dans le débat public français, y compris parmi nos parlementaires : la laïcité répond à un concept d'ordre culturel. Il y a laïcité lorsque la culture et les normes qui en résultent se détachent de la loi religieuse elle-même. Ce sont les valeurs, celles en particulier qui gouvernent les choix intimes, qu'il faut extraire du dispositif des censures religieuses, et pas simplement les institutions politiques. On va donc beaucoup plus loin dans l'exploration du concept de laïcité. Dans ce cadre, la laïcité peut apparaître comme une ressource au service de l'égalité des sexes.

Évidemment, s'il s'est produit ce tournant lexical, c'est parce qu'il s'est opéré un tournant culturel. Notre société des années 1960-1970 n'est plus celle des années 1880-1890. Elle a approfondi son processus de sécularisation. On touche là à un concept fondamental de sociologie des religions que l'on peut appliquer à la situation française à partir d'une périodisation. Les années 1880-1890 marquent une première phase de la sécularisation, c'est-à-dire une phase de perte de pertinence du référent religieux. Dans un premier temps, la sécularisation concerne l'ordre politique seulement : nous sommes en effet dans une phase de laïcisation où les institutions se défont de la tutelle de l'institution catholique. La sécularisation correspond, sur le terrain politique, à un processus de laïcisation.

À partir des années 1970, les choses deviennent plus sérieuses : ce ne sont pas simplement les institutions qui se détachent de la religion catholique, ce sont les cultures elles-mêmes. Les sociologues aiment parler, pour décrire cette période des années 1960-1970 qui trouve, comme l'a montré Henri Mendras, son point d'orgue dans cette année 1965 qui annonce 1968, d'un processus « d'exculturation ». L'ensemble des catégories mentales, l'ensemble des tissus culturels venus du plus profond de nos christianismes médiévaux, ce tissu-là, cet ensemble de normes implicites, se détache alors de la conscience commune qui trouve dans le seul principe d'autonomie de quoi attacher sa propre existence. On voit bien qu'il y a là une dissociation entre la société française en sa culture nationale et une culture catholique qui, jusque dans les années 1940-1950, marque encore l'ensemble de la culture nationale.

Un signe ne trompe pas : les rapports de sexe, on les plaçait hier dans l'ordre intangible des réalités naturelles. Tocqueville, par exemple, s'intéresse beaucoup dans les années 1840-1850 au processus d'égalisation des conditions, mais il estime toujours qu'il y a un élément, une sphère qui ne sera jamais touchée par le principe d'égalité des conditions, c'est la sphère de la famille.

Et voici précisément que dans les années 1950-1960, on estime que même la famille peut faire l'objet d'un processus de démocratisation. Peut-être avez-vous présent à l'esprit ce slogan des années 1960-1970, « privacy is political » : même l'intimité devient politique, c'est-à-dire susceptible d'entrer dans la sphère de notre délibération publique, c'est-à-dire susceptible de faire l'objet d'un travail législatif de reconfiguration de ses formes. Jamais les républicains de la IIIe République n'auraient pensé à cela, tout simplement parce lorsque nous nous trouvions dans la sphère de l'intimité, nous étions liés à des réalités naturelles que nous ne pouvions remettre en cause. Dans les années 1960-1970, précisément parce que nous sommes attachés au principe d'autonomie, cette logique ne remet pas en cause la liberté des croyants et la liberté des croyantes.

Le thème de l'autonomie ouvrant sur l'admission de toutes les singularités, ouvrant sur l'admission de toutes les différences, selon d'ailleurs une logique que nous pourrions analyser, qui est une logique du désir davantage qu'une logique de la raison, le thème de l'autonomie donc, conduit l'État durant cette période à lui faire bon accueil, parallèlement à l'exhibition des particularismes religieux, non seulement dans l'espace social mais aussi dans l'espace public d'État.

C'est une deuxième phase dont on aurait pu penser qu'elle prospèrerait, car elle accomplissait le grand thème de la modernité : celui de l'autonomie. Cependant, la transformation de nos paysages intellectuels et politiques des dernières années a transformé ce schéma de « l'égalité dans la différence » et nous nous sommes ouverts alors à une troisième phase, où le principe de différence s'est trouvé contesté.

