Intervention de Philippe Portier

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 9 avril 2015 : 1ère réunion
Femmes et laïcité — Audition de M. Philippe Portier directeur d'études à l'école pratique des hautes études paris-sorbonne directeur du groupe sociétés religions laïcités grsl

Philippe Portier, religions, laïcités (GRSL) :

Je conçois tout à fait la difficulté à laquelle est confronté le législateur. C'est beaucoup plus facile d'analyser les choses à distance que d'avoir à résoudre des problèmes concrets comme ceux que vous venez de mentionner. Pour régler ces délicates questions, il peut être utile d'évoquer des logiques juridiques sur la façon de régler les questions et de poser la question de la liberté et du rapport entre loi positive et loi morale dans nos sociétés démocratiques. J'ai analysé avec une collègue la mobilisation autour du mariage pour tous comme une sorte d'expression de cette guerre des cultures à laquelle vous venez de faire allusion, une partie de la société s'exculturant de la civilisation catholique alors qu'une autre partie de la société vit dans un mouvement de contre-sécularisation. Notre analyse nous a permis de confirmer que la civilisation de l'hétéronomie était une civilisation protectrice, dont il faut tenter dans la mesure du possible de préserver les ultimes normes.

La société voit s'affronter deux conceptions de la liberté. Depuis les années 1960, la conception dominante est celle de la « liberté -autonomie » : l'État n'intervient pas dans les choix des individus qui obéissent à leur seule conscience subjective.

C'est sur cette vision de la liberté que reposent les droits sexuels et reproductifs, permettant ainsi les conquêtes progressives en matière de droits des femmes qui se sont succédé à cette époque. Se pose toutefois une difficulté, dans la mesure où cette conception de la liberté n'est pas conçue comme telle par les autres groupes. Au contraire, comme le soulignent les groupes catholiques, il s'agirait plus d'une « licence », voire d'une « corruption » de la liberté, que la liberté elle-même. À la faveur de la mobilisation contre la loi autorisant le « mariage pour tous », les catholiques ont trouvé le moyen, de façon tout à fait inédite, de constituer une sorte de « front religieux », non seulement avec les autorités juives, les groupes musulmans et, chose plus étonnante, avec les groupes protestants qui avaient pourtant accompagné les mouvements d'émancipation dans les années 1960.

Cette mobilisation est l'expression d'un « conflit des cultures », qui permet de penser l'une des fractures de nos sociétés : certains conçoivent la liberté comme affirmation de soi, la situant sur le terrain de l'horizontalité et de l'immanence, tandis que d'autres, au contraire, considèrent la liberté comme un rapport privilégié à l'hétéronomie, à la verticalité ; in fine, la liberté constituerait, selon eux, une norme extérieure et structurante.

Ce premier élément traduit un conflit culturel, pour l'instant sous-évalué, mais dont l'empreinte sera de plus en plus forte à l'avenir, dans les domaines relevant de l'intime.

Un deuxième élément concerne la difficulté pour le législateur de se confronter aux contraintes qui peuvent peser sur la liberté des uns et les autres. En la matière, j'opposerai deux logiques juridiques qui sont l'illustration de la mutation civilisationnelle que j'évoquais tout à l'heure.

La logique juridique qui s'opère sous la IIIe république est celle d'un contrôle a posteriori : si la loi de 1881 encadre la liberté d'expression, elle contribue aussi à son élargissement. Alors que les régimes antérieurs étaient partis du principe « la censure est la règle, la liberté d'expression l'exception », les républicains introduisent une loi de liberté qui va inverser l'ancien principe : la liberté d'expression devenant la norme, la censure l'exception. Face à ce renversement juridique, comment se règlent les difficultés éventuelles d'application susceptibles de se poser ? Qu'il s'agisse de la liberté d'expression ou d'association, les républicains font le choix - sauf atteintes à la sécurité de l'État, où des mesures particulières peuvent être mises en oeuvre - du contrôle a posteriori de l'usage d'une liberté. Concrètement, cela signifie que l'usage d'une liberté est toujours octroyé, dans un premier temps, mais que le juge et la police peuvent être amenés à intervenir, dans un second temps, en fonction de l'exercice qui en est fait, pour sanctionner les fauteurs de troubles.

En revanche, ce que vous dites, Madame la présidente, est une inversion de ce principe. Poursuivre votre raisonnement reviendrait à devoir protéger a priori les femmes qui pourraient être soumises à des pressions de leur entourage, avant même que la preuve d'une contrainte ou de pressions puisse être apportée. C'est cette logique qui s'est développée au cours de ces dernières années, par exemple à l'égard du voile.

Cette logique marque la fin du modèle libéral de la IIIe République, sur le fondement d'une « métaphysique du mal ». En 2003, la « Commission Stasi », commission de réflexion sur l'application du principe de laïcité, mise en place par le président de la République, Jacques Chirac, a procédé à un certain nombre d'auditions, afin de savoir s'il fallait interdire ou non le port du voile à l'école. Les résultats des travaux - sans qu'aucune véritable enquête sociologique ait été menée sur ce point - ont montré que des jeunes filles pourraient être soumises à cet égard aux contraintes de leurs familles.

Le législateur de la IIIe République aurait adopté sur ce point une attitude réservée, s'en remettant à l'intervention a posteriori du juge. À l'inverse, la « Commission Stasi » a estimé qu'il fallait privilégier une logique d'interdiction, dans un objectif de préservation de la liberté. Il s'agit là d'un nouveau « paradigme sécuritaire » consistant à faire prévaloir la sécurité sur la liberté.

Hier, le paradigme de la liberté l'emportait sur la sécurité, aujourd'hui, peut-être est-il possible d'affirmer que la sécurité devient première dans nos imaginaires sociaux, au point qu'on puisse lui sacrifier une partie de nos libertés. Cela renvoie à deux façons différentes d'envisager l'ordre démocratique. Michel Foucault a d'ailleurs décrit, à partir de deux concepts, cette transformation de nos imaginaires et normativités, en opposant le « libéralisme » de la IIIe République au « néolibéralisme » actuel. Si ces termes sont très proches, ils permettent de comprendre le processus d'inversion à l'oeuvre entre les principes de liberté et sécurité, le second l'emportant désormais sur le premier.

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