Intervention de Éric Debarbieux

Commission d'enquête sur le service public de l'éducation, les repères républicains et les difficultés des enseignants — Réunion du 28 mai 2015 à 9h00
Audition de M. éric deBarbieux auteur de l'ouvrage les dix commandements contre la violence à l'école 2008

Éric Debarbieux :

Le climat s'est-il dégradé ? C'est une question que l'on me pose depuis longtemps, dès mes premières enquêtes de victimation, en 1991. « Est-ce que la violence augmente ? » : voilà le marronnier des médias. Les enquêtes montrent que la dégradation n'est pas aussi importante qu'on l'imagine. En tout cas, pas partout. Il est vrai qu'entre les années 1980 et le début des années 2000, il y a eu des évolutions, mais qui restent variables. Cette période a été marquée par deux mutations. Celle qui a vu apparaître, tout d'abord, une violence d'exclusion, dont la caractéristique est d'être collective. Ce phénomène n'est pas général, mais il existe : il ne faut pas être dans la dénégation. Comme délégué ministériel, j'ai mis en place, avec la gendarmerie nationale, des stages sur la gestion des crises paroxystiques. Mais il ne faut pas non plus oublier que 95 % des faits de violence ne viennent pas de l'extérieur, et que ce n'est pas en repliant l'établissement sur lui-même que l'on va régler les problèmes. Dans mes premières enquêtes, 6,5 % des élèves disaient avoir été rackettés. Dans les enquêtes récentes, ce chiffre n'a pas varié. Il y a, cependant, une vraie différence. À la fin des années 1990, quand on demandait aux élèves s'ils avaient eux-mêmes racketté, 3 % d'entre eux répondaient positivement ; ils sont aujourd'hui 9 %. Dans un collège des quartiers nord de Marseille, j'ai trouvé un début d'explication. Les élèves m'ont clairement dit que l'on rackette à plusieurs, groupe contre groupe, avec tous les risques que cela entraîne pour la cohésion, car pour qu'un groupe se sente le plus fort, il faut qu'il trouve des plus faibles.

Même chose du côté des personnels. Les enquêtes menées par l'éducation nationale autour des années 2000 avaient montré une certaine augmentation des agressions - essentiellement verbales, rappelons-le - contre les CPE ou les enseignants, mais dans des zones bien circonscrites, celles où l'égalité républicaine n'est pas réalisée. Ce qui signifie que ce mouvement n'est pas fatal. Il n'y a pas de « classes dangereuses », mais des lourdeurs sociologiques, importantes à prendre en compte.

La deuxième mutation en cours est liée à la cyberviolence, qui donne des capacités immédiates de violence symbolique et verbale. Je suis membre, comme expert, du Haut conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes. L'analyse est difficile à conduire, car on a souvent tendance à considérer a priori les filles comme des victimes, au risque de ne plus voir que les principales victimes de la violence à l'école sont en réalité les garçons. Certains masculinistes n'hésitent pas à faire une panacée de la restauration de l'autorité. La réalité est beaucoup plus complexe. Un garçon qui se persuade que pour être « un vrai mec », il doit se battre et qu'être puni est une gloire est susceptible de devenir un adulte maltraitant. Pour les filles, les choses sont un peu différentes, comme le montrent les enquêtes de Catherine Blaya, de l'université de Nice. Elles sont plus souvent victimes et agresseurs dans la cyberviolence, précisément. Comme si elles trouvaient, derrière leur écran, un sentiment de technopuissance qui serait comme une revanche des faibles.

Commissions éducatives versus conseil de discipline ? Je puis vous dire, comme médiateur auprès des équipes, que la cause essentielle des conflits entre direction et équipe enseignante tient à ce souci d'exclure les plus difficiles. Ma position est nuancée. Le pire, comme je le dis à mes étudiants, est de ne rien faire. Ce qui ne veut pas dire qu'il faut monter systématiquement au créneau. La délégation a beaucoup travaillé sur ces questions, qui ont donné lieu à un guide de la justice réparatrice. Le problème, c'est que personne, sur ces questions, n'est formé. Bien souvent, les jeunes instituteurs ne savent pas que la seule punition autorisée en maternelle est l'isolement de l'enfant, mais en présence du professeur. Mais que faire, alors, des autres enfants ? On manque, sur ces sujets, d'une vraie doctrine. Si on avait des établissements dotés de vrais éducateurs, engagés dans un vrai projet, construit avec l'enfant et les parents, de réinsertion des élèves difficiles dans un établissement ordinaire, on pourrait voir l'exclusion comme une solution. Mais la difficulté, ainsi que le montre l'enquête de victimation, c'est que 36 % des personnels du premier degré déclarent avoir des problèmes fréquents ou très fréquents avec des élèves gravement perturbés. Il faut en tenir compte, et ne pas les considérer comme des gens qui ne pensent qu'à exclure. Il y a là un vrai problème éducatif. Le législateur a beaucoup oeuvré pour l'inclusion de tous dans l'école. Mais il faut un réel accompagnement. Est-il normal que les personnels chargés d'accompagner les enfants les plus fragiles, je pense par exemple aux auxiliaires de vie scolaire, soient des personnels précaires ? Dans d'autres pays, ce sont les personnels les mieux formés - je pense, par exemple aux « support teachers ». Il faut avancer sur ces questions, ainsi que l'ont fait d'autres pays, comme le Québec, car elles vont devenir centrales dans les années à venir.

