Intervention de Myriam Benraad

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 20 mai 2015 à 9h30
Audition de Mme Myriam Benraad chercheuse affiliée au ceri et associée à l'institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman iremam : sunnites et chiites au prisme de daesh

Myriam Benraad :

Les ferments de la catastrophe que constitue l'émergence de l'État islamique à l'été 2014 étaient présents dès 2004-2005 sous le poids des conséquences désastreuses suscitées par l'occupation américaine. Il faut à cet égard rappeler un épisode décisif, celui des deux sièges militaires américains dans la ville sunnite de Fallouja (province d'Al-Anbar, dans le grand Ouest irakien) courant 2004. Les soldats américains, qui utilisaient alors une école comme poste d'observation, ont ouvert le feu sur des manifestants qui en réclamaient la réouverture. Jusqu'alors, les pouvoirs locaux, notables et imams, avaient adopté une attitude plutôt attentiste pour éviter un bain de sang après l'effondrement de toutes les structures étatiques. Cet événement a enraciné un profond malentendu entre les sunnites, l'armée américaine et les nouvelles autorités irakiennes perçues comme collaboratrices. C'est également en réponse aux événements de Fallouja que quatre contractuels de Blackwater ont été pris en embuscade et tués par des insurgés sunnites au début de l'année 2004, puis leurs corps calcinés suspendus du haut de l'un des deux ponts de Fallouja, ce qui a fait comprendre à l'opinion publique américaine, pour la première fois, dans quel bourbier son armée était engagée.

L'ordre politique établi au printemps 2003 par l'Autorité provisoire de la coalition sous la houlette de l'administrateur civil américain Paul Bremer a tout entier reposé sur une stigmatisation des sunnites, mécaniquement associés au régime baassiste et accusés de tous les maux alors même que toutes les composantes de la société irakienne avaient fait le jeu du régime, comme le prouve la destruction ordonnée par l'ancien Premier ministre irakien Nouri al-Maliki de certains dossiers de « dé-baassification » qui concernaient des figures politiques chiites proches de lui. Cette diabolisation s'est traduite par une purge anti-sunnite dans tout l'appareil d'État et les administrations, les personnes mises à l'écart se trouvant démunies et choisissant de prendre les armes contre l'occupant, armes qui n'ont pas été déposées à ce jour. Une autre erreur a consisté dans le démantèlement de l'armée, dont les hauts gradés et cadres étaient majoritairement sunnites depuis l'époque ottomane.

Avant de poursuivre, je voudrais souligner qu'avant la chute de Saddam Hussein en 2003, les sunnites ne se voyaient pas tant comme sunnites que comme citoyens irakiens. Cela vaut d'ailleurs aussi pour les chiites. À titre d'exemple, les mouvements nationalistes et le parti communiste comprenaient en leur sein de nombreux chiites, chrétiens et juifs.

Les sunnites ne comprennent toujours pas pour quelle raison ils ont été réduits à une minorité et pourquoi ils subissent les discriminations politiques et juridiques associées à ce statut. Les manifestations intervenues en 2012 et 2013 avant la prise de contrôle de Daesh se voulaient initialement pacifiques, réclamant l'égalité des droits, la libération des détenus qui n'avaient pas été jugés équitablement, la réhabilitation politique des sunnites ainsi que leur réintégration dans les institutions, en particulier dans l'armée.

Ce divorce s'est accentué après le retrait militaire américain de décembre 2011 car le Premier ministre d'alors, Al-Maliki, n'a pas tenu sa promesse de réconciliation et a qualifié les sunnites alternativement de terroristes et de baassistes, mettant en oeuvre une répression tous azimuts. C'est à partir de ce moment que la population sunnite s'est laissé happer par Daesh. Il s'agissait d'ailleurs plutôt d'un choix de résignation, ces populations se ralliant à un projet qui avait le mérite de mettre fin à leur oppression et de leur offrir une certaine existence politique et socio-économique. Fin 2013, Al-Maliki a choisi de démanteler le camp sunnite de manifestants à Ramadi, d'où était partie la contestation. Dès lors, la progression de Daesh a été très rapide.

