Intervention de Éric Debarbieux

Commission d'enquête sur le service public de l'éducation, les repères républicains et les difficultés des enseignants — Réunion du 28 mai 2015 à 9h00
Audition de M. éric deBarbieux auteur de l'ouvrage les dix commandements contre la violence à l'école 2008

Éric Debarbieux :

Je suis honoré de votre invitation à m'exprimer sur un sujet important pour la République et son école. Il n'est pas facile pour moi de dire en quelques mots combien il m'a occupé, tant par des expériences de terrain que par un travail de recherche mais aussi d'accompagnement des politiques publiques. Comme vous l'avez rappelé, une mission m'avait été confiée par Luc Chatel et Vincent Peillon m'a ensuite nommé délégué interministériel, preuve que la reconnaissance d'un travail scientifique peut transcender les clivages politiques. J'indique que je quitterai mes fonction de délégué à compter de septembre, pour retourner sur un important projet de terrain, qui concernera une quarantaine de sites de la politique de la ville, pour mettre en place des actions de prévention et de remédiation de la violence à l'école. Je suis certes un chercheur, mais un chercheur de terrain, un terrain que je n'ai jamais quitté - j'étais la semaine dernière à Lille, avant-hier à Lens, et je serai bientôt à Marseille, dans des collèges.

J'appuierai mon propos liminaire sur deux rapports que j'ai remis au Premier ministre, l'un, en 2012, intitulé L'école, entre bonheur et ras-le-bol. Enquête de victimation et climat scolaire auprès des personnels de l'école maternelle et élémentaire, et l'autre, en 2013, pour le second degré : Enquête de victimation et climat scolaire auprès des personnels du second degré. Ce sont, à ma connaissance, les seules recherches quantitatives d'importance menées sur la question, et les seules bases de données construites à partir de ce que déclarent les personnels : ces enquêtes ont été menées, respectivement, auprès de 12 000 personnels du premier degré, et de 22 000 personnels du second degré.

Il est important, sur ces sujets, de se garder à la fois de l'exagération et de la dénégation. On voit parfois manipuler quelques faits divers qui servent à présenter l'école comme un lieu sans foi ni loi où les enseignants ne consentent plus à entrer dans leur classe sans être accompagnés de policiers. Ce n'est pas la réalité. Quand on interroge les personnels sur leur perception du climat scolaire, et que l'on amalgame des indicateurs comme leur bien-être au travail, leurs relations avec les autres membres du personnel, avec les élèves et les parents, leur sentiment de sécurité, pour bâtir ce que j'appelle un indice de climat scolaire, on se rend compte que près de 90 % de ceux du premier degré se sentent bien à l'école et dans leur métier. Ce taux est un peu moindre dans le second degré, mais reste tout de même de 80 %. Il est bon de le rappeler, comme je l'ai fait, pour ce qui concerne les élèves, dans un rapport qui a été à l'origine des Assises nationales contre le harcèlement, intitulé A l'école des enfants heureux, enfin presque. C'est sur cet « enfin presque » qu'il faut lutter, dans une optique d'égalité sociale, profondément républicaine.

Il existe bien sûr de grandes différences entre les perceptions qu'ont les personnels de leur métier et du climat scolaire, selon la fonction occupée. Ainsi, 53 % des personnels de direction déclarent que le climat social dans leur établissement est très bon ou excellent. Mais les enseignants des classes spécialisées ne sont plus que 7,6 % à le dire, et ceux qui enseignent dans les filières générales, 13,8 %. Parmi ces derniers, 30 % jugent que le climat scolaire de leur établissement est mauvais et 40 % pour ceux qui enseignent en classes spécialisées. Cela pose de vraies questions et demande à être interprété. Faut-il considérer qu'un tel écart témoigne d'un éloignement des personnels de direction, qui ne font pas classe et sont trop laxistes, comme on l'entend parfois dire ? Je crois plutôt, et ma conviction se fonde sur de nombreuses enquêtes de terrain, que c'est l'identification à l'établissement qui fait la différence. Celle des personnels de direction est très forte, quand les enseignants s'attachent plus à des questions liées à leur discipline qu'à la dimension collective de l'établissement. C'est là un vrai problème, et qui n'est pas sans effets sur certains débats d'actualité.

