Intervention de Christine Guimonnet

Commission d'enquête sur le service public de l'éducation, les repères républicains et les difficultés des enseignants — Réunion du 28 mai 2015 à 9h00
Audition de Mme Christine Guimonnet professeur certifié hors-classe d'histoire-géographie secrétaire générale adjointe de l'association des professeurs d'histoire-géographie aphg

Christine Guimonnet, professeur certifié hors-classe d'histoire géographie, secrétaire générale adjointe de l'Association des professeurs d'histoire-géographie :

Je vous remercie, au nom de l'APHG, dont le président est Bruno Benoît, professeur à l'Institut d'études politiques de Lyon. Je vous donnerai la température du terrain sans langue de bois, car il est important que vous sachiez ce qui se passe en classe.

Notre métier demande beaucoup d'humilité, de remise en question, d'autoformation. Nous apprécions le contact avec les élèves, nous aimons leur transmettre des connaissances, répondre à leurs questions, leur faire visiter des musées ou des institutions où certains n'iraient jamais. Aimant profondément ce métier, je suis un peu agacée d'entendre tout le monde prétendre mieux savoir que les enseignants comment l'exercer.

L'APHG est une association professionnelle disciplinaire qui réunit des professeurs issus de tous les niveaux du système éducatif, du collège à l'université, de la ville aux zones rurales, d'établissements prestigieux comme Victor Duruy aux réseaux d'éducation prioritaire REP ou REP+, pratiquant tout type de pédagogie, et croisant les disciplines sans qu'il soit utile de l'imposer d'en haut.

Forte d'une bonne connaissance du terrain, l'APHG repose sur l'investissement bénévole des enseignants, sans décharge horaire, dans une époque paradoxale marquée par un détachement vis-à-vis du pouvoir, une multiplication de mouvements à la structuration horizontale, une montée de l'individualisme, une peur de l'engagement alors que le besoin s'en fait sentir, plus que jamais.

Une profonde crise de confiance affecte le corps enseignant. La France a la chance de disposer de personnes formées, compétentes, qui disposent d'une connaissance très développée de leur matière. Les professeurs ne comptent pas leurs heures. Loin de s'en tenir à quinze ou dix-huit heures devant les élèves, ils restent souvent trente heures dans leur établissement, sans compter les heures à la maison - une grande partie de notre travail est invisible.

Les enseignants travaillent avec des humains, non des dossiers numérotés. J'ai des élèves que je suis parfois pendant trois ans. Nos collègues sont fatigués d'entendre et de lire tout et n'importe quoi, comme s'ils n'étaient pas compétents. Nous ne sommes pas des prestataires de service ! Certains ont le sentiment d'une dépossession de leurs savoirs professionnels alors que nous devrions être écoutés en priorité. Quelle autre profession supporterait-elle un tel discours ? Un chirurgien accepterait-il qu'on lui dise comment se comporter dans le bloc opératoire ? C'est scandaleux.

Nous ne sommes pas hostiles à la réforme, mais l'éducation nationale souffre de réformite aiguë. Chaque ministre veut sa réforme. Or il faudrait des réformes plus rares, bien pensées, issues d'une réelle concertation, et dont la finalité ne soit pas purement économique.

L'ambiance d'un établissement est une alchimie : les lycées ne sont pas des entreprises et l'école n'est pas une marchandise. Pour bien réformer, il faut un audit de fond sur ce qui fonctionne bien ou mal, et non un empilement successif de mesures conçues d'en haut, par des personnes sans élèves.

Une proportion croissante d'enseignants motivés perd confiance, or celle-ci est primordiale pour la cohésion d'une société ou d'une institution. Hannah Arendt écrivait que la confiance n'est pas une illusion vide de sens. En 2010, la philosophe italienne Michela Marzano a publié Le contrat de défiance... devenu, en édition de poche, Éloge de la confiance. Lorsque l'on dit aux professeurs qu'on ira dans leur sens et que la réforme va à l'exact opposé, la confiance disparaît. Le mensonge entretient la défiance. Les enseignants se tiennent sur leurs gardes.

Pour analyser une réforme, il faut aller plus loin que le bout de son nez et appréhender les lames de fond. Les réformes offrent toujours plus de dérégulation, plus d'autonomie qui masque le désengagement de l'État. Certains rêvent d'une privatisation de l'école qui serait inacceptable en France. Les professeurs titulaires d'un concours d'État ne sont pas non plus disposés à devenir fonctionnaires territoriaux.