Cette progression était d'autant plus aisée que les membres de Daesh sont des fils du pays. Ils se sont donc adressés directement aux notables locaux et aux tribus, et leur ont promis qu'ils récupéreraient une partie de ce pouvoir politique et de cette autorité sociale qui leur avait échappé au profit de l'autorité centrale, en échange de leur coopération ou, à tout le moins, de leur passivité face à l'assaut des djihadistes. N'oublions pas que les tribus avaient été particulièrement frustrées au lendemain de leur mobilisation aux côtés des l'armée américaine en 2007-2008, qui visait déjà à l'époque l'État islamique, cette mobilisation n'ayant abouti à aucun partage du pouvoir. Au lieu d'intégrer ces combattants et les repentis de Daesh au sein de l'appareil militaire et de sécurité, Al-Maliki a en effet dissous ce mouvement et favorisé le retour des tribus et des anciens insurgés repentis dans le giron de l'État islamique.

Le général Allen, proche du général Petraeus, a bien tenté de s'appuyer à nouveau sur ces tribus. Apprécié et considéré par les cheikhs de la province d'Al-Anbar, il souhaitait les remobiliser dans un cadre plus institutionnalisé qu'à l'époque de G.W. Bush, à travers la création, au sein des provinces, d'une garde nationale parallèle à l'armée irakienne afin, dans un deuxième temps, de recréer un appareil militaire et sécuritaire de ce nom. Cette tentative, certes intéressante, s'est heurtée au refus du gouvernement central dominé par les chiites de livrer aux tribus les armes fournies par les Américains. Les chefs de tribus se plaignent ainsi d'être obligés d'acheter leur armement pour des milliers de dollars au marché noir, ces armes provenant d'ailleurs souvent de soldats de l'armée irakienne impliqués dans la contrebande.

Plus généralement, l'armée irakienne est foncièrement discréditée. Elle a déserté à Mossoul et récemment à Ramadi. Elle est considérée par la population comme corrompue et gangrénée de l'intérieur par les milices chiites, sans même évoquer ici son usage immodéré du racket. Son rejet par les sunnites explique pourquoi les djihadistes ont été perçus comme des libérateurs en 2014.

La stratégie américaine va devoir évoluer : au-delà de l'opportunité de poursuivre ou non les frappes aériennes, il est nécessaire de recourir en tout état de cause, sur le terrain, à des acteurs locaux prêts à combattre Daesh et à coopérer pour la restauration de la sécurité et d'un embryon d'institutions légitimes. Le Congrès américain a proposé d'armer directement les tribus ; cette idée est opportune si l'on souhaite concrètement résister à Daesh.

Pour autant, en Irak, notamment dans la presse, l'idée d'armer les tribus est perçue comme une nouvelle ingérence des États-Unis, comme une énième volonté de diviser l'Irak. Dans le même temps, l'État irakien est complètement à la solde des milices chiites dont il ne peut se passer pour conduire ses opérations et qui poursuivent une logique confessionnelle similaire à celle de Daesh. On a bien vu à Tikrit puis à Ramadi que le gouvernement irakien, lui-même discrédité, était contraint d'avoir recours à ces milices chiites, les fameuses « unités de mobilisation populaire ». Dans ces conditions, on peut craindre une nouvelle guerre civile semblable à celle qui avait pris place en 2006.

Il est indispensable à présent de s'appuyer sur des autorités politiques locales, qui font dramatiquement défaut et que Daesh assassine d'ailleurs systématiquement pour prévenir toute forme de dissidence dans les territoires qu'il contrôle. La population tend pour sa part à se ranger du côté du plus fort et nous avons donc déjà manqué une fenêtre d'opportunité en ne mobilisant pas les tribus et les officiers sunnites à temps. Ce choix impliquerait également des négociations et une amnistie, question qui n'a jamais véritablement été envisagée mais qui va nécessairement se poser.

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