La laïcité accompagne dans les années 1960-1980 un mouvement général de réduction des contraintes. Elle s'identifie volontiers alors à un régime de reconnaissance des autonomies, y compris sur le terrain de la gestion de l'intime. Cette vision de l'indépendance n'empêche pas, à l'époque, d'accepter la liberté de choix de femmes attachées à leurs propres normes religieuses.

Au cours de ces dernières années, ce schéma s'est trouvé remis en cause. La laïcité s'est trouvée pensée désormais à partir de la polarité égalitaire davantage qu'à partir de la polarité différentialiste. Je voudrais essayer d'expliquer pourquoi et comment cette transmutation a eu lieu dans notre façon d'envisager le principe de laïcité.

Il faut tout d'abord décrire les contextes. On s'aperçoit alors que le contexte nouveau a fragilisé le modèle précédent, qui était celui d'une autonomie tous-azimuts, intégrant même la dimension religieuse des existences. Ce contexte, je crois qu'on peut le présenter à partir de deux caractéristiques essentielles. On est confronté d'une part, à partir des années 1980 et surtout des années 1990, à une transformation de nos paysages religieux. Notre société actuelle est marquée par son caractère de post-sécularité, concept qui recouvre deux aspects. Nos sociétés - et ce n'est pas d'ailleurs sans poser problème pour vous qui avez à gérer des législations, en particulier lorsqu'il s'agit de législations à contenu moral - sont marquées par un mouvement contradictoire : il y a d'une part un détachement de plus en plus net des populations à l'égard de la norme religieuse, de la croyance, de la pratique, ce qui apparaît à la lecture du nombre des personnes sans religion au sein de la société française. Cette catégorie de la population est estimée aujourd'hui à plus de 40 % du total de nos compatriotes. Cette valeur, très importante et jamais encore atteinte, est le signe d'une perte de pertinence du référent religieux. Parallèlement se développe un mouvement de contre-sécularisation dont nous voyons des effets à la fois du côté des groupes chrétiens - le « mariage pour tous » en a été un indicateur - mais aussi, et de manière plus nette encore, du côté de la communauté juive et de la communauté musulmane, avec des revendications tout à fait inédites à partir de la fin des années 1980 et montant en puissance dans les années 1990, touchant en particulier les habitudes alimentaires, les fêtes religieuses, les signes vestimentaires.

Les femmes ont contribué à cette affirmation identitaire, on le sait, à la faveur de deux séries d'événements qui ont accompagné cette réflexion sur l'identité, à partir d'une exhibition de tenues vestimentaires jusqu'alors inédites : voile simple dans les années 1980-1990, voile intégral à la faveur de la montée en puissance du salafisme dans les années 2000.

À mesure que s'affirmaient les identités religieuses se mettaient en place des discours de réaction. Ce sont nos paysages intellectuels aussi qui ont été bouleversés. Si l'on reprend les années 1960-1970, les discours de l'unité, de la rationalité englobante, de la rationalité normative se trouvent très largement déconstruits. Ils réapparaissent dans les années 1990-2000 à la faveur d'une double polarité, une polarité que j'appellerai volontiers « néo-rationaliste » autour de philosophes républicains. Alain Finkielkraut prend la parole dans ces années-là, mais aussi de manière plus significative Élisabeth Badinter par exemple, Catherine Kintzler, Élisabeth de Fontenay vont également dans ce sens et estiment qu'il faut, contre l'affirmation des singularités culturelles, faire valoir l'empire de la raison universaliste. À ce discours néo-rationaliste s'ajoute un discours néo-traditionaliste. Jamais les populismes d'extrême-droite n'avaient jusqu'alors utilisé le thème de la laïcité. Ils s'en emparent à la fin des années 1990, et de manière encore plus nette dans les années 2000, non point pour défendre l'empire de la raison, mais pour retourner à une « culture laïco-catholique » qui devrait s'imposer contre les volontés d'expansion d'un islam qui est, de leur point de vue, totalement insoluble dans la culture traditionnelle de la société française.

