Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, c'est toujours un plaisir pour moi de m'exprimer devant votre délégation et je suis heureux qu'elle soit représentée au sein du conseil d'administration de l'association que je préside.
Futuribles a été créée en 1960. Elle connut une première période de gloire à la fin des années soixante, à la grande époque du commissariat général du Plan, lorsque Pierre Massé, quittant le Plan, en prit la présidence et qu'Olivier Guichard, maître à bord de la Datar avec Jérôme Monod, apportait un appui important à l'association.
Futuribles dépendait largement à l'époque des subventions. Ces dernières s'étant taries et les frais fixes devenus énormes, elle subit un quasi-dépôt de bilan. Je l'ai relancée en 1973, après un long détour par les États-Unis où j'avais fait la tournée des think tanks américains, mû par une idée fixe : créer un centre indépendant privé de réflexion prospective, au profit des politiques publiques.
Aujourd'hui, sous le terme Futuribles, qui est la contraction, faut-il le rappeler, de « futurs » et de « possibles » - et non pas de « futurs » et de « terribles »... -, il y a en fait trois structures : une association, une société d'édition et une société d'étude et de conseil.
L'ensemble de notre activité tourne autour de trois objectifs relativement simples. Le premier est de travailler non pas sur le futur, mais sur le présent. Nous nous efforçons de nous représenter le présent en faisant le tri entre, d'un côté, les faits de nature conjoncturelle, anecdotique, ceux qui souvent feront la une des médias, et, de l'autre, les événements symptomatiques, révélateurs de ce qu'il est communément appelé des « tendances lourdes émergentes ». Ce travail consiste donc à discerner dans le présent, sans qu'aucune recette miracle existe pour ce faire, les racines de futurs possibles. Comme le génie des consultants est souvent d'inventer de nouveaux mots plutôt que de renouveler la pensée, nous assistons à une inflation de termes pompeux pour désigner le même phénomène. Ces tendances lourdes émergentes, Pierre Massé les appelait autrefois les faits porteurs d'avenir ; d'autres, de manière plus chic, préfèrent aujourd'hui l'expression « signaux faibles ».
Notre deuxième objectif est de tenter d'explorer le « que peut-il advenir ? ». Cela renvoie à la « prospective exploratoire », notion qui doit déjà vous être assez familière puisque vous avez auditionné Bruno Hérault, chef du centre d'études et de prospective du ministère de l'agriculture. La prospective exploratoire se différencie de la prévision dans la mesure où cette dernière, quand bien même elle a recours à des modèles très sophistiqués, ne fait que prolonger les tendances du passé.
La prospective exploratoire attache une grande importance, d'une part, à la prise en compte des phénomènes de discontinuité et de rupture, d'autre part, à l'identification des acteurs et aux stratégies et politiques, plus souvent implicites qu'explicites, que ceux-ci poursuivent. Elle n'a aucune vertu prédictive. Pour le dire plus prosaïquement, son ambition essentielle est d'alerter avant que l'incendie ne se déclare pour éviter aux décideurs et stratèges d'en être réduits à jouer les pompiers.
De là découle le troisième objectif, à savoir répondre à la question : « Face aux enjeux du futur, qu'est-il possible et souhaitable de faire ? »
Sur la base de ce triple objectif, Futuribles a principalement développé un système de veille prospective mutualisée sur l'environnement stratégique des organisations. Notre association réunit à cette fin des entreprises - Total, Michelin -, des administrations - ministère de l'écologie -, des collectivités territoriales - conseil régional Nord-Pas-de-Calais, plusieurs conseils généraux -, ainsi que des centres publics de recherche - Agence nationale de la recherche, Inra, CEA. Une telle mutualisation permet de faire un peu moins bêtement ce que chacun essayait de bricoler souvent dans son coin avec des moyens très modestes.
Ce travail, que nous appelons « Vigie », est l'activité principale de l'association, qui lance par ailleurs chaque année une ou deux études en souscription de sa propre initiative sur des sujets d'intérêt collectifs. Nous avons ainsi récemment travaillé sur l'évolution de la consommation et des modes de production à l'ère de la transition écologique.
Futuribles exerce également une activité de formation et une activité de conseil. Cette dernière consiste à assurer l'ingénierie et l'accompagnement de démarches de prospective appliquées et l'élaboration de plans de développement. Ainsi ai-je participé, voilà quelques jours, à une réunion avec les présidents de six intercommunalités réunissant soixante-treize communes du département des Yvelines pour essayer de les amener à se doter d'un projet de développement. Et je pars tout à l'heure dans le pays du Gois pour faire à peu près le même travail, mais cette fois-ci à l'échelle de quatre communes sur un territoire composé à 80 % de marais.
Futuribles est donc une structure modeste, fonctionnant beaucoup en réseau, faisant appel à des personnes de disciplines très différentes.
Je ne sais pas très bien ce qu'est un prospectiviste, sinon quelqu'un qui a pour mission d'inciter les acteurs - économistes, sociologues, ingénieurs, etc - à prendre un peu de hauteur et de recoller les morceaux de savoirs très dispersés et très pointus détenus par ces mêmes acteurs, lesquels ont souvent perdu en largeur de vue ce qu'ils ont gagné en profondeur d'analyse.
