Intervention de Yves Bigot

Commission de la culture, de l'éducation et de la communication — Réunion du 20 mai 2015 à 10h00
Audition de M. Yves Bigot directeur général de tv5monde

Yves Bigot, directeur général de TV5Monde :

L'impact financier causé par l'attaque sur notre budget est important. Par prudence, nous avons procédé, à un premier gel, avant de pouvoir estimer le montant global et le montant de l'aide que nous pourrions espérer de la part des cinq bailleurs de fonds. Nous avons pour ce faire fixé deux objectifs.

Le premier vise à éviter de toucher à ce qui est indispensable et stratégique pour la chaîne, pour ne pas mettre en péril son avenir et son positionnement, et à tout ce qui pourrait avoir des conséquences sur l'emploi et sur nos salariés. Toutes les directions de TV5Monde ont été mises à contribution dans ce nécessaire effort, en espérant que ce ne sera qu'une suspension temporaire de leur activité. Nous devons tenir compte des échéances des contrats, certains ont été signés pour trois ans quinze jours avant l'attaque et nous ne pouvons y mettre fin. Nous avons choisi, par exemple, de ne pas renouveler le contrat avec l'opérateur Digiturk. De fait, sur 5 millions de foyers que nous touchons en Turquie nous perdons la moitié la plus « sécurisée » de notre audience, soit 2,5 millions de téléspectateurs alors que les 2,5 millions restants reçoivent TV5Monde par l'intermédiaire d'Eutelsat.

Le deuxième objectif est de suspendre totalement tous nos achats de films, séries télévisées, concerts, pièces de théâtre. Nous avons, comme toutes les chaînes de télévision, un peu de stock dans lequel nous allons puiser. Nous perdrons sans doute en attractivité car la diffusion des programmes risque d'être moins pertinente et ne plus répondre aux attentes de nos téléspectateurs. La distribution payante dans certains pays comme les États-Unis, le Japon ou le Brésil, risque d'en souffrir. La plupart de nos abonnés sont des francophiles qui ne parlent pas français, qui suivent nos programmes sous-titrés, et qui risquent d'être déçus par nos offres de cinéma. En termes budgétaires, la situation est gérable mais pas sans conséquences.

Nous allons essayer de préserver la chaîne « Art de vivre », que nous venons de lancer avec le soutien du ministre des affaires étrangères et du développement international qui n'a eu de cesse de convaincre nos partenaires francophones de l'intérêt pour eux de faire la promotion des atouts de leur pays comme l'horlogerie suisse, la mode belge, les mesures canadiennes et québécoises en matière de développement durable...

En revanche, nous sommes dans l'obligation de suspendre la chaîne thématique en projet consacrée à la jeunesse en Afrique. De la même manière que nous avons lancé TV5Monde Afrique, il y a quelques années, nous avons souhaité associer les États africains pour qu'ils s'approprient cette chaîne et apportent une aide à sa diffusion. L'Afrique est actuellement en phase de bascule vers la TNT. TV5Monde se doit d'être présent sur ce continent. C'est la raison pour laquelle nous avons fait le choix d'associer les chefs d'États africains auxquels nous demandons une contribution de 140 000 euros. Nous les avons régulièrement sollicités et même relancés au sommet de Dakar en novembre dernier. Ils nous ont tous répondu par des courriers de soutien. Certains sont même intervenus en notre faveur auprès de leurs collègues chefs d'États africains. Mais, à ce jour, malgré les engagements pris, nous n'avons pas reçu un seul franc CFA, excepté une promesse de virement bancaire, lors du sommet de Dakar, par le Premier ministre camerounais.

Notre travail étant d'anticiper, nous avions, avant le 8 avril, réfléchi à notre capacité d'autofinancer cette chaîne, notamment par la publicité, dans le cadre de notre plan stratégique sur deux ans, en cas d'absence de participation financière de la part des États africains.

Cela ne signifie pas pour autant que nous renonçons à notre demande de financement auprès des chefs d'États africains mais qu'après trois ans environ de négociations sans résultat je ne crois plus guère à une réponse positive. En cas d'échec définitif, nous pourrions envisager une solution moins coûteuse, une chaîne dédiée à la jeunesse pourrait être créée pour un montant d'un million et demi d'euros seulement, à l'instar d'une webtv ou d'une application dédiée aux enfants. Un tel projet ne serait pas dénué de sens puisque les Africains consomment majoritairement la télévision via leurs smartphones. En tout état de cause, le développement d'un média africain à destination de la jeunesse revêt un enjeu considérable pour l'avenir de la francophonie sur ce continent. Pour mémoire, les chiffres dévoilés au sommet de Dakar indiquent qu'il existerait aujourd'hui 275 millions de francophones dans le monde, potentiellement 400 millions en 2025 et entre 700 et 800 millions à l'horizon 2050, majoritairement sur le continent africain. Le soutien à la francophonie doit donc demeurer une priorité pour la France, tant en matière de rayonnement culturel que de perspectives économiques. L'objectif, dans ce cadre, consiste à ce que les élèves et les étudiants africains continuent à apprendre le français, dans un contexte de concurrence croissante de la langue anglaise, langue de la technologie et de la musique notamment, mais également des langues nationales. De fait, à titre d'illustration, en République démocratique du Congo, premier pays pour TV5Monde en termes d'audience avec 9 millions de téléspectateurs hebdomadaires sur un total de 70 à 80 millions d'habitants, on observe un renouveau du lingala et du swahili porté par le succès des médias traditionnels. Bien sûr, des initiatives comme le projet « 100 000 professeurs de français pour l'Afrique » doivent être saluées mais la présence du français dans les médias demeure l'outil le plus efficace : ce qui détermine le choix d'une langue est certes la possibilité d'obtenir un emploi, mais surtout l'appétence pour une culture, qu'un média comme TV5Monde permet de diffuser et de faire connaître.