Comment le législateur a-t-il réagit face à cette nouvelle situation ? Sans reprendre la totalité des propositions de la laïcité assimilationniste, il en a tenu compte cependant et on peut dire qu'il y a eu un mouvement croisé dans nos législations et réglementations françaises. Une reconfiguration de la notion de laïcité a succédé à une reconfiguration de l'espace de la liberté.

On ne pense plus la laïcité aujourd'hui de la même manière qu'hier. Dans la reconfiguration de l'espace de la liberté, on n'a pas touché bien sûr aux revendications séculières : le législateur a persévéré dans sa politique d'extension des autonomies sexuelles et reproductives en y voyant, contre les institutions confessionnelles, un progrès pour les droits des femmes. On le relève en particulier sur les dossiers de la procréation médicalement assistée, de l'avortement et du mariage homosexuel. C'est un prolongement de la vague « d'exculturation » distinguant entre culture nationale d'un côté et culture catholique de l'autre.

Mais qu'en est-il des revendications religieuses, dont on a vu qu'elles s'affirmaient avec de plus en plus de force depuis les années 1980, et surtout depuis 1990 ? Il apparaît que le législateur a réduit le champ des possibles pour les femmes qui s'affirment dans leurs identités religieuses, deux interdits majeurs relatifs au port de certains vêtements étant apparus en 2004 et 2010, interdits que jamais les républicains de la IIIe République n'auraient acceptés.

On assiste à une reconfiguration parallèle de la notion de laïcité. À la faveur de cette réflexion sur l'égalité hommes-femmes, plusieurs des fondements de la laïcité ont été repensés. Peut-être avez-vous présent à l'esprit ce rapport de M. Baroin en 2003. Il l'intitulait de manière significative Pour une nouvelle laïcité. La laïcité d'aujourd'hui n'est plus la même que celle d'hier ; on voit qu'elle a été bousculée à la faveur de cette réflexion sur les droits des femmes dans trois de ses assises principales concernant l'interdit religieux.

D'abord, quelles sont les cibles de l'interdit religieux ? Sous la IIIe République et la IVe, l'interdit religieux ne pesait au fond que sur les serviteurs du service public, sur ses agents. Avec la loi de 2004 sur les signes religieux dans les écoles publiques, ce ne sont pas simplement les agents du service public qui sont soumis à des restrictions sur le terrain des affirmations religieuses, ce sont aussi les usagers, et en particulier les élèves, qui avaient été autorisés dans la période immédiatement précédente à arborer des signes religieux tant qu'ils ne se traduisaient pas par du prosélytisme et par un trouble à l'intérieur des établissements en question. Les choses se restreignent sur ce terrain avec une extension des cibles de l'interdit : non seulement les agents, mais les usagers eux-mêmes, comme si la laïcité valait dans la société et pas simplement dans le cadre de l'État.

La loi de 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public indique un bouleversement de nos conceptions laïques, car si la neutralité ne touchait hier que le service public, c'était la grande thèse des juristes de droit public de la IIIe République, des lieux qui étaient jusqu'alors ouverts à l'affirmation de la liberté religieuse se trouvent aussi en situation d'être neutralisés. Cette loi de 2010 considère que la voie publique, les commerces, les salles de spectacles doivent être protégés de toute affirmation religieuse qui remettrait en cause les conditions minimales du « vivre ensemble ».

Dernier point, enfin, et c'est peut-être le point le plus saillant de cette reconfiguration de la laïcité qui s'est produite récemment, interrogeons-nous sur les raisons de l'interdit religieux. Il y a un concept fondamental dans la société française qui est le concept d'ordre public. Peut-être vous souvenez-vous que l'article premier de la loi de 1905 précise que « la liberté de culte est loisible à ceux qui veulent l'exercer, à condition cependant qu'elle respecte les prescriptions de l'ordre public ». Le problème, c'est qu'on ne pense plus aujourd'hui l'ordre public juridiquement de la même manière qu'on le pensait en 1905.

En 1905, l'ordre public c'est la sécurité, la tranquillité, la salubrité. On donne une condition, une conception, une définition matérielle de l'ordre public. On est aujourd'hui confrontés à une conception immatérielle de l'ordre public où l'on fait référence - et Mme Jouanno a probablement croisé cette notion lorsqu'elle a traité de la question de la prostitution - aux conditions minimales du « vivre ensemble », au principe de dignité du sujet et au principe aussi de l'égalité hommes-femmes. C'est à partir de ces éléments-là qu'on définit l'ordre public, ce qui permet évidemment d'accroître le champ d'expansion des interdits religieux.

