Madame la sénatrice, je suis complètement d'accord avec vous. Une grande partie de notre travail consiste désormais à essayer de recenser effectivement les innovations issues du terrain. Il existe une multitude d'initiatives, souvent très innovantes, très intéressantes et prometteuses, mais elles ont malheureusement beaucoup de mal à monter en puissance.
L'essaimage, le transfert de toutes ces innovations est loin d'être optimal. Nous menons actuellement un travail sur les défis et opportunités du vieillissement démographique pour les acteurs de l'économie sociale et solidaire. Nous nous efforçons de dépasser les concepts intellectuels, pour nous intéresser aux innovations que nous repérons de par le monde. Nous étudions les moyens de transposer au niveau global ce que certains groupes sociaux parviennent à créer au niveau local, en termes de solidarité entre générations et de modes de vie différenciés. Il s'agit, comme souvent, d'identifier les verrous à lever.
Monsieur le sénateur, vous avez parfaitement raison de souligner que les élus sont en quelque sorte un sous-produit des électeurs. Raison de plus pour essayer de redonner le goût de la politique, de la vraie politique, à nos concitoyens. Je me souviens à ce propos d'un petit ouvrage publié par Pierre Rosanvallon et Patrick Viveret Pour une nouvelle culture politique, une espèce de plaidoyer post-soixante-huitard. Michel Crozier s'inscrivait également dans cet esprit.
Le retour vers les grands philosophes est éminemment nécessaire. Mais qui serait en mesure de donner l'impulsion nécessaire ? Je suis propriétaire d'une maison dans le Perche, dans un village de trois cents habitants. Son maire m'a confié consacrer deux jours et demi à la gestion de la commune. Heureusement pour lui qu'il est retraité, sinon comment ferait-il ?
Réhabiliter la politique, cela doit se faire à tous les niveaux, y compris au niveau des citoyens. De ce point de vue, il importe de développer encore davantage l'éducation civique.
Sur la finance, rappelez-vous ce qui se disait voilà quelques années : les flux financiers à travers la planète représentent à peu près mille milliards de dollars, soit cent fois plus que la valeur des transactions commerciales réelles. Si la sphère financière est complètement déconnectée, elle conserve un impact sur l'économie réelle.
Plus la bulle spéculative enfle, plus les risques de krach augmentent, et heureusement qu'il y en a. Beaucoup avaient fait le constat d'une telle bulle avant 2007, mais très peu avaient prévu le krach qui a suivi. Aujourd'hui, tout le monde s'accorde à dire qu'on est reparti dans un phénomène de bulle et qu'il faudra de nouveau que cela craque. Est-ce à dire que nous serions impuissants par rapport à tout cela ?
J'en discute souvent avec un ami qui est l'ancien président de la Coface et qui milite depuis bien des années pour séparer les banques de dépôt des banques d'affaires. Les Américains et les Britanniques, supposés être beaucoup plus libéraux, l'ont fait. Pourquoi pas nous ? C'est incompréhensible.
Au sujet des inégalités, je citerai les propos que me tenaient feu mon ami Michel Drancourt, grand figure libérale si je puis dire : « Les riches ne font plus leur boulot. » Autrefois, les riches entraînaient les pauvres dans leur sillage, c'était l'ascenseur social. Aujourd'hui, les riches sont apatrides, ils jouent au casino planétaire de la finance, ils n'entraînent plus personne dans leur sillage. Au-delà de la justesse du constat que vous faites sur les 10 % de plus en plus riches et les 10 % de plus en plus pauvres, se pose le problème des classes moyennes. Cela me paraît un élément très préoccupant dans la société française.
Dans notre pays, les classes moyennes ont pris la forme d'un sablier : une toute petite minorité devient très riche quand un grand nombre voit ses conditions de vie se détériorer. Il s'agit d'un véritable enjeu, qui renvoie, me semble-t-il, pour une large part, aux questions de l'emploi, de la retraite, de l'avenir de notre système de protection sociale. Ce dernier a merveilleusement fonctionné pendant les Trente Glorieuses. Il est aujourd'hui confronté à une crise non seulement financière, mais également d'efficacité et de légitimité. S'il ne faut certainement pas le détruire, il convient tout de même d'en repenser les mécanismes. Et nous avons encore beaucoup à apprendre d'un certain nombre de philosophes politiques anciens, dont les concepts devraient nous guider et s'incarner dans les politiques publiques, pour que tout cela ne reste pas du verbe.