Je suis heureuse et honorée que vous receviez l'universitaire que je suis. Je serai en peine de répondre à certaines de vos questions, car nous manquons d'études analysant le coût financier de la commande publique. Il serait intéressant, par exemple, d'avoir une évaluation chiffrée des entreprises françaises qui réalisent des marchés publics et obtiennent des concessions à l'étranger, et inversement des entreprises européennes qui interviennent en France, afin de mesurer le coût public de ces procédures, en termes administratif et de contentieux et de vérifier que l'ouverture à la concurrence a bien été réalisée au niveau européen.
Le paysage des contrats de la commande publique est extrêmement complexe, en France. Les entités publiques, pouvoir adjudicateur, sont face à un vaste choix de modèles contractuels, chacun ayant son régime juridique spécifique. Il suffit qu'elles se trompent de régime juridique pour que les entreprises évincées de la procédure d'attribution engagent une procédure contentieuse et remettent en cause le contrat, même si ces derniers temps le juge administratif a cherché à sécuriser les contrats passés.
Notre modèle a toujours été caractérisé par une porosité entre le marché public de services et la délégation de service public, catégories auxquelles viennent s'ajouter les baux emphytéotiques administratifs (BEA) - très souvent utilisés pour réaliser des travaux au bénéfice de la collectivité publique - mais aussi les contrats de partenariat public-privé, les modèles qui reposent sur des autorisations d'occupation temporaire du domaine public, les baux emphytéotiques hospitaliers (BEH), les concessions d'aménagement, sans compter tous les contrats innommés qu'on ne sait pas classer, et que le juge qualifie éventuellement ex post. À cela s'ajoute l'absence de code unifié, car le code des marchés publics, ancien et uniquement réglementaire, est complété tantôt par le code général de la propriété des personnes publiques pour les baux emphytéotiques administratifs (BEA), tantôt par le code général des collectivités territoriales pour les conventions de délégation de services publics.
Dans un souci de simplification, le projet de transposition voudrait imposer le modèle européen, binaire, organisé autour des contrats de marchés publics d'une part et des concessions d'autre part.
Ce modèle englobe le code des marchés publics français mais également des entités qui n'entrent pas dans le champ des marchés publics français. Pour corriger ce déséquilibre, une ordonnance de 2005 a dû intégrer dans la définition des marchés publics français les établissements publics à caractère industriel et commercial (EPIC) et les personnes publiques sui generis qui n'y figuraient pas. En effet, au-delà de l'État et des collectivités infra-étatiques publiques, le droit européen vise aussi les organismes de droit public, c'est-à-dire ceux qui sont contrôlés d'un point de vue capitalistique ou qui sont soumis à un contrôle de gestion, plus lâche que le contrôle financier. Tout notre secteur parapublic entre dans cette catégorie, dès lors que l'entité a une activité autre qu'industrielle et commerciale - notion très large, qui englobe notamment la construction de logements.
Une autre différence porte sur la définition des marchés de travaux. Alors que le code des marchés publics impose que la personne publique assure la maîtrise d'ouvrage, il suffit, en droit de l'Union européenne, que l'ouvrage construit réponde aux besoins du pouvoir adjudicateur, et que ce pouvoir exerce une influence déterminante sur la construction de l'ouvrage, selon la nouvelle directive. Par conséquent, des contrats comme les baux emphytéotiques administratifs (BEA) étaient classés parmi les marchés publics de travaux en droit européen, mais pas en droit français, car la personne publique n'a pas la maîtrise d'ouvrage. La transposition des nouvelles directives unifie le champ en faisant disparaître la référence à la notion franco-française de maîtrise d'ouvrage. Elle remet en cause la loi relative à la maîtrise d'ouvrage publique et à ses rapports avec la maîtrise d'oeuvre privée de 1985, qui encadrait de manière précise - et sans doute trop restrictive - la maîtrise d'ouvrage public.
Les concessions de services sont la grande nouveauté des directives de 2014, car aucune règlementation n'existait jusqu'alors en droit européen. Le juge européen s'était néanmoins saisi de la question en indiquant qu'en l'absence de directive spécifique, les principes généraux du Traité avaient vocation à s'appliquer pour les contrats de type concessifs, avec notamment une obligation générale de transparence et une publicité adaptée. En France, la loi Sapin de 1993 obligeait déjà les concessions de service public à respecter ce principe de publicité. La nouvelle directive exclut certains services, comme l'eau et l'assainissement, sans que l'objectif poursuivi soit très clair, ni avantageux pour nous. Si certains pays ont argué que l'eau était un bien trop important pour être délégué au secteur privé, il n'en reste pas moins que les opérateurs français sont performants dans ce secteur. La loi Sapin oblige à une mise en concurrence, mais pas l'Union européenne. Poursuivrons-nous dans la voie française en nous soumettant à des règles plus strictes ? D'un point de vue économique, je ne suis pas sûre que nous nous soyons très bien défendus.
La loi Sapin ne règlemente que les conventions de délégation de service public (DSP). En témoigne l'arrêt du Conseil d'État sur le contrat du stade Jean Bouin. La directive est beaucoup plus large, car elle s'intéresse aux concessions de services en général, c'est-à-dire à tout ce qui n'est ni travaux, ni fournitures. Faut-il conserver un double régime en France, avec la loi Sapin pour les délégations de service public, et la directive sur les concessions pour les prestations de services au bénéfice de la collectivité publique ?
Le seuil qui ouvre le champ des obligations européennes en matière de concessions est élevé, notamment pour les services, puisqu'il est fixé à environ 5 millions d'euros. Quant à la procédure de passation, il n'y a pas lieu de s'inquiéter. Le régime des délégations de services publiques repose sur l'intuitu personae, notion à laquelle je ne crois pas beaucoup d'un point de vue juridique. En tout état de cause, la procédure impose que les critères de sélection des candidats soient précisés et que le juge administratif contrôle le choix opéré par la collectivité publique. La directive est très souple sur la procédure : obligation d'une publicité préalable, obligation de motivation une fois le choix opéré, obligation de préciser les critères du choix. Il n'y a là rien de révolutionnaire.