Il est une métaphore que j'aime utiliser. Une organisation quelle qu'elle soit, c'est un peu comme un bateau, qui, à son bord, a deux instruments aux fonctions différentes mais complémentaires : la vigie et le gouvernail. La vigie sert à déceler le vent qui se lève, un navire que l'on va croiser, un iceberg, autrement dit des germes d'avenir possible. Dès lors, se pose la question du « que peut-il advenir ? » sur cet océan, eu égard notamment au fonctionnement de l'équipage. Nous sommes là dans la prospective exploratoire. Celle-ci n'a d'intérêt à mes yeux que dans la mesure où elle conduit à une deuxième question : « Que pouvons-nous faire ? » Nous passons de la vigie au gouvernail. Il revient alors d'apprécier correctement le pouvoir des différents acteurs, d'autant plus important que ceux-ci auront fait preuve de prévoyance, et de vérifier s'ils sont capables de souder des alliances autour d'une vision d'un avenir un tant soit peu partagé. Cela renvoie à la notion de projets. Je suis personnellement convaincu que nous avons besoin de projets collectifs relevant du bien commun et dépassant la somme des intérêts particuliers.
C'est bien d'avoir un projet, c'est encore mieux de le réaliser. D'où le compte à rebours nécessaire pour savoir comment passer de la situation actuelle à l'objectif assigné à moyen et long terme.
Sur l'évolution de la France à l'horizon des vingt prochaines années, je ne suis pas du tout fataliste. Nous avons un héritage. Au demeurant, avant de nous projeter dans l'avenir, entendons-nous déjà sur la situation aujourd'hui. La documentation abonde sur le sujet. Le diagnostic est parfois très clair, comme dans le rapport Gallois sur le décrochage de notre économie et de notre industrie, parfois beaucoup moins. C'est ainsi qu'un certain nombre de points, essentiels à mes yeux, ont été occultés.
Je suis toujours frappé des performances très différentes de la France par rapport aux autres pays européens en matière d'emploi. Nous avons tous connu à peu près la même évolution démographique, nous sommes tous confrontés au même contexte de mondialisation, de choc des technologies. Voilà quarante ans, le taux d'emploi, autrement dit la proportion de la population d'âge actif en emploi, s'élevait à 70 % au Royaume-Uni et dans les pays scandinaves. Il a depuis plutôt continué à y augmenter. En France, il n'a jamais dépassé 63 % au cours de cette même période.
Lorsque j'explique, devant des représentants du Conseil économique, social et environnemental (Cese), à l'occasion d'un rapport sur l'avenir du travail, qu'il y a eu un consensus implicite entre syndicats, patronat et pouvoirs publics, quelle que soit la couleur des gouvernements, pour faire de l'ajustement par le sous-emploi, on me répond qu'il est interdit de dire une chose pareille au risque de susciter une levée de boucliers de ces différents acteurs. Si on ne peut pas être d'accord, ne serait-ce qu'a minima, sur un diagnostic qui, en l'occurrence, est documenté, comment voulez-vous le devenir sur l'exploration des futurs possibles ?
Je regrette l'absence d'un diagnostic partagé, pertinent, sur la situation économique et sociale actuelle, d'autant que nous sommes confrontés à la fois à un sous-emploi durable et à un vieillissement démographique largement inéluctable. Cela étant, je n'y vois aucune fatalité pour les dix-vingt ans à venir. L'avenir reste heureusement ouvert et dépend très largement des décisions et actions humaines qui seront prises, pour autant que celles-ci répondent réellement aux enjeux de l'avenir.
Je suis quelque peu inquiet de voir que bon nombre d'économistes, à propos de ce qu'il est convenu d'appeler la « crise », considèrent qu'elle va laisser la place à un sentier de croissance, à la manière d'autrefois. Telle n'est pas ma lecture personnelle. Nous sommes entrés, selon moi, dans une période de mutation assez radicale entre - je paraphrase là une phrase célèbre - un monde qui n'en finit pas de mourir et un autre monde qui reste assez largement à inventer, à construire, autour, par exemple, de l'économie de la fonctionnalité, de l'économie circulaire, de nouvelles formes de travail.
J'ai le sentiment que la France s'épuise à essayer de retrouver le monde d'hier plutôt que de s'atteler à construire le monde de demain. Je suis d'autant plus inquiet que je constate un vrai déficit de réflexion prospective au sein de la sphère publique. La prospective en France s'est largement développée au sein de l'appareil d'État. Ce n'est plus le cas, sauf peut-être dans une ou deux structures, à l'image du centre d'études et de prospective du ministère de l'agriculture. La prospective est davantage passée du côté des collectivités territoriales et de l'entreprise. Je ne vous cache pas que le rapport Quelle France dans dix ans ?, établi par la structure qui a succédé à feu le commissariat général du Plan et qui est devenue aujourd'hui France Stratégie, me paraît peu prospectif dans l'esprit. Il est loin de définir un cap susceptible de mobiliser les acteurs publics comme privés et, plus généralement, les Français autour d'un minimum de vision partagée qui permettrait le sursaut donc nous avons, me semble-t-il, besoin. C'est une opinion personnelle. Pour le dire plus positivement, nous avons des marges de progrès tout à fait importantes et il est heureux que le Sénat et le Cese s'emparent de la prospective. Il me semble logique que le Sénat - ce n'est pas le cas de l'Assemblée nationale - assume cette fonction, développe une capacité d'« expertise » sur le futur - je mets des guillemets à dessein car personne ne peut se prévaloir d'être un expert du futur -, puisse débattre à la fois des futurs possibles et des futurs souhaitables et utiliser la démarche prospective pour redonner ses lettres de noblesse à la politique. Ce dernier point est le plus important : l'action collective doit servir à corriger les dysfonctionnements actuels de l'économie et de la société françaises et à fixer un cap à l'horizon des dix ou vingt prochaines années.