Vous m'avez également interrogé sur la contribution à l'audiovisuel public - je peine toujours à m'habituer à ce nouveau vocable tant le terme de « redevance » est familier au secteur depuis les années 50 - dont j'estime qu'elle constitue une garantie de stabilité par rapport à la situation antérieure. Lorsque notre groupe était financé par le budget de l'État, les gels réguliers de la contribution de la France à notre financement (jusqu'à 7 % en 2014) ne nous laissaient guère que deux solutions : ne rien modifier à nos dépenses en espérant que le gel n'interviendrait finalement pas - stratégie imprudente à mon sens - ou limiter celles-ci, quitte à dépenser massivement en fin d'exercice budgétaire. En tout état de cause, le risque de gel représentait un handicap considérable en matière de gestion, c'est dire si la contribution à l'audiovisuel public apparaît à cet égard comme un progrès.

Vous avez abordé ensuite la pluri-annualité de nos projets et de nos financements. Il est bien sûr extrêmement inconfortable de travailler sur des projets sans connaître à l'avance la contribution des différents pays à notre budget. Or, dans notre domaine professionnel, la présentation de projets pluri-annuels est une quasi-obligation : il en va de notre crédibilité vis-à-vis de nos partenaires. Hormis la France, nos autres financeurs sont prêts à s'engager sur plusieurs exercices budgétaires. Ainsi, la Suisse a déjà prévu le montant des enveloppes qui seront allouées à TV5Monde pour les exercices 2017 à 2020 et les a provisionnées. Pour mémoire, la France contribue à hauteur de 6/9e à notre budget, la Suisse pour 1/9e, la Fédération Wallonie-Bruxelles pour 1/9e, le dernier 9e se partageant entre le Canada et le Québec. Si nous avions une visibilité effective sur le financement de nos activités sur plusieurs années, cela engendrerait des économies d'échelle et permettrait une meilleure gestion du groupe.

Je qualifierai d'excellentes les relations que TV5Monde entretient avec France Télévisions, depuis que France Télévisions possède 49 % des titres de TV5Monde et que son président dirige notre conseil d'administration. Ce rapprochement financier a conduit à une responsabilisation accrue de France Télévisions vis-à-vis de TV5Monde. Il a, en outre, été renforcé par l'engagement fort et jamais démenti de M. Rémy Pflimlin en notre faveur comme par les bonnes relations que j'ai pu conserver avec les personnels de France Télévisions et avec les producteurs de programmes compte tenu de mon expérience de huit ans à la direction des programmes de France 2. Les relations liées à l'époque m'ont indéniablement facilité la tâche, notamment, lors des négociations des droits sur des programmes. Les relations de qualité entretenues avec France Télévisions ont également eu un effet économique positif grâce à l'association de notre groupe aux appels d'offre de grande ampleur passés par France Télévisions : nous avons ainsi économisé 300 000 euros sur notre budget destinés à l'achat de bande passante et diminué nos factures de photocopieurs. Enfin, d'autres effets positifs sont à noter en matière d'obtention de programmes produits par France Télévisions et de gratuité des sous-titrages à destination des malentendants. Vous l'aurez compris, nous attendons de la présidente nouvellement nommée la poursuite de cette relation optimale. Elle devra notamment rester vigilante sur l'application de la clause TV5Monde auprès des producteurs de programmes. En effet, France Télévisions fait tant pression sur ces derniers afin d'obtenir une diminution des prix que, pour maintenir leurs marges ils sont tentés de vendre directement leur production sur certains territoires, la Côte d'Ivoire et le Gabon par exemple, pourtant couverts par une clause de diffusion au bénéfice de TV5Monde. Je souhaite également que nous poursuivions nos efforts de mutualisation, notamment en matière de communication où nous diffusons d'ores et déjà des communiqués de presse communs. Nous avons, depuis deux ans, réussi à imposer l'idée que TV5Monde représentait l'expression de France Télévisions à l'international : cet acquis ne doit pas être perdu.

Enfin, pour ce qui concerne la délicate question de la réglementation applicable à la production et du partage des droits entre les chaînes et les producteurs, j'estime que le conflit qui les oppose ne cessera jamais. À mon sens, nul ne sera jamais satisfait par une solution. À défaut, il convient d'optimiser au mieux les partenariats entre chaînes et producteurs. Actuellement, la diminution des budgets consacrés à la production par les chaînes conduit à une régression du chiffre d'affaires des producteurs engendré par les droits. Parallèlement, les chaînes vivent dans une frustration permanente s'agissant des droits correspondant (deux diffusions seulement avant que la concurrence puisse disposer d'un programme) aux budgets investis dans les productions et dans la promotion des programmes. Des accords sont pourtant possibles pour dépassionner le débat, notamment s'agissant de la distribution à l'international : les chaînes, qui disposent d'un réseau commercial plus structuré, pourraient ainsi disposer des droits de vente à l'international tandis que les producteurs conserveraient ces droits sur le territoire national.

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