La défiance est aussi liée au fonctionnement du système. À la direction des ressources humaines, la DRH, de l'éducation nationale, le H reste encore à inventer.

Le fossé entre les grands discours et la réalité nourrit cette défiance. Ainsi, la formation des enseignants est déconnectée du terrain et des besoins réels. Une formatrice se déclarant contente d'être débarrassée de ses élèves offre une mauvaise entrée en matière. Il en va de même lorsqu'une conférence, en 1991, s'ouvre par le constat d'un problème dans l'éducation nationale, et de l'absence de solution. La formation continue souffre quant à elle de l'austérité budgétaire.

Les enseignants souffrent d'une déconsidération liée à l'absence de reconnaissance salariale et se sentent méprisés lorsqu'ils entendent des élus, des ministres, leur dire qu'ils n'enseignent pas pour l'argent. Serait-il donc normal de mal les payer ? Nombre d'entre eux restent pourtant sur leur lieu de travail pour aider les élèves à faire leurs devoirs, et ce, sans rémunération.

Les élèves sont pris en charge dans leur globalité, avec leurs problèmes, malgré un manque criant d'infirmières scolaires, de médecins, d'assistantes sociales. Nous sommes confrontés quotidiennement à des drames d'élèves en détresse sociale et sanitaire, à la rue ou mal nourris. L'école est le miroir de la société, elle tente d'en absorber tous les chocs. Mais ce n'est pas son rôle. Celui-ci est d'instruire les élèves. On s'émancipe par le savoir, pas par les compétences. Nous militons pour une école de l'intelligence, de l'ouverture aux autres et au monde, et nous refusons qu'elle soit au rabais et génère des inégalités.

Les enquêtes PISA comparent des systèmes et des mentalités incomparables. Aucun élève français ne supporterait la pression imposée à leurs homologues sud-coréens, qui suivent des cours jusqu'à 22 ou 23 heures.

L'école est le lieu de toutes les attentes. On nous demande du sur-mesure. Mais comment est-ce possible avec 29 ou 30 élèves par classe au collège, 35 en seconde ? On se plaint du niveau des élèves français mais le nombre d'heures diminue en français, en mathématiques, on fractionne les matières, on supprime les Rased... L'échec au collège est lié à l'absence de maîtrise de la lecture, de l'écriture, du calcul à l'issue du CM2. Comment progresser quand on ne comprend pas ce qu'on lit ? Comment comprendre quand on a appris avec une méthode absurde ? Certains élèves de terminale ne savent pas rédiger un paragraphe sans faute. L'école doit transmettre un bagage culturel que des familles ne peuvent pas toujours donner. Quand je travaillais dans la Thiérache, le principal m'expliquait que pour certains, aller au collège signifie déjà faire des études.

La réforme du collège ne devrait pas supprimer les sections bilangues, européennes, qui ne sont pas élitistes, mais les généraliser. Si seulement 20 % des collégiens suivent des cours de latin, c'est parce que les rectorats n'en ouvrent pas pour des raisons strictement budgétaires. Sous couvert de bonnes intentions, on méprise les milieux populaires. On saurait mieux qu'eux ce qui leur convient. Mais les parents de ces milieux veulent que leurs enfants aillent dans de bonnes classes, qu'ils réussissent, parce qu'ils ont compris que l'instruction est la seule chance d'émancipation sociale offerte par la République. Les élèves ont peur de ne pas s'insérer dans la société, de ne pas trouver de travail. Que signifient les valeurs républicaines pour des élèves dont les parents peinent à boucler les fins de mois ? Je préfère évoquer non les élèves qui ne travaillent pas - il y en a - mais ceux qui ont des difficultés mais peuvent réussir quand on les aide.

On entend sur l'école une accumulation de clichés. Que faisons-nous en réalité avec nos élèves ? Exigence, réflexion, progressivité dans les apprentissages - et apprentissage à partir des erreurs -, culture, lecture, bienveillance, accompagnement, utilisation des mots justes, apprentissage du travail seul ou en groupe. Le matin, j'essaie d'insuffler dans l'esprit des élèves la question « que vais-je apprendre aujourd'hui ? » Quand un sujet est ennuyeux, les professeurs déploient des trésors d'ingéniosité pour le rendre captivant.

Les attentes vis-à-vis de l'histoire-géographie sont démesurées. Les enseignants tissent un lien avec l'actualité, aident au repérage dans l'espace et le temps. Chaque semaine, je consacre un petit moment aux questions des élèves. Il faut y répondre, mais je ne peux y passer trop de temps car le programme est un corset. C'est pourquoi nous avons besoin de programmes souples et de liberté dans la mise en oeuvre.

On nous demande de travailler sur des programmes, de faire acquérir des connaissances et des méthodes, de former des citoyens, d'éduquer à l'esprit de défense, de travailler sur la presse, l'esprit critique, l'histoire des arts... C'est beaucoup dans une société où les programmes télévisés regorgent d'émissions racoleuses et parfaitement débiles, une société qui ne parle que de consommation et d'achat. L'école ne s'achète pas, ne se vend pas.

Le temps scolaire n'est ni le temps politique, ni le temps médiatique. Instruire solidement se fait dans la durée. Des polémiques navrantes ont éclaté sur le programme d'histoire. On enseigne depuis très longtemps ce qu'on nous accuse de négliger : la colonisation, la décolonisation, la guerre d'Algérie, les traites négrières, l'esclavage, son abolition, l'histoire et la géographie de l'immigration et des flux migratoires. Nous n'avons jamais enseigné un roman national, qui serait de la fiction : nous avons besoin d'un récit historique vrai. L'histoire enseignée ne devrait pas être idéologisée. Nous n'avons pas en France d'histoire officielle ni d'écriture des manuels par l'État, comme le pratiquent les régimes totalitaires, mais le pouvoir exécutif a envie d'imprimer sa marque. Les derniers programmes de lycées correspondaient à une commande politique : former des Européens. Mais l'adhésion à l'Europe comme projet économique et politique ne se décrète pas.

Nous transmettons des connaissances selon les derniers acquis de la recherche et les rendons intelligibles aux élèves. Il faut établir des distinctions claires lorsqu'on travaille sur l'histoire et la mémoire - l'expression « devoir de mémoire » est totalement contre-productive -, éviter la schématisation, le cours de morale, le discours culpabilisant - là aussi contre-productif parce que l'élève n'est pas responsable du passé. L'histoire-géographie sert à se situer dans le temps et dans l'espace, à apprendre à réfléchir, contextualiser, analyser, questionner, comprendre l'évolution des sociétés humaines... Sortir du cadre du programme, c'est réfléchir avec les élèves sur ce qui les touche ou non dans les faits historiques et leur faire comprendre que l'éloignement dans le temps influence notre perception. Lier histoire et problématiques actuelles n'est pas forcément faire preuve d'anachronisme.

Nous travaillons dans un cadre laïque, strict et clair. Nous avons conscience que certains collègues ont des difficultés. Il faut cerner les refus, des phénomènes qu'il ne s'agit ni de généraliser, ni de minimiser. Certains sont en augmentation, tel l'antisémitisme, qui remonte à une quinzaine d'années. Refuser de le voir reviendrait à nier le métier d'historien-géographe. Nous devons éviter toute instrumentalisation de l'histoire et penser dans un cadre large. L'histoire n'est pas celle de tous les élèves, mais celle qui est étudiée par tous les élèves, y compris lorsque ça ne plaît pas. L'enseignement a pour objectif d'élever les élèves par la connaissance, de les libérer des préjugés.

Nous sommes tous de la génération du livre, contrairement aux élèves. Nous devons réfléchir à la manière dont ils cherchent l'information, sur Internet. Ils ont du mal à trier entre les savoirs, vrais et faux.

Après l'attentat au siège de Charlie Hebdo, les élèves ont posé beaucoup de questions auxquelles nous avons répondu. Il a fallu gérer l'émotion et ne jamais perdre le fil de la communication lorsque des contestations ont surgi : pourquoi avoir invité à la manifestation du 11 janvier des chefs d'État ne respectant ni la liberté d'expression ni la démocratie, pourquoi l'État, qui met en avant la laïcité, parle-t-il en permanence des religions, un parti antisémite ou xénophobe peut-il être républicain, le Front national peut-il diriger le département de l'Aisne ? ... Il faut entendre les élèves afin de déconstruire les stéréotypes. Leur intimer de se taire les enfermerait dans le faisceau d'opinions qu'ils pensent être des réalités. Nous devons rappeler la prééminence de la loi et travailler sur l'histoire des religions mais ne pas en parler tout le temps. En classe, les adolescents sont des élèves et non des croyants.

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