La victimation reste également très marquée par l'inégalité sociale, et beaucoup plus parmi les personnels que parmi les élèves. C'est une constante mondiale ; les recherches de Denise Gottfredson aux États-Unis rejoignent en cela les miennes. Dans les 10 % des établissements les plus défavorisés, on a quatre fois plus de risque d'être victime d'un fait de violence que dans les 10 % des établissements les plus favorisés. Dans l'éducation prioritaire, le risque d'être agressé est deux fois supérieur qu'ailleurs. Les variables socio-économiques expliquent, pour les élèves, 20 % de la variance de victimisation entre établissements, près de 50 % pour les personnels.

On est là au coeur du débat actuel, qui n'est, au reste, pas nouveau - j'avais déjà, en 1995, publié un article sur le sujet. Il existe une réelle coupure entre l'école et certaines populations. On peut, certes, en faire une interprétation totalement négative, et considérer que les enseignants se comportent dans leur école comme d'horribles coloniaux qui ne pensent qu'à punir de pauvres petits enfants innocents, mais ce n'est pas en tenant ce type de propos que l'on reconstruira la République. Il faut examiner de près cette coupure, qui n'est pas tranchée. Il existe des établissements qui, malgré une donne sociologique difficile, résistent, voire se développent, et ont montré leur capacité à « faire école », à faire sens pour leurs élèves et leurs personnels, et à créer un sentiment d'attachement. « Mon école de ma République », tel sera le titre de mon prochain livre, car pour moi, les valeurs de la République sont certes universelles, mais elles doivent se transmettre concrètement, sur le terrain, par un sentiment d'appartenance.

Il existe de ce point de vue, en France, de grandes disparités territoriales, qui sont liées à la façon dont on affecte les personnels, dont on les forme, aussi. Quand, dans un établissement de la banlieue parisienne, 60 % des personnels sont de très jeunes enseignants que l'on catapulte dans un lieu qui ne suscite en eux aucun sentiment d'appartenance et où ils ne connaissent personne, on crée inévitablement des difficultés. La France est le seul pays au monde à nommer ses personnels à l'échelle nationale. Ce n'est pas sans conséquences. Je me suis récemment rendu dans un collège situé dans un quartier très difficile, très sensible, très « multiple », dirai-je. J'y ai été accueilli par une enseignante et ses élèves qui m'ont conduit, sachant que j'ai travaillé sur le harcèlement, jusqu'à leur atelier de travaux manuels, mis en place par un parent d'élèves, qui est menuisier et fait partie de ce que l'on appelle les minorités visibles. Ils y ont construit un arbre où ils ont logé un petit singe qui prend le contre-pied des trois singes dits de la sagesse qui se bouchent les yeux, les oreilles et la bouche. « Je vois, j'entends, je parle », voilà ce qu'il veut signifier. Et ces jeunes élèves vont promener leur arbre dans les écoles primaires alentour, pour rassurer les enfants qui vont entrer au collège et leur dire que l'on y fait attention à eux. J'ai cité cette anecdote pour montrer que dans un collège populaire, il peut exister un fort sentiment d'appartenance.

On a assisté, à la fin des années 1990, à une vraie mutation du climat scolaire, liée, dans certains lieux, à une forme de délinquance que le magistrat Denis Salas a analysée, à juste titre, comme une délinquance d'exclusion, anti-institutionnelle, dont les premières victimes n'en sont pas moins ceux qui y vivent. L'opposition à l'école est devenue, pour certains élèves, une vraie difficulté, y compris dans leur vie.

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