Pour conclure, il me semble que (je reviens ici à l'interrogation de mon auditoire algérien que j'évoquais au début de mon propos), il me semble que l'on peut s'interroger sur la question de la neutralité française. Est-ce que la neutralité que nous défendons aujourd'hui en France ne se transforme pas, au bout du compte, en absence de neutralité et en promotion d'une nouvelle religion, qui serait celle d'une raison totalement autonome ?

Je voudrais tenter de répondre à cette question très rapidement en faisant référence au discours des partisans d'une laïcité inclusive, d'une laïcité pluraliste. Leur thèse mérite aussi intérêt. Je n'ai présenté ici que l'évolution du courant dominant. Je voudrais dire quelques mots de ce courant minoritaire qui, aujourd'hui, essaye de faire valoir une conception pluraliste ou inclusive de la laïcité. Cette conception vise à interroger les deux concepts à partir desquels on a forgé en France l'idée de laïcité.

Le premier concept, c'est le concept de liberté. Je vous disais tout à l'heure en effet que la loi de 1905 est d'abord une loi de liberté. Les inclusivistes nous disent que la liberté dans l'ordre constitutionnel se définit toujours par la liberté de choisir. Liberté de choisir face à un ordre externe, ou politique ou religieux, qui voudrait nous imposer sa normativité. On est donc, globalement, dans une liberté d'indifférence. Je peux déployer ma propre pensée, déployer mon propre agir, tant que je ne remets pas en cause la liberté d'autrui et les conditions normales, générales, du « vivre ensemble » définies restrictivement à partir du concept de sécurité. Liberté d'indifférence : n'est-on pas aujourd'hui dans la situation de passer à un autre concept de liberté qui serait au fond, pour parler comme Jacques Maritain, grand philosophe catholique, une liberté de perfectionnement ? C'est souvent un reproche qui est adressé aux nouvelles lois à la fois par les philosophes libéraux et par les philosophes féministes : on transforme notre liberté d'autonomie en liberté de perfection. Il faut vivre non point selon ses désirs, selon ses propres dilections, suivant sa propre réflexion, mais dans la conformité à un modèle préétabli d'existence, comme s'il existait au fond une conception unique de la dignité à laquelle nous devrions attacher nos propres existences.

Le second point sur lequel je voudrais attirer votre attention, c'est le concept de neutralité. Le monde moderne s'est construit, et la laïcité française tout particulièrement, sur l'idée que l'État doit toujours se tenir à l'écart de toute conception préalable du bien, ce qui nous entraîne, comme disait John Rawls, à organiser la société selon de simples procédures : je t'accepte dans ta liberté, je te considère comme mon égal, je ne vais pas au-delà dans les revendications que j'ai à t'adresser dans la conduite de ta propre existence. Voici ce que nous dit l'État moderne : tant que tu respectes l'égalité de l'autre, sa liberté profonde, je n'interviens pas dans la façon de conduire ta propre existence. Sa neutralité se définit de la sorte. Il semble bien que nous soyons aujourd'hui dans un autre modèle où, la liberté étant accolée à la notion de dignité, devenant donc une substance morale, l'État se fait - pour parler comme Barack Obama - de plus en plus paternaliste. Il impose des modèles d'achèvement substantiels au point d'ailleurs de présupposer ce que les femmes voilées, par exemple, ont dans leur propre conscience. C'est ce que dit très bien l'une de mes élèves - voilée - qui est par ailleurs animatrice du collectif « Mamans toutes égales », en une inversion du slogan fameux des années 1970, « mon corps vous appartient ».

Je ne voudrais pas trancher cette question, qui relève de la représentation nationale, mais je terminerai en m'interrogeant sur l'inflexion non libérale de nos sociétés libérales, ce qu'un certain nombre de philosophes, et pas les plus exaltés, ont appelé la « vigilance sécuritaire » de nos sociétés.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion