Je reviendrai sur l'exemple de l'emploi, même si ce n'est pas le seul problème. À mon sens, l'emploi salarié à durée indéterminée, à vie, aux mêmes horaires et dans un même lieu, c'est un emploi d'hier. Or la politique suivie jusqu'à présent a plutôt consisté à consolider la rente de situation des personnes qui disposaient d'un tel emploi au détriment d'un nombre croissant d'exclus.
Dans le monde de demain, les frontières de l'entreprise comme celles des États seront plus poreuses, on travaillera de plus en plus en réseaux, sans doute à l'échelle internationale. Par « réseaux », j'entends non pas déterritorialisation, mais noeud de réseaux, donc pôles de compétitivité. Les horaires sont d'ores et déjà différenciés. Alors que le débat se concentre aujourd'hui sur le travail du dimanche, n'oublions pas que moins d'un Français sur deux en activité travaille encore sur le mode traditionnel, c'est-à-dire du lundi au vendredi, de 8 heures à 17 heures, tous les jours au même endroit. Notre pays est plombé par le chômage et le sous-emploi. Face à ce phénomène de désynchronisation des temps sociaux et des lieux de vie et de travail, il conviendrait de donner un peu de souplesse au marché du travail.
Un autre exemple, à cheval sur l'économique et le social, mérite d'être cité : l'avenir des retraites. Parmi les nombreux rapports écrits sur le sujet, je mentionnerai celui qui a été rédigé à la fin des années quatre-vingt-dix par mon ami Jean-Michel Charpin, alors commissaire au Plan, car c'est celui qui, en gros, est régulièrement mis à jour par le Conseil d'orientation des retraites. À l'époque, beaucoup de gens pensaient que la reprise constatée de la croissance et de la création nette d'emplois allait être durable et qu'à partir de 2006 la population d'âge actif allait se réduire, une fois les générations nombreuses du baby-boom parties à la retraite, d'où quasiment une pénurie de main-d'oeuvre attendue pour 2010-2015.
Je me suis insurgé contre cette lecture. À Futuribles, nous avons considéré qu'il ne s'agirait que d'un petit baby-krach et que le renversement annoncé pour 2006 se ferait plutôt en 2016. Selon notre analyse, la population active continuerait d'augmenter, les moteurs d'une croissance durable feraient défaut, la création d'emplois long feu, et le pays serait durablement plombé par le sous-emploi.
Recommander un allongement de la durée de vie active sur l'ensemble de la durée de vie, augmenter le nombre d'annuités de cotisation pour bénéficier d'une retraite à taux plein, développer les préretraites tout en maintenant les seniors en activité plus longtemps, voilà autant de propositions auxquelles nous souscrivons. Mais aucune n'est réalisable dans les conditions actuelles d'un sous-emploi persistant. À défaut de pouvoir se maintenir en activité plus longtemps, les seniors se retrouvent pris en charge par l'assurance chômage ou l'assurance maladie. Autrement dit, on bascule les dépenses d'un poste à l'autre sans résoudre le problème.
Ces deux exemples montrent selon moi à quel point un mauvais décryptage de la réalité conduit à l'adoption de politiques publiques contre-productives. Du reste, les politiques menées en matière d'emploi ou en matière industrielle, avec beaucoup de succès d'ailleurs dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, sont aujourd'hui inefficaces. Il n'est qu'à voir le rapport que vient de publier Bruno Palier sur le coût des emplois aidés, qui représente le double d'un Smic.