Rétablir l'autorité ? C'est un voeu pieux. L'autorité n'est réelle que quand elle est légitime. Je suis persuadé que l'on ne rétablira pas l'autorité en excluant. Les élèves qui paraissent les plus difficiles ne sont pas forcément les organisateurs du désordre à l'intérieur de l'établissement. Le sociologue Christian Bachmann l'a bien montré. Quand on renvoie un élève, un lieutenant vient aussitôt prendre sa place. Cela est particulièrement vrai quand on touche à des questions de délinquance, comme celle du narcotrafic. Les travaux de Jacques Pain l'ont montré il y a longtemps déjà, les intrusions qui peuvent provoquer une crise paroxystique dans une école sont très souvent le fait d'anciens élèves qui ont été « mal » renvoyés et qui reviennent se venger.

Je suis plutôt partisan des sanctions réparatrices, au service de la communauté. Il ne s'agit pas, bien évidemment, d'humilier l'élève en lui faisant balayer la cour. Je pense au cas d'un jeune adolescent de 16 ans qui avait agressé son professeur, lequel, après une interruption temporaire de travail, est tombé dans une dépression grave. Que propose le juge à ce gamin, scolarisé dans l'enseignement spécialisé, qui est désocialisé et sait à peine lire ? Une peine alternative, consistant à accompagner un car de police parisien dans ses maraudes auprès des sans domicile fixe (SDF). Le gamin n'a plus jamais fait d'écart. Je cite là l'exemple extrême d'une agression, alors que l'essentiel de la violence à l'école est fait de petites violences verbales, mais c'est ce type de réponse qu'il faut développer : une justice réparatrice au quotidien. Or, les enquêtes montrent que 30 % des élèves punis ont encore des lignes à copier. C'est interdit depuis 1895 ! Ou bien qu'il y a encore des punitions collectives. Quoi de mieux pour monter les élèves contre le prof et l'établissement ! Quand le droit affirme que nul ne peut être puni pour une faute qu'il n'a pas commise, comment l'élève le comprendra-t-il ? Il y a beaucoup à inventer, car on n'arrivera à rien si l'on en reste à la sanction automatique de l'exclusion. Ce qui ne veut pas dire que certains enfants ne doivent pas être exclus, à condition que leur retour soit prévu. Pour avoir été éducateur dans ce que l'on appelait autrefois les foyers de semi-liberté, je sais combien il est difficile de tirer ces jeunes de là.

La médiation par les pairs peut être une pratique intéressante, à condition qu'elle reste une pratique préventive et ne serve pas à traiter les problèmes importants. Les adultes n'ont pas à déléguer aux élèves le soin de faire leur travail ; ce serait une cause d'échec. Une telle médiation ne peut fonctionner, ensuite, qu'avec un accord total de l'équipe, prête à s'investir et à se former. Or, ce n'est que très rarement le cas. J'avais nommé, à la délégation, une enseignante du second degré sur ces questions. Oui, la médiation par les pairs a son intérêt, de même que d'autres pratiques, comme la pédagogie coopérative, mais le vrai problème tient à l'implantation des programmes. Les méta-analyses montrent que certains programmes, y compris comportementaux, donnent des résultats, mais à condition que l'équipe soit mobilisée et le climat scolaire favorable. Cela compte plus, à la limite, que le programme lui-même. Même un programme mal ficelé, pour peu que l'équipe soit mobilisée, peut avoir un effet placebo palpable.

S'attaquer aux problèmes de violence à l'école requiert des stratégies de contournement. Il faut certes, sur des problèmes comme le harcèlement, des stratégies directes : sensibiliser, former, progresser dans la prise en charge des victimes. Mais si l'on veut faire reculer la violence à l'école, il faut aussi travailler à construire des établissements humains, avec de vraies équipes. Cette approche par le climat scolaire est une vraie nécessité. Nous y travaillons de près. Nous avons, dans 24 académies sur 30, créé des groupes spécialement dédiés à cela. Mais il est vrai que ce n'est pas facile, car on touche là à la conception qu'ont beaucoup d'enseignants de leur métier. Leurs préoccupations sont centrées sur leur discipline, et ils voient cela comme un travail en plus, qui les en détourne. Mais ce n'est pas le cas : le lien entre climat scolaire et qualité des apprentissages est démontré. En mathématiques, c'est la relation à l'enseignant qui constitue le premier facteur de la réussite. Alors que c'est la discipline qui paraît la plus abstraite, c'est pourtant celle qui est la plus sensible à ce facteur. J'ajoute qu'alors que l'on se heurte de plus en plus à une violence collective, on ne peut pas réagir seul. C'est un principe de base de la criminologie. On n'arrive à rien quand on se trouve seul face à un groupe hostile, et on a toutes les chances d'être pris pour bouc émissaire. Il y a là un vrai travail de formation à faire, et une réflexion idéologique à mener. Si l'on continue, en France, à s'empailler, comme on dit dans le Midi, sur l'enseignement du latin et du grec, on n'y arrivera pas.

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