Intervention de Philippe Portier

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 9 avril 2015 : 1ère réunion
Femmes et laïcité — Audition de M. Philippe Portier directeur d'études à l'école pratique des hautes études paris-sorbonne directeur du groupe sociétés religions laïcités grsl

Philippe Portier, religions, laïcités (GRSL) :

J'ai eu à exposer devant un public algérien ce que vous évoquez ; l'auditoire n'a cessé de m'interroger sur la conception restrictive de notre laïcité. Le même type d'interrogation revient donc constamment, tant dans les pays anglo-saxons que dans ceux du Sud. Tout d'abord un point sémantique : le concept de laïcité est difficilement exportable. Nous avons tenté de le faire avec un certain nombre de chercheurs, en essayant de « déshexagonaliser » sa signification et en lui donnant une acception plus large que celle que nous lui accolons ordinairement. L'idée est de définir la laïcité à partir de deux grands principes, liberté et égalité du sujet, la possibilité de croire et de ne pas croire, en privé et en public, définition retenue par la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948. Nous y ajoutons le principe de neutralité de l'État. On voit bien que liberté du sujet sur le terrain du croire ou du ne pas croire et la neutralité de l'État ne sont pas des spécificités françaises. Tous les pays qui ont embrassé la modernité démocratique défendent ces valeurs. La difficulté est moins une difficulté de substance qu'une difficulté de sémantique, et on le voit bien avec le terme « laïcité » que nous ne sommes pas encore parvenus à exporter dans les pays anglo-saxons. Si de nombreux textes y traitent de laicity, notre conception n'y est pas encore bien comprise. En revanche, les pays du Sud y sont très réceptifs, que ce soit en Espagne, en Italie ou en Amérique latine. J'assistais il y a deux mois à un colloque à Mexico portant sur la laicidad et j'ai pu constater que ce concept était repris par des universitaires de différents pays d'Amérique latine.

Il faut comprendre pourquoi le concept de laïcité fonctionne dans les pays du Sud et pas dans les pays du Nord, comme vous le disiez. Cela tient à une structuration du champ politico-religieux. Dans les pays du Sud, nous avons été confrontés à l'opposition entre un État qui représente les Lumières et une Église, l'Église catholique, qui la refuse absolument. Dans ces pays, il a fallu que l'État développe une véritable politique publique pour se débarrasser d'une Église qui restait renfermée dans son intransigeance. On l'oublie souvent, mais l'Église du XIXe siècle n'a pas accepté de se réconcilier avec le progrès, la liberté, la civilisation moderne, dixit le pape Pie IX en 1864. On ne constate rien de tel dans les pays du Nord où la société s'est progressivement, sans heurts, avec l'accord des autorités religieuses, dissociée de la norme religieuse. S'y est imposé le mot de sécularisation qui traduit un mouvement beaucoup plus souple, progressif et dilué de sortie et de pertinence du religieux, le plus souvent avec l'accord des Églises, les Églises protestantes faisant cause commune avec la modernité. Cette explication historique rend compte de la différence sémantique que vous mettiez en évidence, l'idée que dans le Sud, le modèle de laïcité renvoie à une opposition frontale de l'Église à l'État. On ne constate rien de tel dans les pays du Nord, où l'on a préféré le modèle de sécularisation, avec une dérive progressive du religieux et du politique vers l'affirmation d'une société autonome par elle-même.

Qu'en est-il de la signification de notre laïcité ? Ainsi que vous l'avez indiqué, comment procéder pour faire comprendre à nos interlocuteurs que nous ne sommes pas nécessairement rivés à un syndrome ou à un tropisme nécessairement antireligieux. Un travail pédagogique demeure à effectuer, d'autant que nous n'aidons pas toujours nos interlocuteurs. Ce travail pédagogique peut débuter par une étude de l'histoire de notre laïcité, auquel je m'emploie comme beaucoup d'autres. Il faut expliquer que notre modèle de laïcité s'est construit sur une confrontation dure entre l'Église et l'État sous la IIIe République, mais qui a débouché au bout du compte sur une loi extrêmement libérale. Si l'on compare la situation des Églises avant et après l'adoption de la loi de séparation des Églises et de l'État de 1905, le modèle de liberté est beaucoup plus affirmé après cette date. Le pape Jean-Paul II le disait d'ailleurs lui-même dans ses dernières interventions. Il faut ajouter qu'il y a eu en France, au cours de ces dernières années, des restrictions qui ont remis en cause une grande partie du modèle issue de cette loi de 1905. Je suis frappé de constater que la représentation nationale fait toujours référence à la loi de 1905 pour justifier des mesures qui vont à l'encontre de cette loi. J'ai évoqué tout à l'heure la question des cibles, des lieux et des raisons de l'interdit religieux. On voit bien que jamais Jaurès ou Briand n'aurait défendu, toutes choses égales par ailleurs à l'époque qui était la leur, les mesures que nous avons promues en France. Un seul exemple : en 1904, il y avait un courant antireligieux dans le camp républicain, et un certain Charles Chabert, proche du socialiste Maurice Allard, prend la parole devant la représentation nationale pour proposer un amendement visant à interdire le port de la soutane sur la voie publique. Il y a là une correspondance immédiate avec ce que nous avons vécu à propos des signes religieux, lesquels ne posent un problème en France que depuis la Révolution française. À l'instigation de Jaurès, Clemenceau et Briand, cet amendement a été rejeté non seulement par les groupes de la droite monarchiste ou catholique, mais aussi par la quasi-totalité du camp républicain, au motif qu'il convenait de ne pas transformer notre nation en une nouvelle congrégation assujettie à une nouvelle religion politique. Ainsi, en 1905, c'est un modèle de liberté qui prévaut, au service de la laïcité. Au cours de ces dernières périodes, sans qu'il faille non plus exagérer les choses, une série de discours et de dispositifs réglementaires et législatifs a remis en cause un certain nombre des principes libéraux qui avaient été posés par les fondateurs de la IIIe République.

Lors de mes conférences à l'étranger, notamment dans les pays anglo-saxons, je mets en évidence le fait que, contrairement à ce que croient très souvent par exemple les anglo-saxons, c'est un principe de liberté qui se trouve au fondement même de notre législation sur la laïcité. Ce principe a été écorné par toute une série de discours et de normes au cours des vingt dernières années, à la faveur non seulement d'un changement de nos paysages intellectuels et politiques (pression des groupes d'extrême droite dans le cadre d'une opinion publique demandeuse de plus d'ordre et de sécurité), mais aussi à la faveur d'une radicalisation d'un certain nombre de groupes religieux susceptibles de choquer une partie de l'opinion publique qui n'est plus habituée à l'affirmation religieuse. Notre modèle s'étant progressivement sécularisé, cette affirmation religieuse peut provoquer dans l'opinion publique un sentiment de peur, récupéré par l'extrême-droite, ce qui peut légitimer les législations et les discours restrictifs, même de la part de partis de gouvernement.

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